LA FORCE DES PERDANTS
UN JOUR, JE PARLERAI MOINS
Les années ont passé. À force de travail, sans doute aussi à force de désinvolture, la vie a fait le choix, somme toute, de me sourire. Alors que rien ne le laissait supposer, j’ai acquis, je présume, ce qu’il faut acquérir : un métier honorable, des gens autour de moi, une maison bellement meublée, du temps pour vivre, pour ne rien faire d’autre que constater que la vie, en moi, se déroule. De moi, aujourd’hui, l’on pourrait dire, Elle a réussi dans la vie ; elle est hors du besoin ; encore jeune, elle exerce son existence dans une absence totale de dépendance envers quiconque et quoi que ce soit. Un bel exemple de femme autonome, moderne, menant, sans l’approbation de personne, sa vie sexuelle, intellectuelle, professionnelle. Une vraie vie de vainqueur, gagnante de l’ère libérale.
Et pourtant, toujours je vis à côté de moi-même. Quand je suis triste, j’oublie qu’il faut poursuivre néanmoins le projet de vivre. Quand un homme me fait l’amour, j’oublie qu’il faut jouir. Quand quelqu’un me fait du mal, j’oublie qu’il faut partir, qu’il faut me choisir, comme ils disent : à mes yeux, choisir le vide, la terreur d’être moi-même, indéfiniment moi-même, terriblement moi-même, irrévocablement. Je ne comprends rien du jour et de la nuit ; et il y a de ces matins où, au réveil, glougloute en moi ce fond de marécage, cette nausée ; un nouveau jour commence, encore moi, toujours moi, n’aurais-je pas pu me lever dans les pas d’un autre, d’un insouciant, d’un optimiste, d’un content de lui, d’un être adhérant de lui-même à lui-même, certain de la nécessité de son destin et de la suprême élection de son être. Le soir, lorsque je marche à la montagne, dans le cimetière qui couvre une bonne part de la montagne, souvent je m’accroupis, assise à la vietnamienne comme autrefois, près de l’ombre d’un buisson, retranchée, non du regard des autres, car nul ne va ni ne vient, mais retranchée du monde, de l’image que je m’en fais, peut-être de moi-même retranchée, de la nécessité de faire, d’agir, de penser ; c’est la voie romaine. Et il y a de ces matins où rien n’indique qu’il faille rester vivant jusqu’au soir ; en tout cas, pas ainsi ; en tout cas, pas pour moi. Il me semble qu’en moi le vent a roui tout ce qui faisait chair, tout ce qui faisait lien ; et je me sens comme une cage, comme une cage d’os, vaguement étançonnée par quelques boulons et camouflée sous le faire-semblant d’un vêtement pour donner le change.
Un jour, je parlerai moins.
À l’instant, en écrivant ceci, je pensais, Ma vie de gagnante ne me réussit pas. Ce n’est pas faux, cependant il serait plus juste de dire, Ma vie de gagnante est une vie de fiction. Et elle prend tant de place – car il faut vivre, comme ils disent – que ma vraie vie, que ma vie de perdante se meurt d’atrophie, asphyxiée, oubliée. Parfois, je ne pense pas à elle de toute la semaine, je ne lui offre pas une fois de venir avec moi marcher sur la montagne et parler à la lune. Pourtant, avec elle, il me semble que je serais moins mal, que je serais moins seule. Que je retrouverais, près de mon peuple de misère, près de mon peuple de crevards, près de mon peuple de sans-dents, comme ils disent, quelque chose comme l’âme qui est mienne, âme d’Apache, d’ignoré, d’ignorant, âme de ceux qui n’ont d’autre trésor que la matière, terre de leurs pères ou terre de rien s’ils n’en ont, qui n’ont d’autre discours que le geste et qui n’ont d’autre amour que la palpitation de l’être, âme de ceux qui aiment avec les mains, je vous dirai les mots bleus, je vous raconterai la force des perdants.
DE TOUTE FAÇON,
TU VAS MOURIR SEULE ;
ET TU L’AURAS BIEN MÉRITÉ
C ’est à l’ombre de la menace de cette phrase que j’ai grandi, une fois arrachée à la maison chaude, à la maison claire, à la maison de Tatie. J’ai cassé un verre, j’ai perdu mes lunettes, j’ai sali ma jupe, j’ai reçu une mauvaise note ou j’ai eu ce jour la même tête que d’habitude, mon air de chien battu, mon air de chat galeux, mon air d’oiseau blessé, regard bas, fuyant, tragique ; et quelqu’une de ces choses a eu le tort de porter au suprême la colère de ma mère. Elle a crié, elle a levé la main. Et elle a dit la phrase.
Je me rappelle, entre ces centaines de fois où la phrase fut dite, je me souviens d’une en particulier. Ce n’est pas la première. Ce n’est pas la dernière. Ce n’est même pas la plus spectaculaire. J’ai alors à peu près comme huit ou neuf ans. Nous sommes, ma mère et moi, dehors, devant la maison que nous habitons, mes parents et moi, à Villy-le-Pelloux, dans les Alpes, si loin de la maison claire qu’un jour, de là, j’ai voulu faire une fugue. J’ai voulu faire à pied tout le trajet qui me sépare de chez Tatie, pour rentrer à la maison chaude : pour rentrer chez moi. J’ai ourdi savamment mon plan, j’ai planqué dans mon armoire de chambre, derrière la rangée de ce que l’on appelait – car on en portait alors, pour épargner les chemises, en ce temps-là où les chemises étaient encore des biens précieux – des maillots de corps, le billet de deux cents francs que j’ai reçu, pour la Noël, de mes grands-parents ; j’ai rassemblé, toujours dans l’armoire, un butin patiemment récolté de demi-biscottes dérobées une à une au petit déjeuner sur plusieurs semaines, de bâtons de réglisse – pour tromper la soif ; je pense à tout – et même de chaussettes de rechange – j’ai compris que, dans l’activité fugale, la clef de voûte du succès de l’opération tient en la capacité du légionnaire à avancer. Et quand on parle progression des troupes, on parle discipline, on parle observation du terrain et des cartes d’état-major, on parle victuailles, tactique et stratégie, mais avant tout, on parle chaussage. Le chaussage est mauvais, et tout le régiment d’élite se trouve neutralisé, et de façon vexante au demeurant. Combat annulé pour cause de désordre dans la chaussette : même une attaque inopinée de brouillard sur le champ de bataille présente un caractère moins outrageant.
Comme, du haut de mes huit ans, je possède une force de conviction, quelque chose dans le verbe, dans l’usage du verbe que l’on pourrait qualifier de charisme, j’ai convaincu deux acolytes de se joindre à mon entreprise : la chatte Yvrine, qui n’a alors que quelques mois et tient dans mon col de pull, et ma complice épatante, Charlotte Francoz, garçon manqué plein d’intelligence pétillante et pétulante, celle qui, à cette époque où parfois les enfants montaient en graine rapidement, et quelquefois en mauvaise graine, m’a fait connaître Arthur Rimbaud, l’impertinence et les mistrals gagnants.
Mais là n’est pas la question : ce n’est pas cette fois-là que je me rappelle, à propos de la phrase. Non, cette fois, c’est parce qu’une petite copine d’école, Aline Delétraz, m’a proposé de venir jouer avec elle, pour occuper ce mercredi après-midi désœuvré (car nous n’avons pas classe le mercredi) et poisseux (voici bientôt la fin des cours, et la chaleur commence).
Je dois demander à ma mère, je dis.
Ainsi, je cours à la maison de mes parents, je demande à ma mère. Elle me regarde. Je connais à cet âge le regard du bourreau qui veut vous faire parler quand on n’a rien à dire. Et voilà tout à coup que la tempête éclate, car elle a vu en moi mieux que moi-même : non point jouer, en vérité, voulais-je faire chez Aline, mais dire, durant tout le reste du jour, du mal de ma méchante mère, et me faire passer pour une enfant martyre afin de me rendre intéressante.
De toute façon, tu vas mourir seule ; et avec le caractère que tu as, tu l’auras bien mérité.
Alors, tandis que, réfugiée dans mon repaire secret, au fond du parc de la maison, dans ce petit recoin formé par une bordée de thuyas, je n’ai pas seulement la chance de courir prévenir Aline de mon absence, tandis que je m’attriste en me disant qu’elle se fera peut-être du souci de ne pas me voir revenir, tandis que je m’attriste en me disant qu’elle ne s’en fera peut-être pas, dans les interstices de ces deux chagrins, pour la première fois de ma vie et sans en avoir jamais eu connaissance, voici que je me mets à pratiquer l’explication de texte, autour de la phrase de ma mère.
Tu vas mourir.
C’est la première fois que je comprends le sens de ces mots, je veux dire que je les comprends physiquement, dans le cœur de ma chair ; je vais mourir, mon cœur va cesser de battre, mes organes vont périr asphyxiés, mes doigts et mes genoux vont bleuir, ma gorge ne déglutira plus, ni mes yeux ne cligneront qui, bientôt, deviendront une coulante morve. Et en même temps que je les comprends, je m’observe comprendre le sens de ces mots. Je vais mourir. Et je m’accable de ne pas y avoir pensé plus tôt ; bien sûr, je vais mourir, mais il y a bien pire : Tatie va mourir et, avant, Tonton va mourir. À partir de ce jour, je serai avec eux dans un contre-la-montre terrible, courant dans le rebours de leur mort certaine.
Tu vas mourir. Et tu vas le faire seule.
Personne ne sera là pour te lire les pages de rédemption et d’éternité du dernier livre de la Bible, pour te lire ces phrases que tu chéris, que tu récites parfois tout bas dans ton lit pour tenter d’arriver au lendemain, personne pour te tenir la main ; je ne tiendrai pas ta main, mon enfant, le soir de ta mort je ne borderai pas ton lit, ma présence ne protégera pas ton cœur de la peur, autour de ton lit de mort je ne disperserai pas les fantômes, je ne disperserai pas les superbes, et je laisserai le néant t’envahir, mon enfant, je laisserai le néant t’envahir.
Tu vas mourir seule. Et tu l’auras bien mérité.
Que peut-on faire, sur terre, que peut faire une enfant pour mériter de mourir seule ? Si l’on a tué quelqu’un, mérite-t-on de mourir seul ? Si l’on a frappé quelqu’un, mérite-t-on de mourir seul ? Si l’on a insulté quelqu’un, mérite-t-on de mourir seul ? Et si l’on a menacé quelqu’un de mourir seul, mérite-t-on de mourir seul ? Les choses surviennent-elles que l’on a méritées ? Y a-t-il dessein ou hasard dans l’irruption perpétuelle du réel ?
Ce soir-là, je me couchai plus savante. Dans l’abri dérobé au regard des vivants de l’allée de thuyas, j’avais entrevu deux filons, fondateurs, qu’il me faudrait plus tard une vie pour dégager de leur gangue de calcaire, pour extraire et ciseler ; deux filons que je retrouverai aussi chez mes aimés, Albert Cohen et Bruno Bettelheim.
La tendresse de pitié. Fallait-il en avoir peur soi-même et être persuadée que cela pût arriver, fallait-il avoir peur de mourir seule et de l’avoir bien mérité pour se défaire de ce destin en le promettant à une enfant qui veut aller jouer. Fallait-il y croire pour s’imaginer, Voici que par la force de ma parole et la puissance de mon oracle, ma mort sera tienne et mon malheur te frappera tandis qu’il épargnera mes jours. Cette femme, folle de rage, tente à ce moment-là de survivre à elle-même. Cette femme, ma mère, cette femme est Jocaste essayant d’échapper au destin en supprimant l’enfant. Cette femme fait un geste au fond terriblement humain, elle fait un geste dont j’entrevois, depuis mon repaire de thuyas, la raison, le symbole ; et, ainsi, que je pardonne. Ce jour-là, je découvre que rien de ce qui est humain ne m’est étranger ; en moi, je découvre aussi le trésor qui épargnera à mon cœur de voir en ennemis ceux qui, plus tard, voudront me nuire, de concevoir à leur usage le désir de vengeance. Ce jour, je découvre en moi un vaste gisement, facile à exploiter, de tendresse de pitié, regard de bonté et de sort partagé adressé à l’ennemi, promis à la mort lui aussi, frère humain fragile et qui ne désire rien d’autre que de survivre, de surnager dans ce marasme qu’on appelle l’existence et auquel ni lui ni moi ne pouvons rien.
Et puis, j’ai découvert le cœur conscient, j’ai découvert ce qu’un autre a appelé le cœur conscient. De tout cela, de tout ce qui était arrivé ce jour-là, s’il y avait un être à blâmer, c’était moi, et moi seule. J’avais fait erreur, je m’étais jetée tête la première dans la gueule du loup ; par lacune d’observation, j’avais engendré tout cela, cette scène horrible, la phrase, tout le reste. Et si je n’en étais pas responsable, car elle n’était pas survenue par ma faute, l’exercice de l’intelligence m’aurait permis de l’éviter. J’aurais pu, j’aurais dû arriver, munie de ma requête, devant ma mère ; une meilleure observation m’aurait appris que j’allais à la mort : ses gestes, sa posture, sa façon de me regarder avant que je dise un mot, sa dureté le matin même ; j’aurais dû battre en retraite, justifiant mon passage par n’importe quel prétexte anodin ; j’aurais modifié le cours des choses. Bien des vies dans l’histoire des hommes avant moi avaient été perdues pour moins que cela. Ce jour, j’ai découvert mon métier de plus tard ; que la dissection du réel est le geste premier de la survie et que bien imprudent est celui qui s’y soustrait. C’était décidé, c’était déjà presque chose faite : je serais analyste.
Ma mère. Alors, elle sombrera, ce sera elle qui, s’étant aliéné tous les gens qui l’aimaient le plus, ce sera elle qui mourra seule.
Pourtant, elle ne l’aura pas mérité. Elle aura été mariée trop jeune, trop mal, à un mari irrespirable, elle aura surnagé aussi mal que possible dans le milieu asphyxiant de la bourgeoisie militaire de province ; elle aura eu un enfant, illégitime, dont elle n’aura su que faire ; elle aura tout raté, chaque marche de la vie manquée, trébuchée, elle aura survécu cependant à cela, à tout cela, car il faut vivre comme ils disent, elle aura eu quelques éclairs, quelques moments d’amour vrai, quelques heures de repos, de confort, de plaisir ; et puis, elle sera morte, seule, sans l’avoir mérité ; car personne ne mérite, dont, au fond, le cœur est bon, car personne ne mérite de mourir seul, ni de mourir, du reste.
LA MORT DE TONTON
Et puis, les années ont passé. Je suis partie, ainsi que je l’ai raconté, mes parents m’ont reprise, la vie aussi. Nous avons souvent déménagé, souvent sans crier gare, à l’image de la façon qu’ils avaient d’exercer le métier de vivant. Et ces arrachements étaient souvent comme la remémoration de tout ce que d’instable, d’inconstant, d’insolite possède l’existence.
Puis l’écosystème fragile que...