chapitre 1
Un troupeau de moutons noirs
Les enfants savent très bien que les licornes n’existent pas, mais ils savent aussi que les livres sur les licornes, s’ils sont bons, sont de vrais livres.
Ursula K. Le Guin, « Why Are Americans Afraid of Dragons ? »
Stephen Young était le médecin hippie de Woodstock. En quête d’une vie différente, comme bien des gens à la fin des années 1960, il avait abouti à la célèbre colonie artistique des monts Catskills. Il s’était empressé d’ouvrir un cabinet dans Mink Hollow Road et avait eu pour patients quelques-uns des musiciens les plus réputés de la région, dont des membres de The Band. Mais en 1972, alors que le manuel du docteur Benjamin Spock, Comment soigner et éduquer son enfant, paru en 1946, était encore la bible des futurs parents nord-américains, Young était probablement plus connu pour être un des seuls à réaliser des accouchements à domicile.
Parmi ceux que Young avait accepté d’aider, il y avait une famille qui squattait un vieil immeuble situé au 6 Rock City Road. Les futurs parents, Alexandra et Alejandro, avaient déjà deux petites filles. Ils avaient connu le médecin par l’entremise de Family of Woodstock, centre alternatif d’intervention d’urgence établi dans une maison victorienne biscornue de l’autre côté de la rue, au 5 Rock City Road. « Nous nous étions rendus là-bas à la recherche d’une communauté et pour faire partie de la “nation libre” de Woodstock », explique Alejandro Sela de Obarrio, qui avait trouvé un emploi dans un restaurant macrobiotique. Cet été-là, après que la municipalité eut condamné et barricadé le squat pour le démolir et aménager le stationnement d’une banque, la famille a acheté un petit autobus scolaire et commencé à camper dans les alentours. En septembre, quand la naissance du bébé était imminente, Alejandro et Alexandra ont loué un chalet de ski inoccupé à Big Indian, dans les Catskills, à l’écart de la route 28, environ quarante kilomètres au nord-ouest de Woodstock, et y ont fait venir le médecin.
Young voyageait étonnamment léger, même pour un hippie. Arrivé au chalet dans une camionnette bleue en compagnie d’un ami venu l’aider, il portait une salopette et un chapeau de paille, mais pas de chemise. En lieu et place d’un stéthoscope et d’une sacoche, il avait apporté un gallon de gros rouge californien. « Il a recommandé à Alexandra d’en boire beaucoup pour faciliter l’accouchement, raconte le père. Et il disait que son travail à lui serait plus facile s’il en buvait lui aussi. » Alexandra a refusé, mais s’est assise dehors avec les hommes pendant qu’ils buvaient, jusqu’à ce que les contractions soient si rapprochées qu’elle a dû rentrer pour s’allonger. L’accouchement s’est déroulé sans complications ; Alexandra avait déjà donné naissance à quatre filles (les deux premières issues d’un mariage précédent). Après avoir emmailloté le nouveau-né, ils l’ont déposé dans le tiroir d’une commode qui servait de berceau. « C’était un beau bébé en bonne santé », se souvient Alejandro.
Débordant de joie et de fierté, le nouveau papa s’est précipité vers le téléphone public d’une taverne voisine pour annoncer la bonne nouvelle à son père, qui vivait à Mexico. Il n’a pas eu l’accueil escompté : « Encore une fille ? s’est écrié le grand-père, incrédule. Ça t’en fait trois ! Tant que tu n’auras pas eu de garçon, ne m’appelle plus ! Et surtout pas à frais virés ! Ce n’est pas une nouvelle ! Garde ça pour toi ! » Blessé, Alejandro finira par en rire.
Quelques jours plus tard, l’idylle familiale a brusquement pris fin lorsque la police s’est présentée au chalet pour arrêter Alejandro, accusé d’avoir conduit un véhicule non immatriculé. La famille vivait dans le coin depuis trente et un jours. En vertu d’un règlement de municipalité de Shandaken, dont Big Indian fait partie, les résidents disposaient d’un délai de trente jours pour immatriculer leur véhicule au registre de l’État de New York. Muni de plaques du Vermont et orné d’un autocollant « McGovern for President », l’autobus scolaire a été saisi.
Conduit devant un juge, un Alejandro étonné a proposé de corriger ce qui constituait de toute évidence un impair administratif mineur. « Je viens d’avoir un bébé, a-t-il expliqué. Je vais faire réimmatriculer le véhicule. »
Après avoir échangé un sourire complice avec le policier, le juge s’est penché vers le prévenu : « Nous ne voulons pas de vous ici, a-t-il déclaré avant d’ajouter qu’il n’était pas question de laisser la bourgade devenir un repaire de hippies comme Woodstock. Nous voulons que vous quittiez les lieux. »
L’autobus a été rendu à Alejandro et Alexandra. Avec ses trois petites filles, Ayin, Sky et le bébé encore sans nom, le couple est aussitôt parti pour le Mexique. Ce n’est que cinq mois plus tard que la mère a fini par trouver un nom qu’elle jugeait approprié pour sa dernière-née. Après avoir lu L’Expérience psychédélique, le populaire manuel de Timothy Leary sur le LSD, le couple s’était attaqué au volumineux ouvrage bouddhiste dont s’était inspiré le psychologue, Le Livre tibétain des morts. En plus d’offrir un guide de navigation dans le bardo, état intermédiaire entre la mort et la réincarnation où la conscience reste en suspens, le livre brosse un portrait de la ville sainte de Lhassa – Lhasa en anglais –, dont le nom signifie « la terre des dieux ». Quoi de plus approprié pour prénommer une enfant que le nom de cette ville bâtie tout en haut du plateau tibétain, symbole d’élévation spirituelle et de nobles aspirations !
« Ils étaient incapables de vivre comme des gens de la classe moyenne, a raconté Lhasa des années plus tard à propos de sa mère et son père. Leurs parents venaient d’un milieu aisé, mais c’étaient les moutons noirs de leurs familles. Ils consommaient beaucoup d’hallucinogènes et prenaient des risques incroyables. »
Ces risques – et la vie qu’ont choisie ses parents – ont profondément marqué Lhasa. De même, les émouvants récits d’un passé douloureux auquel Alejandro et Alexandra tentaient d’échapper, héritage de querelles et de tragédies familiales survenues avant sa naissance, trouveraient encore et encore des échos non seulement dans sa musique, mais aussi dans la manière dont elle mènerait sa vie.
C’est à l’Actors Studio de New York qu’Elena Karam a fait la rencontre d’Elia Kazan et décroché son rôle le plus important au cinéma, soit celui de la mère dans America America, film sorti en 1963 et inspiré du parcours d’immigrant de l’oncle du réalisateur. Karam avait eu une fille, Alexandra, avec l’avocat new-yorkais Norman Schur. Homme excentrique et brillant, Schur a pratiqué le droit des fiducies et des successions dans la métropole américaine et à Londres pendant cinquante ans avant d’entreprendre une seconde carrière d’écrivain et de lexicographe de renom, spécialiste des différences entre l’anglais des États-Unis et celui de Grande-Bretagne. Mais il ne s’était marié avec Elena que pour légitimer la naissance de leur fille, après laquelle le couple a divorcé sans jamais avoir vécu sous le même toit. En 1948, alors qu’Alexandra avait sept ans, Elena a épousé John Hill, cadre supérieur très prospère dans le domaine des relations publiques et cofondateur de Hill & Knowlton, première – et sans doute plus influente – firme moderne de consultants en image de marque et en stratégie politique des États-Unis. Parmi les clients de Hill allaient figurer des sociétés pétrolières, des compagnies de tabac et la campagne présidentielle de Richard Nixon.
Bien que son beau-père l’ait officiellement adoptée et lui ait permis de mener un train de vie aisé, avec à la clé maisons de campagne et appartement dans l’Upper East Side de Manhattan, Alexandra était très malheureuse. Son adolescence a été un cauchemar. « Ma mère n’était pas facile, raconte-t-elle. Elle avait beaucoup souffert dans son enfance et était devenue une personne assez cruelle, pour ne pas dire sadique. » Avec son beau-père, qu’elle méprisait – d’abord pour sa personne, ensuite pour les causes et les clients qu’il défendait –, la jeune fille avait une relation exécrable. « J’étais difficile et toujours en colère », se souvient-elle.
Si Alexandra était indocile, elle était aussi précoce, créative et intelligente. Photographe dont l’œuvre publiée témoignerait plus tard d’un œil extraordinaire et d’un sens infaillible des contrastes, elle n’a pas terminé l’école secondaire, mais elle a étudié la poésie avec Stanley Kunitz à la New School. Passionnée de musique, elle a appris à jouer de la harpe. Mais quand elle a commencé à faire des siennes et à s’attirer des ennuis, Hill l’a rejetée. « J’étais une source d’embarras pour lui, pour M. Hill & Knowlton. À ma mère, il a dit : “Je ne peux plus tolérer ça. Tu dois te débarrasser d’elle !” » À seize ans, Alexandra a été envoyée à Chestnut Lodge, institut psychiatrique situé à Rockville, au Maryland, et immortalisé dans le roman et le film Jamais je ne t’ai promis un jardin de roses. « D’une certaine façon, ma mère croyait bien faire, ou tentait de bien faire. Même si je n’étais pas folle, j’ai été placée dans un hôpital psychiatrique, parce que c’est ce qu’on faisait à l’époque quand on ne savait pas quoi faire d’un enfant. »
Alexandra s’étant vite rendu compte que le plan consistait à l’enfermer pour de bon, elle a entrepris de le déjouer. « Je suis entrée dans le bureau de l’infirmière, j’ai consulté des dossiers, et j’ai compris qu’ils gardaient les gens pour toujours. J’ai aussi constaté que ma mère n’y voyait aucune objection. » Ignorant que la jeune fille couchait avec un de ses soignants, les autorités de l’établissement lui ont accordé des privilèges en raison de sa bonne conduite. On l’a donc autorisée à avoir de l’argent de poche et à se rendre en ville de temps en temps pour faire des achats. « J’ai économisé mon argent et j’ai pris le train jusqu’à New York, où j’ai habité avec une amie. » Son amant de Rockville est venu la rejoindre, et les deux jeunes gens se sont mariés aussitôt qu’Alexandra a atteint ses dix-huit ans. Leur relation n’allait durer qu’un an et demi, mais servait un objectif : « J’avais peur qu’ils me ramènent à l’hôpital, avoue-t-elle. Je voulais qu’ils n’aient plus la moindre emprise sur moi. »
Après leur séparati...