seconde partie
VIVRE
chapitre 3
Appartenance. Le temps de l’État du Québec, 1959-1971
Nous avons, le temps presse
Un travail à finir
Nous avons la promesse
Du plus brillant avenir
Gilles Vigneault, « Fer et titane », 1965
Les temps de la Révolution tranquille surgissent promptement. Seuls quelques mois séparent le régime duplessiste de l’hégémonie idéologique de l’État-providence québécois. Certes, le système démocratique consociationnel est disloqué, mais il se maintient encore, surtout avec le magistère des élites sur les masses. En effet, la définition du vivre-ensemble dans ses trois facettes relève toujours de ces élites définissant le bien commun. Les membres de ces élites définitrices cherchent à réduire les risques de désordre social et politique en promouvant un vouloir-vivre national dorénavant délimité par le territoire québécois, une nouvelle appartenance fondée sur une nation désormais politique qui doit être reconnue. Ils sont aussi porteurs de nouvelles normes ressortissant au devoir-vivre collectif : les normes formelles et rationnelles de l’État-providence technocratique, plus précisément les droits et libertés socioéconomiques. À ces fins, ils mobilisent les ressources du comment-vivre-ensemble, les stratégies régissant les rapports de force entre protagonistes. L’une des stratégies prisées à l’époque pour recueillir l’adhésion est celle de la participation : la prise de décision fait appel aux citoyens, en circonscrivant toutefois les modalités et les options.
Cette mobilisation s’opère de deux manières. D’abord, dans la première moitié des années 1960 surtout, et dans une moindre mesure entre 1967 et 1971, l’impulsion réformatrice se déploie en grande partie du haut vers le bas, c’est-à-dire des élites définitrices vers les citoyens, dont la majorité doit embrasser les changements proposés. Ainsi, du gouvernement de Paul Sauvé jusqu’aux premières années de celui de Robert Bourassa, en passant par Antonio Barrette, Jean Lesage, Daniel Johnson et Jean-Jacques Bertrand, l’État québécois pilote une série de réformes à l’initiative des responsables politiques libéraux ou unionistes, assistés de hauts fonctionnaires. Cet État se décline en plusieurs formes – État planificateur, État providentialiste, État modernisateur, État démocratique, État en quête de reconnaissance – qui ne se succèdent pas mais se combinent, se croisent, s’entrecroisent. L’impulsion réformatrice possède ses propres temporalités. Animée par le rattrapage des retards perçus, elle poursuit « la promesse du plus brillant avenir », pour reprendre le vers du chansonnier Gilles Vigneault, et ce, avec vélocité puisque « le temps presse ». Ce faisant, elle traduit l’ascendant des élites définitrices : le contrôle de l’échéancier et du rythme des réformes est un indice de l’exercice du pouvoir. Néanmoins, le dirigisme des réformistes ne leur garantit pas un parcours sans heurts : il rencontre souvent de nombreuses résistances de la part des citoyens poursuivant d’autres conceptions du bien commun.
De nouvelles élites définitrices
Les années de la Révolution tranquille sont le théâtre d’un changement de garde dans la composition des élites définitrices, ces leaders qui occupent des positions privilégiées leur permettant de définir le bien commun et les choix de société. En plus de compter sur la bienveillance de nombreux membres du clergé et de certains intellectuels, le régime duplessiste recevait notamment l’appui de la petite bourgeoisie et des membres de professions libérales, particulièrement dans les régions autres que Montréal et Québec. Ces individus appartenant aux élites définitrices ne disparaissent pas avec la mort de Maurice Duplessis. Perdant leur quasi-monopole sur les institutions et l’État, ils se déclassent. Désormais, plusieurs opposants au régime duplessiste sont en mesure de prendre l’avantage. Formés pour la plupart dans l’après-guerre, les membres de cette génération composée essentiellement d’hommes revendiquent l’exercice du pouvoir. À cette fin, ils mobilisent leurs réseaux et leur influence pour promouvoir leurs valeurs et leurs intérêts. Leur ascension sociale bouleverse les positions des sympathisants du régime duplessiste et leur assure une hégémonie : à la fin des années 1960, rares sont les voix qui s’élèvent pour contester les nouvelles conceptions de l’État et du nationalisme québécois.
Plus scolarisés que leurs prédécesseurs, les membres des nouvelles élites définitrices proviennent surtout de la nouvelle classe moyenne francophone. Ils se retrouvent dans plusieurs groupes. D’abord les élus, dont les caractéristiques se modifient au cours des années 1960. Les avocats et notaires sont toujours présents, mais leur poids diminue avec la progression des économistes et des ingénieurs. Les députés et aspirants députés sont en moyenne plus éduqués – un nombre grandissant ont fréquenté les bancs universitaires – et moins âgés – 75 % des députés ont 45 ans et plus en 1956, et seulement 40 % en 1966. Toutefois, la députation québécoise demeure exclusivement masculine, à l’exception de Claire Kirkland-Casgrain qui remporte en 1961 les élections partielles dans la circonscription de Jacques-Cartier dans l’ouest de Montréal, remplaçant son père décédé en fonction. Première femme à siéger à Québec, elle est réélue aux élections générales de 1962 avant d’être nommée ministre d’État dans le gouvernement Lesage. Il faut néanmoins attendre 1976 pour que plus d’une représentante du peuple siège à l’Assemblée nationale.
Recrutée en partie dans les mouvements réformistes des années 1950, l’équipe ministérielle change. L’« équipe du tonnerre » réunie par Jean Lesage se compose de personnalités publiques dont certaines se sont illustrées dans l’opposition au duplessisme : Georges-Émile Lapalme, Paul Gérin-Lajoie, René Lévesque, Pierre Laporte, Claire Kirkland-Casgrain. Elle reflète toujours les aménagements de la démocratie consociationnelle avec la présence de députés anglophones influents comme George Marler et surtout Éric Kierans. Une fois ministres, ces journalistes, constitutionnalistes, avocats et économistes définissent les orientations de l’État québécois en fonction de leurs propres valeurs et intérêts et amorcent les réformes. Ils reprennent les projets des autres membres des élites définitrices et parfois des citoyens, dont ceux de la jeunesse.
Travaillant en étroite relation avec les ministres, les technocrates forment un autre groupe appartenant aux élites définitrices. Pour de nombreux chercheurs, ils deviennent les symboles par excellence de la Révolution tranquille. Experts ayant reçu une formation universitaire en sciences sociales, économiques et juridiques et, plus tard, en sciences de l’administration, les technocrates sont souvent des boursiers qui ont étudié dans les universités du Vieux Continent et surtout celles des États-Unis. Reconnus pour leurs connaissances supérieures dans un domaine donné, ils occupent des positions stratégiques dans l’appareil étatique et orientent l’action publique. André Laurendeau le rappelle : « On ne les a pas lancés d’emblée dans la routine de l’administration. Ils ont pu réfléchir, concevoir, enquêter, proposer » (Le Devoir, 22 juin 1963). Ce sont les conseillers du premier ministre, des ministres ou des ministères, les hauts fonctionnaires et les gestionnaires d’organismes publics et parapublics. Parmi les plus connus de ces mandarins, notons Claude Morin, Michel Bélanger, Jacques Parizeau, Arthur Tremblay, Louis Bernard, Robert Boyd, André Marier, Roch Bolduc, Éric Gourdeau, Guy Coulombe, Yves Martin ou encore Denis Vaugeois. Au fur et à mesure que l’État québécois étend ses responsabilités dans les années 1960 et 1970, ce groupe s’accroît et les possibilités d’avancement se multiplient. Certains se lancent eux-mêmes en politique par la suite, comme Claude Morin, Jacques Parizeau et Denis Vaugeois. D’autres, par exemple Michel Bélanger, utilisent le service public comme un tremplin afin de rejoindre le secteur privé, participant à l’émergence du « Québec Inc. » à la fin de la Révolution tranquille.
Pour le sociologue Jean-Jacques Simard, ces trajectoires de carrière montrent que les technocrates forment une classe sociale dominante. Celle-ci se serait éloignée des préoccupations des citoyens en détournant les idéaux de la Révolution tranquille et en rendant l’État plus distant, froid, impersonnel. Ils auraient plutôt poursuivi leurs propres intérêts grâce à la détention d’un savoir en matière de planification rationnelle et instrumentale, faisant de leur expertise scientifique une source de pouvoir. En cela, ils ne seraient pas différents des autres technocrates au Canada et aux États-Unis qui, depuis le xixe siècle, imposent progressivement une utopie gestionnaire. Le chercheur américain James C. Scott rassemble sous le vocable de high-modernist ideology leur foi en la science, la technologie et la planification dans la gestion des affaires courantes de la Cité. Bien que quelques nuances s’imposent, ces interprétations soulignent l’importance stratégique que ce groupe d’hommes acquiert dans le Québec de la Révolution tranquille. Elles nous permettent aussi de mieux saisir la source du pouvoir qu’ils savent exploiter afin d’influencer les décideurs politiques.
D’autres acteurs joignent les rangs des élites définitrices. De nombreux intellectuels universitaires, particulièrement en sciences humaines et sociales, possèdent désormais un ascendant dans le champ politique élargi. Ils bénéficient de l’expansion du réseau universitaire québécois à partir des années 1960. À l’instar de Roland Parenteau, Léon Dion, Guy Rocher, Guy Frégault, Marcel Rioux ou Fernand Dumont, certains occupent temporairement des postes de technocrates à titre de conseillers et de sous-ministres, ou comme membres des nombreuses commissions d’enquête mises sur pied dans les années 1960 et 1970. Quant à eux, les leaders d’opinion – les éditorialistes, chroniqueurs, journalistes engagés, animateurs de radio ou de télévision et publicitaires – font des orientations de l’État québécois leurs sujets de prédilection. Ils agissent ainsi comme des relais entre les responsables politiques et les citoyens engagés.
Ces élites définitrices des débuts de la Révolution tranquille sont masculines. Elles forment un monde d’hommes nés avant la Seconde Guerre mondiale qui, pour plusieurs, ont bénéficié d’un système scolaire élitiste et sexiste. Ils ressemblent à ceux étudiés par l’historien Christopher Dummitt dans le contexte canadien de la période d’après-guerre : leur conception de la modernité est fortement associée à celle de leur masculinité.
Un nationalisme québécois territorial
Observateur privilégié de la Révolution tranquille, Léon Dion définit le nationalisme comme une idéologie et un mouvement :
Par idéologie nationaliste, j’entends l’ensemble des représentations faites par référence à une collectivité spécifique particulière, appelée peuple ou nation, définie par un amalgame de traits incluant […] une origine, une histoire, un territoire, une culture, des institutions et une langue communs aux membres de cette collectivité, témoignant du sens d’une solidarité d’appartenance et de destin souvent en face d’autres collectivités jugées étrangères ou ennemies ainsi que par des projets concernant l’organisation de la vie culturelle, économique et politique jugés convenir à cette collectivité.
Par mouvement nationaliste, j’entends toute forme d’action collective, menée sous l’influence d’une conception du vouloir-être de la collectivité nationale et souvent en réaction contre l’action d’autres collectivités jugées étrangères ou adverses, qui vise à la mobilisation des membres de façon à promouvoir la solidarité d’appartenance et de destin de même que les projets concernant l’organisation de la vie culturelle, économique et politique jugés convenir à cette collectivité.
Fondées sur des critères culturels et politiques, ces définitions rejoignent celle de l’anthropologue Benedict Anderson. Selon ce dernier, le nationalisme renvoie à une communauté imaginée par des élites, dont les représentations sont partagées par ses membres, leur permettant ainsi de développer un sentiment d’appartenance ou, dirions-nous dans la foulée d’Ernest Renan, un vouloir-vivre collectif. Au cours de la période de la Révolution tranquille, les élites définitrices revisitent les contours de cette communauté imaginée, la cartographie du territoire national passant des frontières culturelles à celles du politique, celles de l’État québécois.
Imaginer une communauté n’implique pas qu’elle n’existe pas. Bien au contraire, elle s’inscrit dans des rapports de force qui ont une portée effective et concrète. Pour cette raison, les opposants au régime duplessiste constatent que le nationalisme canadien-français ne répond plus aux exigences du temps présent relativement à la promotion économique, au développement social et à l’épanouissement civique. Le recensement canadien de 1961 vient raffermir leurs convictions : la natalité décline, l’assimilation est galopante dans les anciens avant-postes du Canada français, l’assimilation des immigrants à la communauté nationale québécoise est dérisoire. Mobilisant les ressources du comment-vivre collectif, il leur faut donc rétablir un rapport de force favorable à la nation, assurer l’empowerment de la communauté dans un double mouvement d’exclusion et d’inclusion. Ainsi, selon plusieurs membres des élites définitrices, ce n’est plus le Canada qui représente l’espace national du peuple canadien-français, mais plutôt le Québec, seul territoire où les Québécois francophones détiennent une majorité démographique leur permettant de contrôler les leviers nécessaires à leur maintien et à leur épanouissement. Au contraire du nationalisme canadien-français, le nouveau nationalisme québécois ne se sent plus menacé par l’État-providence, longtemps associé à la volonté de centralisation d’Ottawa. Une filiation s’établit néanmoins entre les deux variantes du nationalisme au Québec : l’édification d’un État québécois moderne s’inscrit dans la tradition d’opposition à celle d’un État fédéral fort.
Pour les tenants de ce nationalisme revendicateur, l’État assure le développement de la nation. Président de la Ligue d’action civique de Montréal, Jean Drapeau veut refaire la constitution canadienne dans un discours prononcé le 5 mars 1959. « Bâtir enfin l’État du Québec, fort et sûr de lui, dynamique et rayonnant, voilà la grande tâche à laquelle nous sommes appelés », selon lui. « Tout ce qu’il y a aujourd’hui dans cette province de dignité blessée, de liberté frémissante, de volonté de progrès et d’espérance invincible, tout cela doit enfin se traduire dans une politique exaltante où se confondent l’épanouissement de l’homme et la grandeur de l’État » (cité dans Lacoursière, 2008). Un indice traduit cette volonté, celui du remplacement du terme « province », jugé désuet, par celui d’« État », plus actuel. Le gouvernement Lesage l’emploie dès 1961. Devant les membres de la Société Saint-Jean-Baptiste de l’Ontario le 3 juin 1961, le premier ministre québécois affirme qu’« [i]l nous faut des moyens puissants, non seulement pour relever les défis inévitables que nous rencontrerons dans les années qui viennent, mais aussi pour mettre le peuple canadien-français au diapason du monde actuel. Or, le seul moyen puissant que nous possédions, c’est l’État du Québec, c’est notre État. Nous ne pouvons pas nous payer le luxe de ne pas l’utiliser » (cité dans Lacoursière, 2008).
Porté par les nouvelles élites, ce nationalisme se manifeste par des actions collectives qui placent l’édification d’un État fort et interventionniste au cœur de la mobilisation politique. Selon Léon Dion, dans Le Devoir du 5 juillet 1963, ce « nationalisme de croissance » se déploie surtout dans les domaines politique et économique. Il fait « converger les énergies collectives vers des objectifs concrets précis », en utilisant « tous les moyens propres à permettre, le plus tôt possible, la réalisation de ces objectifs ». Le rattrapage et la modernisation passent ainsi par la réhabilitation sociopolitique et économique des Canadiens français, qui pouvaient être considérés jusqu’à ce moment comme des citoyens de seconde classe, ayant peu de contrôle sur les richesses de leur territoire et peu de possibilités en ce qui a trait à la mobilité sociale. Les nationalistes veulent mettre un terme à l’étiquette de « porteurs d’eau » et à la réalité des travailleurs sous-scolarisés et sous-payés. Sur ce point, une deuxième filiation apparaît entre les var...