I.
PEUPLE ET SOUVERAINETÉ
On l’a dit, peuple et souveraineté sont étroitement liés. Cependant, par peuple, il faut entendre une communauté active, qui peut être profondément hétérogène et traversée de conflits et d’oppositions, mais qui décide de son avenir. Le peuple qui nous importe ici est le peuple qui se pense en tant que tel, le peuple « pour soi ». Dans quel état se trouve cette communauté politique aujourd’hui ? Car il est évident que si la souveraineté est exercée par le peuple, l’absence de souveraineté aura des conséquences profondes sur le niveau d’activité de cette communauté politique.
Et, de ce point de vue, la France souffre d’un déficit démocratique. On peut mesurer la progression de ce symptôme par la montée du taux d’abstention lors de divers scrutins depuis près de vingt ans. On peut aussi le suivre à travers la montée des pratique sectaires et inquisitoriales dans le débat public. Ce problème est largement reconnu, même si l’on diffère sur l’analyse des causes de cette situation. Certains rêvent d’une réforme institutionnelle qu’ils appellent de leurs vœux. Cependant, pour qu’un tel changement ait un sens, et pour qu’il produise les effets qu’on lui prête, il faudrait tout d’abord que la France redevienne un État souverain, ce qu’elle n’est plus. Non que la souveraineté ait été abolie en un acte. Il n’y a pas eu de nuit du 4 août inversée, de grand renoncement à la souveraineté. Mais l’addition de multiples dévolutions à la souveraineté nationale produit un changement qualitatif. Une grande partie des électeurs français ont le sentiment que leurs votes n’auront aucune influence sur des décisions réelles prises depuis l’étranger. Et c’est justement ce qui les pousse vers l’abstention. Pourquoi participer au débat politique si les choix sont faits à l’avance ? Prenons l’exemple des élections grecques du 20 septembre 2015 intervenant après la capitulation à laquelle Alexis Tsípras a été contraint. Certes, SYRIZA a gagné. Mais l’abstention a progressé de 7 % par rapport aux élections de janvier 2015. La fuite des électeurs hors des partis ayant accepté les conditions iniques de Bruxelles est impressionnante. SYRIZA perd 14 % de ses électeurs, la Nouvelle Démocratie en perd 11 % et To Potami près de 50 %. On le constate, en Grèce comme en France, avec la disparition de la souveraineté nationale, c’est l’expression de la souveraineté populaire qui s’affaiblit durablement. L’abstention monte et la communauté politique qui unit les individus se défait. Nous en sommes là.
Certains théorisent cette situation et pensent, que cela soit explicite ou non dans leurs messages, que nous devrions apprendre à apprécier une situation que nous ne pouvons changer. Ils commettent une erreur funeste : ne pas voir que ce que certains hommes ont fait, d’autres peuvent le défaire. Il n’y a rien d’irréversible, rien qui ne puisse être considéré comme écrit dans le marbre. Ces commentateurs, qu’ils le soient par leur profession de journaliste ou de façon occasionnelle car philosophes, projettent en fait un point de vue naturaliste sur une réalité politique et sociale. Or, cette justification des relations sociales et politiques porte en elle sa propre destruction. L’un des arguments avancés est que la société peut être réduite à une somme de relations individuelles réglées par des contrats. C’est faire fi de ce qui constitue, en réalité, une société.
On veut montrer dans ce premier chapitre que le lien politique tient une place centrale dans les communautés humaines. Cela revient à dire que les sociétés, quel que soit le nom qu’on leur donne, et qu’il s’agisse de tribus ou d’ethnies, sont avant tout des constructions politiques, en partie consciente et en partie inconsciente. Le fait de savoir qui peut prendre les décisions en leur sein, ou si ces décisions seront imposées de l’extérieur, est un problème crucial. C’est ce qui fait la centralité de la question de la souveraineté.
La crise des formes politiques
Des femmes et des hommes politiques de tout bord se sont emparés de la thématique de la souveraineté. Un ancien président de la République, Monsieur Nicolas Sarkozy, qui fut pourtant à l’origine du traité de Lisbonne et qui avait négocié le traité budgétaire européen que l’on nomme le TSCG ou « traité Merkozy », a lui aussi repris cette idée. Sauf à l’entendre procéder à une autocritique, cet exercice si typique de la culture stalinienne mais qui en l’occurrence serait plus que justifié, on doit avouer qu’un doute plane sur sa sincérité. Certes, tel Clovis se convertissant à l’orthodoxie chrétienne de son temps, peut-être est-il prêt à adorer ce qu’il a brûlé par le passé et brûler ce qu’il a adoré. Mais on est, devant les zigs et les zags de sa trajectoire politique récente, en droit de très sérieusement s’interroger… Dans un cas comme dans l’autre, il faut craindre que, reprenant une formule de Giuseppe Tomasi di Lampedusa dans Le Guépard , les femmes et les hommes politiques ne crient d’autant plus fort qu’il faut que tout change que pour masquer leur envie de ne rien changer.
De fait, si de nombreux acteurs politiques font le constat d’une perte de la souveraineté, peu nombreux sont ceux qui donnent l’impression tangible de vouloir la rétablir. Encore moins nombreux sont ceux qui semblent réellement comprendre ce que cela implique. Prenons néanmoins comme point de départ un avis que l’on pense partagé par de nombreux Français, qu’ils se définissent comme étant de gauche ou de droite : discuter des institutions n’a pas de sens si la France n’est plus un État souverain. Le constat est grave et cela place d’emblée la question de la souveraineté au centre du débat.
La question des institutions
La question des institutions n’est pas sans importance ; c’est même tout le contraire. Les institutions organisent le fonctionnement de la communauté politique. Elles le font non seulement de manière explicite, en précisant l’organisation des pouvoirs et les rythmes de la vie politique, mais aussi de manière implicite, en particulier dans le choix entre scrutin à la proportionnelle et scrutin majoritaire. Ce choix a des conséquences i...