Chapitre 1
Quâest-ce quâune thĂ©orie des relations internationales ?
Alex Macleod et Dan OâMeara
Il nâexiste aucune grande thĂ©orie unifiante des relations internationales, et il y a peu dâespoir que lâon rĂ©ussisse Ă en construire une. Je ne suis mĂȘme pas sĂ»r de ce Ă quoi cette thĂ©orie ressemblerait (Schweller, 2003 : 311).
Parler de thĂ©orie dans un domaine aussi complexe et imprĂ©visible que les Relations internationales semble une vĂ©ritable gageure. Pourtant, si lâon y pense quelques instants, on se rend rapidement compte quâau contraire, imaginer les Relations internationales sans aucun cadre de rĂ©fĂ©rence ou cadre thĂ©orique est aussi impensable. En fait, la thĂ©orie des relations internationales est partout. Chaque dĂ©claration dâun dirigeant politique sur la situation internationale, chaque Ă©ditorial qui aborde la politique internationale dans nos quotidiens sous-entend une façon particuliĂšre de concevoir le monde. Par ailleurs, des livres Ă grand tirage traitant des relations internationales, tels que Naissance et dĂ©clin des grandes puissances de Paul Kennedy, Le choc des civilisations de Samuel Huntington ou La fin de lâhistoire de Francis Fukuyama, ont eu une influence sur la vision populaire des relations internationales et ont atteint un public qui va bien au-delĂ de celui de leurs lecteurs en raison de la diffusion de leurs thĂšses dans les mĂ©dias. Enfin, on retrouve dans la littĂ©rature populaire, au cinĂ©ma et Ă la tĂ©lĂ©vision des livres, films et sĂ©ries Ă grand succĂšs qui confirment, quand ils ne contribuent pas Ă former, une image souvent assez simpliste des rapports entre les diffĂ©rents acteurs internationaux. On nâa quâĂ penser Ă cette vĂ©ritable industrie du livre et du cinĂ©ma que constituent lâauteur Tom Clancy et son Ă©quipe de lâOp-Center, vouĂ©e aux louanges et Ă la justification de la puissance amĂ©ricaine, pour mesurer jusquâoĂč vont les tentatives dâinfluencer notre façon de concevoir le monde, donc de faire de la thĂ©orie des relations internationales.
Jusquâau milieu des annĂ©es 1980, le monde de la thĂ©orie des relations internationales Ă©tait relativement simple. Celui-ci Ă©tait dominĂ© essentiellement par ce qui se passait chez les universitaires dâun seul pays, les Ătats-Unis, oĂč tout le dĂ©bat sur cette discipline tournait autour des visions qui distinguaient les approches nĂ©orĂ©alistes et nĂ©olibĂ©rales1, et qui avait remplacĂ©, dĂšs la fin des annĂ©es 1970, la domination du champ par le rĂ©alisme classique qui rĂ©gnait en maĂźtre jusquâalors. MalgrĂ© leurs diffĂ©rences, qui seront explorĂ©es plus en dĂ©tail au chapitre 8, les tenants de ces deux approches partageaient les mĂȘmes conceptions de ce que devait ĂȘtre une thĂ©orie des relations internationales, crĂ©ant ainsi lâimpression quâil nâexistait quâune seule vĂ©ritable thĂ©orie des relations internationales, dont le nĂ©orĂ©alisme et le nĂ©olibĂ©ralisme nâĂ©taient que des variantes.
La fin de la guerre froide, que lâon peut dater symboliquement Ă partir de la chute du mur de Berlin le 7 novembre 19892, signale le dĂ©but dâune transformation dans ce domaine, un vĂ©ritable dĂ©collage, qui change la nature du dĂ©bat sur la thĂ©orie en Relations internationales, surtout en dehors des Ătats-Unis. Trois facteurs distincts ont contribuĂ© Ă ce changement. Le premier est Ă©videmment la fin de la guerre froide elle-mĂȘme. La thĂ©orie dominante, qui mettait tellement lâaccent sur la nature « scientifique » de ses recherches, a dĂ©montrĂ© les limites de sa capacitĂ© de prĂ©diction en Ă©tant surprise par un Ă©vĂ©nement quâelle nâavait pas su prĂ©voir (Gaddis, 1992-1993). Mais lĂ nâĂ©tait peut-ĂȘtre pas le plus important pour lâĂ©volution de la thĂ©orie des Relations internationales. La fin de la guerre froide a transformĂ© dramatiquement la façon de concevoir un monde qui ne se dĂ©finissait plus par la division militaire et idĂ©ologique entre les Ătats-Unis et lâUnion soviĂ©tique.
On peut parler dâune transformation du systĂšme international, dont on ne saisissait pas nĂ©cessairement tout le sens, mais oĂč des phĂ©nomĂšnes nĂ©gligĂ©s ou sous-estimĂ©s au cours de la guerre froide, tels que les luttes identitaires et les guerres intra-Ă©tatiques, occupaient de plus en plus les devants de la scĂšne internationale. La fin de la guerre froide a accĂ©lĂ©rĂ© aussi le dĂ©bat sur la conception et la pratique de la sĂ©curitĂ©, concept clĂ© du nĂ©orĂ©alisme, qui a menĂ© Ă un renouveau total des Ă©tudes de sĂ©curitĂ©. Il sâouvrait ainsi de nouveaux champs Ă explorer qui entraient difficilement dans ceux que privilĂ©giaient les approches traditionnelles.
Le deuxiĂšme facteur, lâĂ©mergence de la mondialisation, a Ă©largi Ă©galement la portĂ©e des Relations internationales pour aller au-delĂ des questions traditionnelles posĂ©es par les approches dominantes, notamment celles qui touchaient les causes des guerres et la coopĂ©ration entre les Ătats, et quâelles considĂ©raient comme formant le cĆur de la discipline3. Ainsi la mondialisation a relancĂ© les dĂ©bats sur le rĂŽle et la capacitĂ© de lâĂtat, sur la notion de souverainetĂ©, sur lâimportance de la place occupĂ©e par dâautres acteurs internationaux et surtout sur la pertinence du maintien de la distinction entre extĂ©rieur et intĂ©rieur si fondamentale aux approches orthodoxes. Mais avant tout, la mondialisation a mis en relief lâimportance des approches Ă©conomiques en Relations internationales, et qui ont acquis le statut de sous-champ, sous le nom dâĂ©conomie politique internationale (voir le chapitre 21).
Enfin, mĂȘme si la fin de la guerre froide a crĂ©Ă© des conditions qui ont favorisĂ© une rĂ©flexion critique Ă lâĂ©gard des approches dominantes, rĂ©flexion qui puisait ses racines dans les travaux de ceux que lâon peut qualifier de pionniers de la contestation de ces approches. Ces derniers se distinguent trĂšs nettement des critiques antĂ©rieurs de la thĂ©orie dominante de lâĂ©poque, le rĂ©alisme classique, notamment les libĂ©raux et les marxistes, dont les partisans de la thĂ©orie de la dĂ©pendance et de celle du systĂšme-monde ont Ă©tĂ© les figures de proue au cours des annĂ©es 1970. LibĂ©raux et marxistes remettaient en cause la vision plutĂŽt rĂ©ductrice des relations internationales des rĂ©alistes, en proposant de privilĂ©gier dâautres acteurs que les Ătats, et questionnaient la normativitĂ© du rĂ©alisme, et en particulier son pessimisme et ses tendances Ă se satisfaire du statu quo. Les libĂ©raux se contentaient de critiquer la conception rĂ©aliste de la matiĂšre des relations internationales du rĂ©alisme, câest-Ă -dire son ontologie, et ses non-dits normatifs. Par contre, les marxistes sâattaquaient non seulement Ă lâontologie et Ă la normativitĂ© du rĂ©alisme, mais aussi Ă sa façon de concevoir lâacquisition de la connaissance, son Ă©pistĂ©mologie.
Le premier coup dans cette nouvelle bataille contre lâorthodoxie naissante du dĂ©but des annĂ©es 1980 revient sans doute au politologue canadien Robert Cox (1986 [1981] : 207) qui dĂ©clarait, dans un article devenu cĂ©lĂšbre, que la thĂ©orie « sert toujours quelquâun et un objectif quelconque4 ». Cox proposait la distinction entre les thĂ©ories qui cherchent essentiellement Ă rĂ©soudre des problĂšmes dans le systĂšme international (« problem-solving theories ») en vue dâen assurer un meilleur fonctionnement, et les thĂ©ories quâil a appelĂ©es « critiques » et qui remettent en cause les fondements mĂȘmes de la pratique des relations internationales. Contre le nĂ©orĂ©alisme, Cox a proposĂ© un cadre thĂ©orique fondĂ© sur la pensĂ©e du marxiste italien Antonio Gramsci, notamment sa conception dâhĂ©gĂ©monie. Il faut noter aussi les contributions de Richard Ashley (1984) et de James Der Derian (1987) qui ont prĂ©sentĂ© des travaux influencĂ©s par le postmodernisme, celle de Charles Beitz (1979) qui sâest concentrĂ© sur les questions dâĂ©thique en relations internationales et celle des fĂ©ministes telles que Jean Bethke Elshtain (1987) et Cynthia Enloe (1989). Enfin, John Ruggie (1983) a ouvert la voie vers le constructivisme, dâabord avec un article critique du nĂ©orĂ©alisme et puis avec un article trĂšs remarquĂ© sur les carences du nĂ©olibĂ©ralisme, rĂ©digĂ© avec Friedrich Kratochwil (Kratochwil et Ruggie, 1986). Lâexistence de ces diffĂ©rentes approches et lâaugmentation des publications et des communications prĂ©sentĂ©es dans des confĂ©rences qui sâen sont inspirĂ©es ont menĂ© certains observateurs Ă parler des dĂ©buts dâune nouvelle Ăšre en Relations internationales (Keohane, 1988 ; Lapid, 1989).
Comme nous le verrons dans cet ouvrage, les diffĂ©rentes approches thĂ©oriques qui ont contestĂ© ce que nous appelons le paradigme hĂ©gĂ©monique des Relations internationales (voir le chapitre 2) se sont dĂ©veloppĂ©es surtout en dehors des Ătats-Unis, tandis quâĂ lâintĂ©rieur de ce pays on peut parler dâune vĂ©ritable rĂ©sistance de la part des partisans de lâapproche dominante pour contenir le dĂ©bat sur la thĂ©orie des relations internationales Ă lâintĂ©rieur de limites trĂšs prĂ©cises. Nous analyserons plus longuement lâĂ©volution des approches thĂ©oriques en Relations internationales dans le chapitre suivant. Dans celui-ci, nous examinerons les divers Ă©lĂ©ments qui constituent la base de la rĂ©flexion thĂ©orique dans ce domaine.
1. La notion de théorie en Relations internationales
Jusquâaux annĂ©es 1970, les questions touchant la nature de la thĂ©orie nâĂ©taient presque jamais posĂ©es en Relations internationales. Dans la mesure oĂč il existait des dĂ©bats thĂ©oriques, ceux-ci concernaient ou bien des questions de mĂ©thodologie ou bien la nature des acteurs internationaux et leur comportement, câest-Ă -dire lâontologie5. Câest surtout lâouvrage fondateur du nĂ©orĂ©alisme, Theory of International Politics de Kenneth Waltz, publiĂ© en 1979, qui a lancĂ© le dĂ©bat thĂ©orique en Relations internationales, en proposant lâesquisse de ce qui se voulait une vĂ©ritable approche scientifique de lâĂ©tude des relations internationales. Ce livre est dorĂ©navant un texte de rĂ©fĂ©rence de la thĂ©orie en ce domaine. Que lâon soit pour ou contre, il est indĂ©niable que la thĂ©orie des relations internationales nâa plus jamais Ă©tĂ© tout Ă fait la mĂȘme aprĂšs sa publication. Par la suite, la thĂ©orie des relations internationales est devenue un champ dâĂ©tudes de plus en plus Ă©clatĂ© et dont les approches contemporaines sâinspirent de plusieurs branches de la philosophie, et notamment celles-ci :
lâĂ©pistĂ©mologie, qui rĂ©flĂ©chit sur lâacquisition et la nature de la connaissance ;
la philosophie des sciences, qui se préoccupe surtout de la nature des sciences et des questions qui entourent la découverte scientifique ;
la philosophie du langage, qui touche les problĂšmes dâinterprĂ©tation, de communication et de signification des mots ;
la philosophie politique, qui traite des grandes questions traditionnelles touchant la nature du politique et de la politique, telles que les fondements de lâautoritĂ©, de la lĂ©gitimitĂ©, de lâobĂ©issance, du pouvoir et de la puissance ;
la morale et lâĂ©thique, qui posent des questions sur le bien-fondĂ© moral des actions
Par ailleurs, certaines approches thĂ©oriques en Relations internationales empruntent leurs idĂ©es Ă la science Ă©conomique, ou plus exactement Ă lâĂ©conomie politique ou Ă la sociologie. Autrement dit, la thĂ©orie des relations internationales, au sens dâune thĂ©orie spĂ©cifique Ă la discipline qui couvrirait tous les domaines quâelle touche, nâexiste pas et ne peut exister. Cela nâa pas empĂȘchĂ© certains spĂ©cialistes des Relations internationales de tenter de crĂ©er une thĂ©orie spĂ©cifique Ă leur discipline, notamment les nĂ©orĂ©alistes et les nĂ©olibĂ©raux, mais eux aussi ont dĂ» chercher leurs concepts, leurs mĂ©thodologies et leurs mĂ©thodes ailleurs que dans cette discipline.
La thĂ©orie des relations internationales suivra dorĂ©navant lâĂ©volution des autres sciences, physiques et sociales qui, elles aussi, sont constamment en train de sâinterroger sur la nature de leur champ dâĂ©tudes et sur la validitĂ© de leurs mĂ©thodes. Câest une des caractĂ©ristiques principales de la nouvelle Ă©tape dans le dĂ©veloppement de la thĂ©orie des relations internationales. Comme dans le cas de toutes les autres sciences, naturelles ou humaines, lâĂšre de la certitude thĂ©orique est rĂ©volue, et les dĂ©bats sur la nature mĂȘme de la thĂ©orie, ce que lâon appelle la mĂ©tathĂ©orie, si longtemps absents dans les discussions en Relations internationales, y occupent aujourdâhui une place tellement importante que certains observateurs se plaignent que lâon nĂ©glige la substance mĂȘme de ce champ dâĂ©tudes (Holsti, 2001 ; Griffiths et OâCallaghan, 2001).
On ne trouvera jamais une conception de la thĂ©orie qui satisfasse tout le monde, puisque chaque approche a sa propre idĂ©e de ce que doit ĂȘtre une thĂ©orie, de ce quâelle doit Ă©tudier, de comment elle doit le faire et de lâobjectif ultime quâelle doit viser. Cela dit, la façon dont Scott Burchill nous invite Ă envisager le rĂŽle des thĂ©ories en Relations internationales est assez large pour rallier la plupart des thĂ©oriciens. Ainsi, selon Burchill (2001 : 13) :
Les thĂ©ories fournissent un ordre intellectuel dans la matiĂšre Ă Ă©tudier dans les relations internationales. Elles nous permettent de conceptualiser et de contextualiser et les Ă©vĂ©nements du passĂ© et ceux du prĂ©sent. Elles nous fournissent aussi une gamme de maniĂšres dâinterprĂ©ter des questions complexes. Les thĂ©ories nous aident Ă orienter et Ă discipliner notre esprit face aux phĂ©nomĂšnes dĂ©concertants qui nous entourent. Elles nous aident Ă penser de façon critique, logique et cohĂ©rente.
2. Les Ă©lĂ©ments constituants dâune thĂ©orie des relations internationales
Si on peut trouver un accord autour de cette conception du rĂŽle gĂ©nĂ©ral de la thĂ©orie, il nâen est pas de mĂȘme quand il sâagit de prĂ©ciser ce que la thĂ©orie doit faire â doit-elle, voire peut-elle, fournir une explication ou simplement une comprĂ©hension dâun phĂ©nomĂšne ? Il nâexiste non plus dâentente ni sur la matiĂšre mĂȘme qui devrait constituer lâobjet dâĂ©tude des Relations internationales, son ontologie, ni sur la maniĂšre gĂ©nĂ©rale dâacquĂ©rir la connaissance dans ce domaine, lâĂ©pistĂ©mologie, ni sur les valeurs, les principes et les normes qui sous-tendent toute thĂ©orie, la normativitĂ©, ni, enfin, sur la façon de mener une recherche sur les relations internationales, la mĂ©thodologie. DeuxiĂšmement, au cĆur de la division entre les approches thĂ©oriques qui font partie de ce que nous appelons le paradigme hĂ©gĂ©monique des Relations internationales, et celles qui contestent ce dernier, on trouve une ligne de partage que plusieurs c...