III
Les musulmans et Internet
La religion entretient chez lâindividu et dans la sociĂ©tĂ© lâaction dâun ensemble de forces constitutives de la condition humaine et nous regrettons le peu de donnĂ©es relatives Ă une sociologie de la pratique religieuse appliquĂ©e Ă lâislam en France. Pour mener notre Ă©tude, nous avons privilĂ©giĂ© lâenquĂȘte qualitative rĂ©alisĂ©e auprĂšs dâune quarantaine de personnes sous forme dâentretiens non directifs. LâĂ©chantillon alĂ©atoire est constituĂ© dâautant dâhommes que de femmes, ĂągĂ©s entre 19 et 55 ans, issus de toutes les strates de la population, avec une dominante de personnes dâun niveau dâĂ©tudes supĂ©rieur Ă BAC+2. Ă dĂ©faut dâun matĂ©riau empirique existant sur la question, nous retiendrons suite Ă notre enquĂȘte lâusage dâInternet par les musulmans en fonction de critĂšres inhĂ©rents Ă leur pratique selon la classification suivante : le pratiquant laĂŻque, le pratiquant engagĂ© et le pratiquant piĂ©tiste. Nous aborderons le profil du jihadiste sous lâangle de lâanalyse qui conduit un musulman Ă adhĂ©rer ou pas Ă lâidĂ©ologie radicale. La force mobilisatrice du radicalisme musulman est sans doute celle de canaliser tous ceux qui nourrissent un ressentiment Ă lâĂ©gard dâune mondialisation sauvage qui Ă©crase lâHomme sur son passage. Quand et comment peut-on dĂ©terminer quâune personne sâest radicalisĂ©e ? Quels sont les curseurs qui dĂ©terminent une radicalisation ? Notre enquĂȘte ne prĂ©tend pas reflĂ©ter les pratiques et usages dâInternet Ă lâĂ©chelle nationale, mais donne des indications significatives sur les reprĂ©sentations sociales et sur lâintĂ©rĂȘt portĂ©s Ă ce mĂ©dia.
LE PRATIQUANT LAĂQUE
NĂ©s pour la plupart en France ou scolarisĂ©s dans ce pays, ces musulmans sont dits « culturels ». Ils sâinscrivent dans un hĂ©ritage culturel et familial qui les attache au groupe arabo-musulman, sans pour autant respecter les rĂšgles du culte. Cet islam est celui de la majoritĂ© des musulmans Ă lâĂ©chelle nationale. Notre Ă©chantillon suit cette tendance oĂč lâindividualisation de la foi opĂšre une distanciation par rapport aux pratiques traditionnelles. Lâislam est un marqueur de filiation qui se situe plus sur le registre de la culture que de la religion. Ainsi, Hanane affirme :
« Quand jâĂ©tais plus jeune, mes parents mâont transmis la religion sur des bases pratiques. Il fallait faire le Ramadan parce que câest obligatoire en islam et que tout le monde le fait. Quand je nâavais pas le droit de faire un truc, mes parents me disaient que câest haram de faire ça. Quand jâen demandais la cause, ils me rĂ©pondaient que câest haram, câest tout, câest comme ça ! Quand mon frĂšre pouvait faire un truc et pas moi, ils me disaient que lui, câest un garçon. Toute ma jeunesse a Ă©tĂ© rythmĂ©e par des interdits et des obligations sans rĂ©elle spiritualitĂ© et je vous avoue que câest en partie Ă cause de ça que je ne suis plus pratiquante. »
Ces pratiquants ont une connaissance limitĂ©e de lâislam et de ses rites. On distingue parmi eux deux catĂ©gories. Les premiers, qualifiĂ©s dâ« orthodoxes non pratiquants », font du respect de la tradition une norme, et sont souvent issus des milieux populaires et des classes moyennes. Les seconds, les Ă©lites instruites et appartenant aux classes favorisĂ©es, principalement dâorigine algĂ©rienne et tunisienne, disposent des ressources pour opĂ©rer une division entre ĂȘtre un « musulman culturel » et un « musulman religieux », au moyen dâun clivage plus ou moins marquĂ©, allant dans les cas extrĂȘmes jusquâĂ perdre parfois toute croyance. Sur ce dernier point, nous constatons un phĂ©nomĂšne minoritaire et rĂ©cent dâune partie de musulmans plutĂŽt instruits, issus souvent des classes moyennes et supĂ©rieures qui se reconvertissent ou, dans les cas extrĂȘmes, apostasient. Ils considĂšrent dans ce dernier cas avoir reçu une Ă©ducation religieuse dominĂ©e par des interdits, imprĂ©gnĂ©e de sectarisme, dont ils se sont libĂ©rĂ©s. Jamila tĂ©moigne :
« Mes parents pratiquaient un islam plutĂŽt simple mais teintĂ© trĂšs largement de paganisme. Le texte sacrĂ© nâĂ©tait presque jamais Ă©voquĂ© Ă la maison. Donc, jâai des parents qui sont musulmans, qui pratiquent un islam inoffensif et en somme discret. Lâislam tel quâil Ă©tait pratiquĂ© par ma famille mettait lâaccent sur la soumission de lâĂȘtre, notamment celle des femmes, sans aucune remise en question. En fait, je suis sortie de cette religion Ă cause de lâinterdiction de raisonner et la soumission aux hommes (pĂšre, frĂšre, mari) qui se montraient extrĂȘmement violents dĂšs quâil sâagissait de religion et de pratique cultuelle. »
Le processus de dĂ©sislamisation chez ces personnes sâinscrit dans une rupture radicale avec lâislam. Ă leurs yeux, les valeurs prĂŽnĂ©es par la religion musulmane sont dĂ©voyĂ©es et, selon eux, la religion est utilisĂ©e Ă des fins de pouvoir. Elles sont trĂšs virulentes envers la communautĂ© musulmane en France, quâelles jugent ignorante et dans lâimitation aveugle de la Sunna. Elles ne se reconnaissent plus dans cet islam sunnite quâelles assimilent Ă une vĂ©ritable secte, un islam qui a Ă©tĂ© vidĂ© de sa substance spirituelle. Ces Ă©lites ont une vision plus Ă©galitariste des rapports entre les hommes et les femmes et ressentent une application Ă©quitable des lois au sein de la sociĂ©tĂ© française. Elles sont critiques sur les pratiques telles que le port du voile, la consommation du « tout halal », consĂ©quences dâune islamisation des esprits qui a transformĂ© les dynamiques identitaires pour les recomposer en style de vie. Ătre musulman se rĂ©sume Ă ĂȘtre soi dans une culture individualiste, Ă vivre en conformitĂ© avec ses valeurs et ses croyances, Ă une maniĂšre qui doit ĂȘtre visible, et ce, au dĂ©triment du mystique et du spirituel.
Le pratiquant laĂŻque sâidentifie Ă lâislam sans en observer la pratique. Pour ces personnes, le jeĂ»ne du Ramadan, fortement communautaire, est la seule observance respectĂ©e puisquâil est suivi par plus de 80 % de musulmans en France. Peu pratiquants, ils ont une attitude distante voire critique face aux codes vestimentaires ou signes apparents, et peuvent ĂȘtre virulents Ă lâencontre des femmes couvertes de la tĂȘte au pied (jilbeb ou burqa). Les femmes en particulier, fortement marquĂ©es nĂ©gativement par la sociĂ©tĂ© patriarcale dans leurs pays dâorigine, jugent sĂ©vĂšrement les femmes voilĂ©es, quâelles considĂšrent comme soumises Ă des maris jaloux dĂ©sireux de contrĂŽler leur corps, et les accusent de privilĂ©gier lâapparence. Karima nous dit :
« Jâen connais des voilĂ©es de la tĂȘte aux pieds et des barbus dans mon quartier dont certains ne font mĂȘme pas la priĂšre, ni le Ramadan dâailleurs. Leur voile, câest juste pour paraĂźtre respectable, et certains barbus qui matent les femmes, ça me fait marrer. En vĂ©ritĂ©, ils sont hypocrites pour la plupart, ils font ça juste pour lâapparence et pour eux-mĂȘmes pour accumuler les hassanat (bonnes actions) et prĂ©parer lâAu-delĂ , alors quâils ne respectent pas toujours les autres. Le pire, câest quâils osent me critiquer parce que je ne porte pas le voile en me reprochant de ne pas ĂȘtre une bonne musulmane. Leur islam est Ă la carte, ils font ce qui les arrange et surtout quand ça les arrange. »
Le pratiquant laĂŻque ne sâintĂ©resse pas aux sites religieux sur la Toile. Pour lui, la relation Ă la religion est davantage identitaire, nominale et saisonniĂšre. Pendant le mois de Ramadan par exemple, il peut occasionnellement visionner en famille les priĂšres des tarawih Ă La Mecque, diffusĂ©es en direct, ou consulter des vidĂ©os de conseils autour de lâalimentation Ă adopter durant ce mois sacrĂ©.
Ainsi, Internet reprĂ©sente avant tout un espace pratique qui sâinscrit dans une dĂ©marche de pure consommation de biens matĂ©riels et immatĂ©riels ou dans ...