III.
LES PRINCIPAUX ENJEUX
INTĂRIEURS DES ĂLECTIONS GĂNĂRALES
DE MAI 2019
1.
LâEXTRĂME DIFFICULTĂ Ă SOLDER LE PASSĂ
ET LâOMNIPRĂSENCE DU FAIT RELIGIEUX
Il nâest pas exagĂ©rĂ© dâaffirmer que le caractĂšre laĂŻc de la Constitution indienne est le facteur principal qui, malgrĂ© les terribles massacres ayant accompagnĂ© et suivi la partition de 1947, a permis Ă 900 millions dâhindouistes de coexister vaille que vaille avec 200 millions de musulmans et 80 millions de fidĂšles dâautres religions (christianisme, jaĂŻnisme, sikhisme, bouddhisme, animisme, etc.).
Une remarque de lâhistorien Jean-Alphonse Bernard (25) qui rejoint la conviction qui Ă©tait celle de Nehru. Mais si lâhindouisme est largement majoritaire en Inde, il est confrontĂ© Ă dâautres religions et tout particuliĂšrement Ă lâislam, sujet qui a Ă©tĂ© souvent Ă©voquĂ©, notamment dans la premiĂšre partie de cet ouvrage. Encore aujourdâhui, les personnalitĂ©s politiques indiennes rĂ©Ă©crivent leur version de lâhistoire en construisant des statues gigantesques figurant notamment Gandhi, Nehru et le Dr Ambedkar, porte-parole des intouchables et rĂ©dacteur de la Constitution.
Un autre personnage est trĂšs admirĂ© des nationalistes indiens : Shivaji, qui rĂ©sista aux Moghols musulmans et qui parvint Ă lever une armĂ©e qui stoppa leur avancĂ©e au XVIIe siĂšcle. Ă tel point que Narendra Modi a encouragĂ© lâinitiative prise Ă Mumbai de construire une gigantesque statue Ă son effigie, de 190 mĂštres de hauteur, qui sera la plus Ă©levĂ©e dans le monde et coĂ»tera 500 millions dâeuros. Le Premier ministre sâest dĂ©placĂ© lui-mĂȘme en dĂ©cembre 2016 pour poser la premiĂšre pierre de cet Ă©difice, au large de Mumbai, sur une Ăźle artificielle construite Ă cette fin. Il se trouve que jâĂ©tais Ă Mumbai ce jour-lĂ et je nâai pas pu mâempĂȘcher de penser, devant la foule qui sâamassait, quâil aurait Ă©tĂ© possible de faire un autre usage de cette somme dans une mĂ©gapole qui comporte un des bidonvilles les plus peuplĂ©s au monde, dit Dharavi slum.
Des historiens indiens ont soulignĂ© que si les mĂ©dias ont correctement couvert des Ă©vĂšnements aussi importants et parfois tragiques que le printemps arabe ou lâintervention israĂ©lienne au Liban dĂ©nommĂ©e plomb durci, ils se sont en revanche peu penchĂ©s sur les massacres de masse dont les hindous ont Ă©tĂ© victimes de la part des musulmans lors de la partition. Les hindous qui constituaient 15 % de la population du Pakistan actuel en 1947, nâĂ©taient plus que 1,6 % en 1998, diminution due aux massacres et Ă la discrimination systĂ©matique exercĂ©e Ă leur Ă©gard par les musulmans. Ils ont dĂ©noncĂ© la Charia dont nombre dâentre eux auraient Ă©tĂ© victimes (lapidations, amputations) et la pression Ă©norme exercĂ©e dans le domaine de lâĂ©ducation par lâaccroissement trĂšs important du nombre de madrasas, Ă©coles religieuses islamiques, propageant la haine des religions autres que lâislam ; ils ont Ă©voquĂ© les conversions forcĂ©es, les kidnappings contre rançons, les mariages imposĂ©s Ă de jeunes hindoues avec des musulmans, la destruction des temples hindous. Ă lâautre extrĂ©mitĂ© de lâInde Ă lâest, au Bangladesh, les hindous qui constituaient le tiers de la population du Pakistan de lâest en 1951, puis 15 % aprĂšs lâindĂ©pendance du Bangladesh en 1971, nâen reprĂ©sentent plus aujourdâhui que le huitiĂšme. Ils vivent souvent dans la peur des agressions et reprĂ©sailles Ă cause de leur religion.
Au Pakistan, les hindous sont juridiquement toujours discriminĂ©s et font lâobjet dâagressions de la part des musulmans, ainsi que de vols de leurs terres. Il en va dâailleurs de mĂȘme de la minoritĂ© indienne (6 % de la population) dans la RĂ©publique islamique de Malaisie. Les historiens indiens soulignent enfin quâau cours des dĂ©cennies Ă©coulĂ©es, leurs compatriotes ont Ă©tĂ© totalement abandonnĂ©s par le gouvernement. Il est vrai que, si le gouvernement actuel a fait quelques gestes en faveur des rĂ©fugiĂ©s issus du Pakistan et si lâĂtat du Madhya Pradesh a accueilli plus de 5 400 rĂ©fugiĂ©s, rien nâa Ă©tĂ© fait pour mettre fin aux persĂ©cutions religieuses dont sont victimes les hindous habitant encore au Pakistan ou au Bangladesh. En Inde au contraire, au nom de la laĂŻcitĂ©, les Indiens de confession non hindouiste ont pu en gĂ©nĂ©ral pratiquer leur religion.
Ces thĂšses ont naturellement Ă©tĂ© contestĂ©es et des historiens au sein de lâUniversitĂ© dâAligarh, fondĂ©e au XIXe siĂšcle par des intellectuels musulmans modernistes, ont soulignĂ© que lâEmpire moghol avait reprĂ©sentĂ© une modernisation gouvernementale en Inde, comme le passage en Europe de la fĂ©odalitĂ© aux royautĂ©s absolutistes dotĂ©es dâune armĂ©e et dâun systĂšme fiscal. Ils ont mis lâaccent sur la tolĂ©rance des souverains moghols, replaçant dans le contexte de lâĂ©poque la violence des conquĂ©rants. Ils ont minimisĂ© lâampleur des destructions, soulignant quâen fait, les envahisseurs turcophones nâont pas vraiment eu un projet de conversion, comme au Maghreb, plus facile Ă convertir, car habituĂ© au monothĂ©isme. Le lien entre adoption de lâislam et domination politique ne serait donc pas absolument Ă©vident. En rĂ©alitĂ©, ce sont les problĂšmes du prĂ©sent qui font perdurer les divergences sur lâinterprĂ©tation du passĂ©, davantage que lâinverse. Lâabsence dâislamisation de la majoritĂ© de population indienne serait le fait, selon eux, non dâune rĂ©sistance locale, mais plutĂŽt de lâabsence de volontĂ© de conversion de la part des vainqueurs.
Lâhindouisme, un monothĂ©isme aux allures de polythĂ©isme
Lâhindouisme est avant tout un ensemble de pratiques religieuses et lâune de ses caractĂ©ristiques, par rapport aux autres religions, est quâil est Ă©troitement associĂ© au sous-continent ; lâhindouisme domicilie en effet la mise en Ćuvre idĂ©ale de ses prĂ©ceptes en Inde. Au siĂšcle dernier, lâhindou qui quittait le territoire sâexposait Ă son retour Ă de sĂ©vĂšres mesures de purification. Autre caractĂ©ristique majeure, lâhindouisme nâa pas de fondateur. Une bonne caractĂ©risation de lâhindouisme par Geoffroy de Lassus et Olivia Dimont (26).
En Inde, se trouve, plus quâailleurs la vraie beautĂ© et lâhumanitĂ© du paganisme, un Ă©loge du paganisme par Jean-Claude CarriĂšre (27), sans doute peu attirĂ© par le caractĂšre possessif de certains monothĂ©ismes.
MalgrĂ© son statut officiel dâĂtat laĂŻc, (cf. site Le Grenier de Clio) (28) lâInde reste profondĂ©ment imprĂ©gnĂ©e par la religion, avec une population Ă plus de 80 % hindouistes mais comportant aussi 180 millions de musulmans, 27 millions de chrĂ©tiens, 14 millions de sikhs, ainsi quâun nombre moins important de bouddhistes, de jaĂŻns, de parsis, de juifs et dâadeptes de religions tribales. En dĂ©pit de leurs divergences, lâhindouisme, le bouddhisme, le jaĂŻnisme et le sikhisme partagent certains thĂšmes, comme lâidĂ©e dâun cycle continu de la naissance, de la mort et de la renaissance (samsara), ainsi que le principe selon lequel lâexistence actuelle de chaque ĂȘtre dĂ©pend des actions bonnes ou mauvaises quâil a accomplies dans ses vies antĂ©rieure (karma).
Lâhindouisme repose sur lâidĂ©e dâun dieu absolu et sans attributs, le Brahman, qui se manifeste dans tout lâunivers sous une multiplicitĂ© dâaspects diffĂ©rents, de personnes divines (dieux et dĂ©esses) ou dâanimaux qui deviennent des objets de culte. NĂ©anmoins, Brahma le crĂ©ateur, Vishnou le conservateur et Shiva le destructeur paraissent les plus importants car ils forment la trilogie (Trimurti) qui rĂ©git le monde. Les Brahmanes prĂ©sident les cĂ©rĂ©monies de passage lors de lâinitiation, du mariage ou de la mort. Ils doivent connaĂźtre le sanskrit, les pratiques rituelles et observer une puretĂ© dĂ©finie par des rĂšgles strictes. Les hindous considĂšrent que leur religion est la plus ancienne du monde, affirmation contestable car celle pratiquĂ©e aux troisiĂšme et deuxiĂšme millĂ©naires avant J.-C. diffĂ©rait sensiblement de lâhindouisme actuel.
Les hindous et les sikhs qualifient de gourous leurs maĂźtres et enseignants religieux, lesquels nâoffrent pas plus de garanties que les imams pour les musulmans. Il existe des dizaines de milliers de gourous en Inde, certains aussi populaires que des stars de rock, qui gĂ©nĂšrent parfois de vĂ©ritables Ă©meutes, obligeant la police Ă intervenir. Certains sont Ă la tĂȘte de vĂ©ritables empires financiers et ils peuvent exercer une forte influence sur les dĂ©cideurs politiques, comme ce fut le cas, par exemple, de Dhirendra Brahmachari pour Indira Gandhi, pourtant fort peu portĂ©e sur la religion. Une autre personnalitĂ© connue dans le monde entier comme une grande figure spirituelle, est Mata Amritanandamayi, gĂ©nĂ©ralement appelĂ©e Amma, qui sâadresse au monde entier, sa religion Ă©tant lâamour quâelle porte Ă tous les ĂȘtres humains. Cette petite femme, nĂ©e au Kerala, qui ne parle que le mayalam, a crĂ©Ă© une ONG appelĂ©e Embracing the world et passe son temps Ă courir le monde, embrassant tous ceux et celles qui le souhaitent pour apaiser leurs souffrances ou leurs tensions, non sans avoir dĂ©veloppĂ© un vaste rĂ©seau caritatif et une universitĂ© sâadressant Ă toutes les couches de la sociĂ©tĂ© indienne. Au-delĂ du rĂŽle des religions, lâInde a toujours exercĂ© une certaine attraction parce quâelle incarne une forme de spiritualitĂ© auprĂšs dâune partie du public europĂ©en, parfois non exempte dâune relative naĂŻvetĂ© quant aux rĂ©alitĂ©s de lâInde. Ainsi, les Beatles passĂšrent-ils un certain temps en 1968 dans lâashram dâun yogi dĂ©nommĂ© Maharishi Mahesh. Une tradition qui a perdurĂ© aussi bien auprĂšs de nombreux particuliers quâauprĂšs de cĂ©lĂ©britĂ©s telles que Mark Zuckerberg, PDG de Facebook, et Steve Jobs, le fondateur de la firme Apple.
Le Mahabharata, Ćuvre de rĂ©fĂ©rence de lâHindouisme
Tous les Indiens le connaissent, au point quâon se demande quelquefois sâil ne constitue pas, avec le Ramayana, ce ciment invisible qui fait de tant de peuples un peuple (Jean-Claude CarriĂšre (29), qui a largement contribuĂ© Ă le faire connaĂźtre en France). Le Mahabharata (littĂ©ralement La Grande Geste des Bharata, BhĂąrat Ă©tant par ailleurs le nom officiel du pays), est Ă la fois une Ćuvre religieuse, mais aussi une grande Ćuvre littĂ©raire en sanskrit, connue par tous les Indiens. Le rĂ©cit en est plus volumineux et riche en Ă©pisodes que celui de LâIliade, et les dieux du panthĂ©on indien semblent plus interventionnistes que ceux du panthĂ©on grec ; autre diffĂ©rence, un certain sens de lâhumour, que lâon ne trouve pas dans lâĆuvre dâHomĂšre. Sans doute, le plus grand poĂšme au monde, il raconte un conflit de succession entre deux branches dâune famille royale. Son centre en est la Bhagavad Gita, texte sacrĂ© au cĆur de la pratique spirituelle des Hindous. Câest un des deux grands poĂšmes Ă©piques de lâInde, avec le Ramayana, deuxiĂšme grande Ćuvre de lâAntiquitĂ© indienne. Il est une source dâinspiration permanente pour les spectacles en Inde, quâil sâagisse du thĂ©Ăątre, du cinĂ©ma, des sĂ©ries tĂ©lĂ©visĂ©es et mĂȘme de la bande dessinĂ©e. Il a Ă©tĂ© jouĂ© sous la forme dâune piĂšce de thĂ©Ăątre en 1985 en France, notamment au festival dâAvignon, par la compagnie du ThĂ©Ăątre du Soleil dirigĂ©e par Ariane Mnouchkine, avec lâaide du rĂ©alisateur britannique Peter Brook et du scĂ©nariste et romancier français Jean-Claude CarriĂšre. La mĂȘme Ă©quipe en a aussi rĂ©alisĂ© une adaptation au cinĂ©ma.
LâĂtat indien et les religions, le problĂšme des conversions
La conversion de basses castes, aussi bien vers lâislam que vers le christianisme, est perçue comme une interfĂ©rence avec lâhindouisme et comme un processus qui peut avo...