VII.
Réincarcéré, l’amitié renforcée
Patrick Henry est extradé de sa prison espagnole pour une courte période à Caen, puis est transféré à Val-de-Reuil, en Normandie. Martine, pour la première fois, effectue une demande de parloir « familles ». Elle n’est plus visiteuse de prison, ni administratrice d’un atelier d’imprimerie ; elle n’est plus rien pour la pénitentiaire, rien que l’amie d’un détenu. « J’ai eu une autre position, appuie-t-elle, c’était très différent. J’ai vu un autre aspect de la détention. »
Son autorisation en poche, Martine fait, toutes les deux ou trois semaines, deux parloirs de deux heures chacun. Un le matin, un l’après-midi.
Dans la salle d’attente avec les autres proches de détenus, les bras chargés de linge propre, elle sursaute : « Henry ! », crie un surveillant. Les proches n’existent plus en eux-mêmes une fois passée la porte du centre de détention, ils ne se définissent plus que par le nom de celui qu’ils viennent voir.
Encore une fois, être l’amie de Patrick Henry n’est pas anodin. La salle, pourtant pleine de proches de personnes en détention, bruisse de murmures. Et Martine doit affronter les regards de ceux, surtout celles, qui n’imaginent pas l’amitié sans équivoque entre cette femme blonde élégante et l’un des criminels les plus détestés de France. « À cause de lui, y en a plein qui n’auront pas leur conditionnelle », entend-elle dans son dos, assez fort pour que la phrase l’atteigne. Ou encore, cette fois en l’interpellant directement : « Si c’est pas votre copain, comment ça se fait que vous perdiez du temps avec un type pareil ? » Martine serre les dents, ne répond pas. À quoi bon ? Parfois, n’en pouvant plus, elle plante ses yeux dans ceux de l’importun et lance : « En quoi ça vous regarde ? »
Il est vrai que le sujet Patrick Henry, passé d’individu à symbole, est quasi entré dans le domaine public.
Durant ses deux ans d’incarcération à Val-de-Reuil, les journalistes n’ont pas lâché le médiatique détenu. Un soir, alors qu’elle sort d’un parloir, le regard encore embué, Martine se retrouve sous les feux des projecteurs. Littéralement. Elle est éclairée par un gros spot. Les journalistes se présentent : ils font partie de l’équipe de Marc-Olivier Fogiel et cherchent à tourner un reportage sur la réincarcération de Patrick Henry. Lessivée par un parloir où son ami n’a cessé de pleurer, Martine accepte tant bien que mal d’être filmée. L’équipe monte dans sa voiture, Martine fait des tours de pâté de maison, les journalistes ont besoin d’images d’elle au volant, tandis que les questions pleuvent, sur le thème : « Alors vous sortez du parloir, qu’est-ce que vous vous êtes dit ? ». « Avec les journalistes, on a tourné en rond pendant dix kilomètres ! »
Martine raconte la détresse de son ami, l’échec de son adaptation à la liberté… L’émission n’a jamais été diffusée. Martine pense que la chaîne a dû la trouver trop positive, trop à la décharge de Patrick Henry. On n’humanise pas comme ça l’incarnation du mal.
La relation entre Martine et Patrick Henry amorce à Val-de-Reuil un changement qui sera radical. La façade derrière laquelle Patrick se réfugiait depuis 1992 ne tient plus. Enfin il montre ses failles, trop béantes pour qu’il ait le choix de les dissimuler ou non.
Dans le box prévu pour une famille, avec deux tables, Martine s’assied tout près de Patrick. Elle apporte des photos de sa vie à elle, des événements familiaux ou des voyages à travers le monde, donne des nouvelles de ses proches. Patrick Henry les connaît tous, au moins sur papier glacé. Il s’intéresse, pose des questions toujours bien à propos, aidé par sa mémoire d’éléphant. Mais très vite, au bout d’une dizaine de minutes en général, il explose, éclate en sanglots.
Les trois surveillants affectés là sont particulièrement curieux de voir Patrick Henry pleurer. Ils se plantent devant l’entrée du parloir, jambes écartées, poings sur les hanches. Une attitude que Martine perçoit comme une agression. Fort caractère, elle veut râler mais Patrick Henry l’en dissuade. « Patrick était très peureux, il n’avait pas le gabarit à supporter une bagarre. Il était craintif d’éventuelles violences physiques de la hiérarchie carcérale. » Son entrée en prison, en 1977, au quartier haute sécurité de Chaumont, a été marquée par une immense baston, assimilable à des actes de torture, de la part d’un surveillant-chef. Comme il le narre dans son livre Avez-vous à le regretter ?, Patrick Henry, qui venait tout juste d’échapper à la peine de mort, a pensé succomber aux coups portés à la tête, dans les côtes… Le gradé l’avait même obligé à boire de l’eau salée après lui avoir ouvert la lèvre avec ses poings.
Alors, quand les surveillants de Val-de-Reuil viennent signaler la fin d’un parloir prématurément, ou faire des remarques jugées inappropriées, Patrick Henry supplie Martine : « S’il te plaît, ne dis rien… » Elle résume : « Patrick aurait encaissé n’importe quoi. »
Durant les deux années des parloirs à Val-de-Reuil, Martine n’a jamais vu Patrick Henry le regard sec. Lorsqu’il s’effondrait, à chaque visite, il ne voulait surtout pas que les surveillants le remarquent. Alors, il mettait sa tête dans son bras, l’oreille sur la table du box, comme les écoliers qui veulent piquer un somme en classe. Martine enroulait son bras à elle autour des épaules de son ami.
Avant, il n’aurait jamais accepté qu’elle le touche. Val-de-Reuil marque la première fois où Martine a posé sa main sur Patrick Henry. Aux prémices de leur amitié, ils ne se saluaient même pas d’une bise. Au début, Martine a toujours peur que Patrick l’envoie balader. Mais il est désormais si submergé de larmes que cela lui est physiquement impossible.
Pour éviter que son ami soit la proie de regards curieux, Martine élabore des stratégies. Théoriquement, dans un box, prennent place deux familles. « Je me suis laissée avoir la première fois, le détenu visité disait : "C’est Patrick Henry", et ils écoutaient notre conversation. » Alors, plus tard, elle se hâte pour choisir un box, pose ses affaires sur une table, et s’assied au bord de l’autre. Les familles passent leur chemin, pensant que les deux places sont occupées.
Au cours des parloirs, Martine prend sur ses épaules à elle « son échec, sa tristesse, son désarroi, sa vie sans espoir ». Elle en ressort chamboulée, son épaule trempée sur laquelle son ami déverse des années de larmes retenues.
Avant son procès en 1977, Patrick Henry, sûr qu’il allait être guillotiné, avait dit au revoir à sa famille, lui raconte-t-il alors. Et il consent enfin à livrer à Martine l’échec de sa libération conditionnelle. Il n’imaginait pas tant de haine vis-à-vis de lui, il était persuadé d’avoir purgé sa peine et ainsi d’avoir le droit de vivre quasi normalement. Mais la société ne lui a jamais pardonné. L’attitude de tous ceux qui le haïssaient montrait que la plupart des hommes libres n’avaient pas accepté qu’il reste en vie.
L’abolition de la peine de mort n’est acceptable pour le plus grand nombre que si les condamnés sont rayés de la société, derrière les épais murs carcéraux dont personne ne veut savoir ce qu’ils renferment. Mais en croiser un, comme une irruption d’un fantôme dans sa propre vie, cela, beaucoup de personnes n’étaient pas prêtes à l’envisager.
Pour Martine, ces parloirs signent un important bouleversement, une inversion de perception. Elle découvre que son ami est fragile, qu’il est capable de tendresse et d’énormément d’émotion. D’habitude, il sait dissimuler, mais là, il est trop dépressif pour enfiler ses atours d’insensibilité.
C’est d’ailleurs au centre de détention de Val-de-Reuil, où il est écroué du 28 juillet 2003 au 7 mai 2004, que Patrick Henry entame enfin un suivi psychologique, le premier en un quart de siècle de détention. Transféré à la prison de Saint-Maur ensuite jusqu’au 22 mars 2010, il poursuivra ce travail.
Les expertises révèlent une évolution de sa personnalité durant ces années : Patrick Henry est, indiquent les médecins, « moins réactif, moins hyperesthétique, contrôlant mieux ses pulsions, étant en capacité de respecter les interdits ». Cependant, poursuivent les experts, subsiste « une composante égocentrique et narcissique qui peut le conduire à une insatisfaction s’il ne se sent pas reconnu, et à des actes transgressifs ». « On retrouve toujours cette faille, ce besoin de reconnaissance, lié au regard que son père portait sur lui dès son enfance », commente Martine.
Pendant les vingt-cinq premières années de son incarcération, Patrick Henry est tellement immergé dans les études, puis le travail, qu’il parvient à se créer une carapace. Il donne le change, fait illusion auprès du personnel pénitentiaire. Mais quand il est libéré, il n’a pas décortiqué les raisons profondes, enfouies en lui-même, de son acte. Il n’a toujours pas la notion de l’interdit, cette faille en lui est restée béante. « Il était pareil qu’avant la prison », résume Martine. La seule chose qu’il lui répète inlassablement, c’est « plus jamais », plus jamais il ne ferait de mal à quiconque. « Il avait tellement conscience de l’horreur de l’acte qu’il avait commis, il avait une telle conscience de la gravité de ce qu’il avait fait, appuie Martine. Je savais qu’il ne recommencerait pas, ce n’était pas possible. »
À Saint-Maur, Martine se rend au parloir tous les dimanches après-midi, au moins quatre heures. La maison centrale se trouve à une soixantaine de kilomètres de sa maison creusoise.
Pour le moment, Jean, qui vend du mobilier pour les prisons, ne demande pas de permis de visite. Il ne veut pas mélanger les genres. Il effectuera une demande lorsqu’il aura complètement arrêté. Néanmoins, en attendant, Jean est toujours présent aux côtés de sa femme pour la soutenir dans son amitié particulière. Lorsque la météo n’est pas clémente, il la dépose en voiture devant l’établissement pénitentiaire et va au cinéma, puis boit un café dans un troquet quelconque le temps du parloir. Parfois, le couple dort à l’hôtel la veille, pour être sûr d’être à l’heure.
Paradoxalement, alors que Saint-Maur est une maison centrale ultra-sécuritaire, au parloir, c’était « relativement convivial ». Le personnel pénitentiaire, toujours les mêmes agents, a une formation sp...