CHAPITRE 1
LES COLONIES
Je me demande ce que la destinée de chacun contient de bon sens.
ROBERT RUMILLY
L’AVENTURE INTELLECTUELLE de Robert Rumilly débute dans une île baignée par les flots de la mer bleue des Caraïbes et de l’océan Atlantique, à des milliers de kilomètres de la France, du Canada et de la province de Québec.
Robert Fernand Albert Henri Rumilly naît le 23 octobre 1897 dans la commune de Fort-de-France, en Martinique, dans une maison de l’habitation Colson, sise route des Pitons. Son père, Georges Rumilly, est lieutenant d’artillerie de la marine. Il a 27 ans. Sorti de Polytechnique, Georges Rumilly s’est engagé dans l’armée en 1892. On l’envoie alors dans les colonies, en Martinique. C’est là qu’il rencontre Léontine de Bellavoine, fille du riche comte de Bellavoine. Elle est une femme élégante, dit-on, à l’allure un peu bohème.
Léontine a 19 ans lorsque naît Robert, le premier enfant du couple. La déclaration de naissance du bébé aux autorités militaires se fait deux jours après l’accouchement, en présence d’Adolphe Darssière, chef d’escadron de gendarmerie, chevalier de la Légion d’honneur et oncle de l’enfant. En fait, la cellule familiale des Rumilly est toute militaire et constituée autour de la vie coloniale.
De la maison familiale située route des Pitons et de l’île elle-même, Robert Rumilly ne gardera aucun souvenir, les ayant quittées trop jeune, comme il l’expliquera à Roger Brien, son confrère à l’Académie canadienne-française. Ce ne sera qu’en avril 1962 que ses pieds fouleront à nouveau le sol de la Martinique, à l’occasion d’un voyage au pays de sa première enfance.
En 1900, Georges Rumilly rentre en France avec sa famille afin de se perfectionner. Il prépare et réussit le concours d’admission à l’École supérieure de guerre. Trois ans plus tard, le jeune officier s’embarque avec sa famille, cette fois pour le Tonkin, aujourd’hui une région du Vietnam. Il s’en va servir l’état-major du général de division de l’armée coloniale.
La France avait commencé à s’intéresser à l’Indochine près d’un demi-siècle plus tôt, sous le Second Empire. Après avoir compris qu’il était impossible de conquérir la Chine du fait de son trop vaste territoire, Napoléon III s’était résolu à se contenter des dépendances limitrophes de l’empire chinois.
En Indochine, les conditions de vie sont difficiles pour une famille européenne. En été, la chaleur est suffocante. On redoute les fièvres meurtrières et les insolations. Ce climat encourage une vie quelque peu relâchée. Sous le soleil de l’Indochine, un Français se permet des libéralités impossibles en Europe῀: on se laisse plus facilement entraîner par une aventure et la consommation d’opium est tolérée, voire plus ou moins encouragée.
Les Français ont solidement établi leur présence en Indochine en vue de se donner une base de pénétration économique en Asie. Tout en développant certaines infrastructures, la France cherche surtout à maintenir l’Indochine dans un système d’exploitation agricole. Il s’agit de tirer le maximum d’une main-d’œuvre docile et bon marché afin d’assurer à l’industrie de la métropole un approvisionnement en matières premières à bas prix. Dans ce contexte d’exploitation économique, les troupes coloniales ont, entre autres, pour mission de «῀pacifier῀» la population annamite... L’œuvre se veut civilisatrice, pour reprendre le vocabulaire des colonisateurs, mais elle carbure en bonne partie à la régression de la civilisation en utilisant des méthodes de terreur et de contrainte pour soumettre les territoires occupés. Depuis les débuts de la colonie, les révoltes sont vigoureusement écrasées chez ces autochtones. Les Annamites, dominés depuis des siècles par les Chinois, se trouvent désormais sous le joug d’un nouveau colonisateur. Naturellement, divers mouvements d’insurrection se forment. Des projets de reconquête couvent.
L’exacerbation du sentiment national français et de la valeur de son modèle est le moteur de la politique coloniale. Dans plusieurs milieux français, à compter du XIXe siècle, on voit l’Hexagone comme un foyer de civilisation pour l’Europe, voire pour la planète entière, ce qui légitime plusieurs formes d’impérialisme. L’idée que l’on puisse rejeter les valeurs incarnées par cette France signifie, dans l’esprit du nationalisme français qui se met en place, que l’on appartient ni plus ni moins à la barbarie. La France, comme d’autres puissances impériales, a l’impression d’être la civilisation elle-même, la civilisation en marche. Et devant les barbares qui se placent sur son chemin, tout semble permis, y compris la mise sur pied d’une sorte de régime despotique censément éclairé puisque mis au service de populations ingrates.
Une des premières choses qu’on apprend à un jeune Français des colonies asiatiques est de se méfier de ces hommes aux yeux bridés et à la peau couleur de soleil. Robert Rumilly s’en souviendra sa vie durant, gardant très vif en lui le souvenir des hommes de couleur qui peuplent les pays de son enfance.
Lorsque Rumilly rencontre, au début des années 1930, le missionnaire Turquetil, il ne peut s’empêcher de faire remarquer que «῀sa très longue barbe étroite – fils d’or et fils d’argent mêlés – ressemble aux barbes de ces vieux Annamites qu’on appelle des loums-loums῀».
Trois décennies plus tard, il dira῀: «῀J’ai passé cinq années de ma jeunesse en Extrême-Orient. Les vieux colons ou les orientalistes les mieux disposés reconnaissaient l’impossibilité de comprendre – de comprendre à fond – les Annamites ou les Chinois.῀» Il y avait là, jugera-t-il en 1965, rien de moins qu’une barrière de civilisation.
Au moment où la famille Rumilly arrive en Indochine, une petite colonie d’Européens vit refermée sur elle-même, dans des quartiers résidentiels, bien à l’écart des Annamites. Dans la ville d’Hanoï, capitale du Tonkin colonial, le recensement de 1900 dénombre 1088 Européens au milieu d’environ 100 000 indigènes. La population européenne de tout le Tonkin ne dépasse pas 3000 personnes. Robert Rumilly appartient à cette société qui vit repliée sur elle-même tout en ayant néanmoins l’impression d’être en voie de conquérir un vaste monde pour son bien.
Les colons français d’Indochine entretiennent une multitude de préjugés sur le compte des Annamites et se gonflent d’un complexe de supériorité sociale et raciale qui se transforme rapidement en un principe de gouvernement. Pour ces colons, en effet, le racisme légitime bien souvent le colonialisme. La prétendue supériorité de l’homme blanc est exaltée de toutes les façons῀: romans, conférences, articles, travaux des sociétés de géographie et d’anthropologie.
Toute la vie du fils d’officier qu’est Robert Rumilly sera imprégnée des ornières colonialistes. Dans ses critiques littéraires, publiées à Montréal au début des années 1930 dans les pages du Petit Journal, Rumilly ne manquera jamais de souligner la grandeur de cette France coloniale. Grâce à l’Algérie, explique-t-il, la France surpasse de façon éclatante n’importe quelle réussite américaine. En Algérie, «῀la France a accompli, en 100 ans, une œuvre gigantesque. [...] L’Algérie est devenue un prolongement de la France, une riche province aussi attachée que les plus vieilles provinces à la patrie commune῀». L’Algérie qui serait l’Algérie, l’Algérie qui serait elle-même à part entière, Rumilly ne peut pas même la concevoir.
En Afrique, juge-t-il encore, les Noirs profitent au mieux de la justice coloniale des Blancs. L’administration française, explique-t-il en 1932 à son public montréalais, «῀protège les indigènes, que les anciens chefs de leur race tyrannisaient. Elle impose une justice ferme, mais équitable et sereine, que les Noirs savent apprécier῀». Le destin d’une colonie est pour elle d’être une colonie. Rien de plus.
En 1973, alors qu’il a 76 ans, la France lui apparaît toujours, «῀en dépit des critiques sur les idées colonisatrices῀», avoir été une simple «῀main protectrice au-dessus de ses colonies῀». Le colonialisme demeure pour lui auréolé de toutes les vertus῀: «῀De nombreux médecins sont morts à la peine pour avoir protégé les habitants contre le choléra. La France a construit des écoles, des hôpitaux et Hanoï lui doit l’immense barrage sur le fleuve Rouge que les Américains n’ont pas osé faire sauter.῀»
En fait, Robert Rumilly ne perçoit qu’un seul travers à la colonisation, et ce, dès les années 1930῀: que les populations se sentent investies, éventuellement, d’un poids politique qui les conduise à l’autonomie. La démocratie, partout et surtout dans les colonies, représente ainsi un danger terrible. «῀Les Antilles, ces paradis terrestres, ont été gâchées comme cela.῀»
Les élections sont la plaie des colonies, écrit-il en 1932. «῀Des élections, ce n’est beau nulle part῀; mais chez les peuples-enfants, grisés de paroles, d’orgueil et d’alcool, c’est lamentable. Puissent les colonies africaines être préservées aussi longtemps que possible῀!῀» Est-ce un jugement qui lui vient en droite ligne de sa famille et du milieu colonial où il grandit῀? Sans doute. Mais cela peut aussi tenir au rejet de la démocratie que propose l’Action française, comme on le verra.
Comme chacun d’entre nous, Rumilly reconstruit une partie de sa mémoire de l’enfance en fonction d’un cadre idéologique acquis à l’âge adulte. L’univers colonial dans lequel il grandit n’est toutefois pas dépourvu lui-même d’une charge idéologique, comme le souligne l’historien anglais Theodore Zeldin῀:
Il y avait une telle différence entre ce qui se passait dans les colonies et ce qu’on en disait à Paris qu’il faut voir les débats doctrinaux à propos du système colonial comme un reflet des tensions et des inquiétudes qui parcouraient la France, plutôt que comme un discours destiné à fournir aux administrateurs ...