CHAPITRE 1
BIEN À L’ÉCART DES REGARDS,
MES PREUVES ET SOUPÇONS
SUR LES POLLUTIONS HÉRITÉES
DE LA GRANDE GUERRE
« La terre est toujours là, mais fini, plus rien n’arrive, c’est-à-dire plus rien ne pousse »
GRANDE GUERRE AU ROBINET ? DES SOUPÇONS PERCHLORATÉS
Fin 2010. Saint-Médard-en-Jalle, au nord de Bordeaux. Les journaux et médias alignent sujets après et sujets sur une vérité bien dérangeante. L’alimentation en eau potable de la Communauté urbaine de Bordeaux (CUB) est marquée par une substance chimique dont on n’avait jamais entendu parler jusqu’alors : le perchlorate. L’origine de la pollution des eaux est rapidement identifiée. Ces perchlorates proviennent d’une usine où sont conditionnés et assemblés des propulseurs de fusées civiles, dont Ariane, et de missiles à longue portée. C’est un site industriel historique étendu, figurant anciennement parmi les grandes poudreries nationales et étatiques de France. La présence d’une substance chimique dans l’eau du robinet ne signifie pas nécessairement que l’eau est impropre à la consommation. Mais il n’y avait pas en France, à ce moment-là (contrairement aux États-Unis) de taux limite ou recommandé à partir duquel on estime que l’eau ne doit plus être bue, sous peine de possibles effets néfastes sur la santé. Il a donc déjà fallu répondre à une toute première interrogation, celle du taux en perchlorate à partir duquel l’eau ne doit plus être consommée. La Direction générale de la Santé (DGS) saisit alors son expert technique, compétent en toxicologie, l’Agence nationale de sécurité sanitaire, de l’alimentation, de l’environnement et du travail (ANSES) afin qu’il donne son avis sur ce taux. L’ANSES rend sa copie dans son avis du 18 juillet 2011 : les valeurs limites recommandées dans l’eau de boisson sont de 15 µgClO4-/l pour les adultes et 4 µg ClO4-/l pour les enfants de moins de six mois. Il s’avère alors que près d’un tiers de l’eau potable distribuée dans la CUB est impropre à la consommation car dépassant des valeurs limites recommandées dans l’eau de boisson. Armées par ces valeurs de l’ANSES, l’Agence régionale de Santé (ARS) s’est à ce moment-là questionnée sur d’autres occurrences possibles de ces ions dans l’eau de boisson sur le territoire métropolitain. La Direction générale de la Santé (DGS) inaugure dès 2011 ses programmes locaux et régionaux de recherche du perchlorate dans l’eau de boisson. Ce sont près de 386 échantillons d’eaux de puits d’alimentation en eau potable et 299 échantillons d’eau distribuée, équitablement répartis dans tous les départements français, qui sont collectés. Ce lot d’échantillons est complété par environ 60 points dits « sensibles » – où il y a, où il y aurait potentiellement eu des usages du perchlorate –, 74 eaux minérales naturelles, et 8 eaux de source. Ces échantillons sont analysés. Une seconde campagne nationale viendra ensuite étayer les constats. Le résultat est sans équivoque : dans certaines régions, les perchlorates sont là, dans l’eau du robinet. On venait alors de tirer le bout d’un fil d’une pelote de laine qui allait se défaire en quatre ans. De suite, des captages montrant des concentrations élevées en perchlorate sont identifiés, notamment celui de Flers Escrebieux en région Nord-Pas-de-Calais. Les services de l’État s’interrogent bien sûr de suite sur l’extension de l’impact et ordonnent qu’une recherche systématique des perchlorates dans l’eau du robinet soit engagée au niveau régional. Quelle ne fut pas la stupéfaction des populations, des médias et des gestionnaires des eaux d’apprendre en 2012, à la réception des résultats de ces recherches, que la nappe de la Craie qui leur sert de réservoir d’eau est marquée à l’échelle régionale. En tout, 544 communes sont concernées.
En plaquant les résultats des analyses sur une carte, on s’aperçoit que les secteurs du Nord et du Pas-de-Calais où les taux en perchlorates les plus élevés ont été relevés s’alignent sur une bande nord-sud de plusieurs dizaines de kilomètres de large, entre Béthune, Lens, Arras et Cambrai. Dans l’Histoire de la région, cette zone correspond peu ou prou aux anciennes lignes de front de la Première Guerre mondiale, secteur où les Français et leurs alliés britanniques et du Commonwealth firent face aux troupes allemandes. Cette troublante coïncidence amène à privilégier l’hypothèse d’une origine militaire des perchlorates, en relation avec les âpres combats du premier conflit mondial. En toute logique, en suivant ce postulat et le tracé de la ligne de front, les départements voisins de la Somme, l’Aisne et de l’Oise (Picardie) entreprennent alors à leur tour en 2012 une action similaire. Ils démontrent la continuité du marquage perchloraté depuis la région Nord-Pas-de-Calais, vers le Sud. Ainsi rien que pour le seul département de l’Aisne, 268 collectivités sont impactées. Puis c’est au tour de la région Champagne-Ardenne de faire son premier bilan avec les départements de la Marne et des Ardennes. Et là aussi, le constat est fait de la présence dans les eaux de la substance chlorée. La région de Reims est marquée tout comme plus à l’est, les captages situés à proximité des anciens champs de bataille et du terrain militaire de Suippes. Enfin, les régions Lorraine, Alsace font aussi la démarche. L’Agence régionale de Santé de la Lorraine, d’abord inquiète, vu le tragique passé militaire de cette région durant la Grande Guerre, a bien été surprise en constatant que seuls quelques secteurs isolés présentent des perchlorates au robinet. L’un est localisé dans les Vosges et c’est sur l’autre versant de ce massif que sont principalement détectés les perchlorates, en Alsace, au pied de deux champs de bataille majeurs du massif, le Linge et l’Hartmannswillerkopf (le « Vieil Armand »). Les cartes délivrées par les ARS ne donnent qu’une représentation des valeurs en perchlorate dans l’eau du robinet, qui ne reflète pas l’état réel de la dégradation de la qualité des nappes exploitées. La valeur à un point donné de la carte résulte des modalités de distribution de l’eau (mélange ou pas d’eau issue de différents forages avant leur distribution), des écoulements souterrains et de la nappe aquifère qui est sollicitée par les pompages, des processus physiques et/ou chimiques qui règnent au sein de ces nappes et enfin, de la position et la nature de la source des perchlorates. Mais ces cartes donnent d’ores et déjà les grandes tendances concernant les secteurs géographiques notablement impactés.
Dès 2010, cette substance m’était bien connue. J’intervenais en tant qu’expert sur une usine de production de perchlorate mais pour un tout autre sujet. Le perchlorate de formule ClO4- est un ion formé par l’agrégation d’un atome de chlore et de 4 atomes d’oxygène. Il constitue en s’associant à d’autres ions, comme le sodium (Na+), le potassium (K+) ou encore l’ammonium (NH4+) des sels qui ont la particularité d’une part d’être très stables, persistants dans l’environnement et d’autre part d’être très énergétiques, c’est-à-dire qu’une impulsion, une flamme, un choc, peuvent induire la décomposition très rapide et violente du perchlorate libérant ce que cette molécule renferme, de l’énergie telle, énorme, nécessaire pour produire par électrochimie ce genre de substances à contre nature. Les sels de perchlorate figurent parmi les plus solubles au monde. La question des occurrences des perchlorates dans l’environnement ne doit être détachée de celle des chlorates, de formule ClO3-. Le perchlorate est produit en soumettant une solution très concentrée en chlorates à un champ électrique très intense dans des installations industrielles spécialisées dites « électrochimiques ». Ces perchlorates industriels renferment des chlorates et vice versa. Ces chlorates ont longuement été utilisés comme désherbants non sélectifs, aujourd’hui interdits. Un jour, un pompier de l’usine de production de perchlorate voulait me sensibiliser aux risques qu’il peut y avoir à évoluer et à travailler dans ces usines. Il commence en guise d’introduction « Ici on ne fabrique pas de la guimauve ». Il me montre une séquence qu’il avait tournée à des fins pédagogiques : un gant en cuir, imprégné de sels de chlorate est placé sur un billot. Le pompier frappe dessus violemment et le gant s’embrase quasi instantanément en un flash lumineux et une fumée blanche. Les propriétés énergétiques singulières du perchlorate en font une matière puissante idéale pour, de nos jours, actionner les « airbags » et propulser des missiles ou encore, vers l’espace, la fusée Ariane. Les deux accélérateurs latéraux (booster) d’Ariane 5 sont chargés chacun de 250 tonnes de propergol au perchlorate d’ammonium. Je conserve aussi en mémoire la destruction accidentelle de l’usine de perchlorate d’ammonium Pepcon, le 4 mai 1988 à Henderson dans l’État du Nevada, États-Unis, provoquant 100 millions de dollars de dégâts et un séisme artificiel de magnitude 3 à 3,5 sur l’échelle ouverte de Richter. La violence des explosions et l’impressionnante étendue des ondes de choc qui se sont propagées dans le désert, filmées par les caméras de surveillance, témoignent du pouvoir énergétique de cette substance à l’aspect anodin de sel de cuisine. Après la formation aux risques dispensée par les soldats du feu, je m’octroie une pause à côté d’une monumentale reproduction en béton de la fusée Ariane dressée dans l’usine. Je regarde la coiffe de la fusée qui pointe en direction du ciel et repense, dubitatif, au Nord-Pas-de-Calais et aux conclusions hâtives d’un lien de causalité entre perchlorate dans l’eau du robinet et la Grande Guerre, basées sur l’unique constat qu’à proximité des zones où les taux en perchlorate sont dépassés, on s’est battus entre 1914 et 1918. Je ne connaissais alors que des usages modernes, après la Seconde Guerre mondiale, du « perchlorate d’ammonium » désigné d’emblée coupable d’avoir pollué, dès la Grande Guerre, la nappe dans le nord de la France. Et si c’était vrai que ce qui est constaté aujourd’hui est bien une empreinte laissée par la Guerre ? Les doutes sur la robustesse des conclusions avancées dans le nord de la France s’installent dans mon esprit lorsqu’en 2013, les services de la santé identifient des secteurs où l’eau du robinet est perchloratée et très loin du front, dans l’Eure-et-Loir et dans le Loiret, en pleine Beauce agricole. En regardant plus en détail les cartes départementales de taux en perchlorate dans le nord de la France, je suis aussi surpris en constatant que des « spots » de perchlorates apparaissent complètement en dehors des secteurs où se déroulèrent les combats de la Grande Guerre, comme à Conteville-Domléger (Somme), Saint-Omer (Nord) ou le secteur d’Estrée-Saint-Denis (Oise) à l’ouest de Compiègne. Pendant ce temps la problématique du perchlorate d’origine industrielle est efficacement gérée en Gironde.
UNE VÉRITÉ DÉNUDÉE SUR L’EMPREINTE ENVIRONNEMENTALE DE LA GRANDE GUERRE
Si des interrogations venaient de surgir dans le nord de la France concernant les relations entre Grande Guerre et la présence anormale de perchlorate dans les eaux du...