CHAPITRE 1
LE MOT «DÉMOCRATIE» JUSQU’AU DÉBUT DE LA MODERNITÉ OCCIDENTALE
Pour bien comprendre l’évolution du mot «démocratie», il importe de rappeler son origine et de saisir le sens qui lui est attribué au moment où éclatent les troubles politiques qui mèneront à la naissance de la démocratie moderne aux États-Unis et en France. Il sera ensuite possible de comprendre comment et pourquoi le terme «démocratie» a été utilisé et (re)défini pour servir des intérêts, à savoir faire triompher des idéaux politiques et renforcer le pouvoir de certaines forces politiques, ou affaiblir celui de leurs adversaires.
«DÉMOCRATIE»: UN MOT GREC
En anglais et en français, tous les noms de régimes politiques sont d’origine grecque, à l’exception de «république», qui vient du latin et signifie «chose publique» (res publica). La typologie classique des régimes politiques proposée par les historiens et philosophes grecs de l’Antiquité comprend généralement l’«anarchie», la «monarchie», l’«aristocratie» et la «démocratie». En grec ancien, archos et kratos signifient respectivement «chef, dirigeant» et «pouvoir, autorité». Dans le cas d’«anarchie», an signifie «sans» ou «absence», «anarchie» évoquant l’absence de chef ou de gouvernement. Mona signifie «un», d’où «monarchie» désignant le gouvernement d’un seul; aristoi signifiant «les meilleurs», «aristocratie» désigne le gouvernement d’une élite, et demos signifiant «peuple», «démocratie» désigne le gouvernement du peuple. La définition de «démocratie» a été particulièrement stable pendant environ deux mille ans, le mot désignant un régime politique où le demos, soit l’ensemble des citoyens, se gouverne directement en délibérant à l’agora où se déroule l’assemblée.
En français, il semble que le terme «démocratie» apparaisse pour la première fois au Moyen Âge, en 1370, dans une traduction des travaux d’Aristote. Il s’agit donc d’un emprunt direct au grec ancien. Le verbe «démocratiser» et l’adjectif «démocratique» apparaissent également vers le milieu du XIVe siècle, au moment où l’évêque Nicole Oresme publie son livre Motz estranges, dans lequel il définit la démocratie comme un régime où la multitude détient le pouvoir. Il faudra attendre le XVIe siècle pour qu’apparaissent le nom «démocrate» et l’adverbe «démocratiquement», alors utilisés en référence à l’Antiquité.
En anglais, c’est en 1531 que «democracy» serait utilisé pour la première fois, quand Thomas Elyot, auteur et diplomate, note qu’il s’agit là du nom donné au régime à Athènes, où les citoyens étaient égaux et où la cité était gouvernée par consensus. Mais il exprime du même souffle son agoraphobie politique, présentant ce peuple comme irrationnel, et indiquant que ce régime «pourrait tout aussi bien être appelé un monstre à plusieurs têtes [...]: il n’était certainement pas stable, et souvent ils [les citoyens] bannissaient ou tuaient les meilleurs citoyens». En 1669, le philosophe politique John Locke, qui rédige alors une proposition de constitution pour l’État de Caroline, précise vouloir «éviter de fonder une démocratie du grand nombre». En anglais, l’adjectif «democratic» apparaît en 1602 et le nom «democrat» en 1740.
Cela dit, «démocratie» et ses dérivés sont rarement utilisés avant le XIXe siècle. Jusqu’alors, il s’agit plutôt de termes savants qui font référence à l’Antiquité grécoromaine.
Pourtant, au Moyen Âge et pendant la Renaissance européenne, des milliers de villages disposaient d’une assemblée d’habitants où se prenaient en commun les décisions au sujet de la collectivité. Les «communautés d’habitants», qui disposaient même d’un statut juridique, ont fonctionné sur le mode de l’autogestion pendant des siècles. Les rois et les nobles se contentaient de gérer les affaires liées à la guerre ou à leurs domaines privés, d’administrer la justice et de mobiliser leurs sujets par des corvées. Les autorités monarchiques ou aristocratiques ne s’ingéraient pas dans les affaires de la communauté, qui se réunissait en assemblée pour délibérer au sujet d’enjeux politiques, communaux, financiers, judiciaires et paroissiaux. On discutait ainsi des moissons, du partage de la récolte commune ou de sa mise en vente, de la coupe de bois en terre communale, de la réfection des ponts, puits et moulins, de l’embauche de l’instituteur, des bergers, de l’horloger, des gardes forestiers, parfois même du curé, des gardiens lorsque sévissaient les brigands, les loups ou les épidémies. On y désignait ceux qui serviraient dans la milice, on débattait de l’obligation d’héberger la troupe royale ou de l’utilité de dépêcher un notable pour aller soumettre à la cour des doléances au nom de la communauté.
Il y avait environ dix assemblées par an, parfois une quinzaine. Elles se déroulaient sous des arbres (le chêne), au cimetière, devant ou dans l’église, ou encore dans un champ. Bref, dans un lieu public, car il était interdit de tenir l’assemblée dans un lieu privé, pour éviter les magouilles. Une étude statistique de 1 500 procès-verbaux indique que ces assemblées comptaient en moyenne 27 participants, soit une représentation d’environ 60 % des foyers des communautés, et pouvaient même accueillir jusqu’à quelques centaines d’individus, dont 10 à 20 % de femmes. Mais à l’époque, dix personnes suffisaient pour former «un peuple» et tenir une assemblée. La participation à l’assemblée était obligatoire et une amende était imposée aux absents quand l’enjeu était important. Un quorum de deux tiers devait alors être respecté pour que la décision collective soit valide, par exemple celle d’aliéner une partie des biens communs de la communauté (bois ou pâturage). Il était si important que la communauté s’exprime que même lorsque la peste a frappé dans la région de Nîmes, en 1649, l’assemblée a été convoquée dans la campagne sur les deux rives d’une rivière, pour permettre de réunir à la fois les personnes ayant fui la ville et celles qui y étaient restées. En général, le vote était rapide, à main levée, par acclamation ou selon le système de «ballote» distinguant les «pour» des «contre» par des boules noires et blanches. Lorsque la décision était importante, les noms des personnes présentes et ayant voté étaient portés au procès-verbal.
Les communautés tenaient aussi quelques assemblées paroissiales par année, qui nommaient les marguilliers, parfois des femmes. Les délibérations y portaient sur le tarif des bancs d’église, parfois l’heure de la messe, ainsi que les soins pour les pauvres et les inhumations. La sage-femme était parfois nommée par l’assemblée d’habitants, parfois par l’assemblée paroissiale, ou encore par une assemblée composée uniquement de femmes.
En plus des assemblées de la communauté, des assemblées fédérales réunissaient plusieurs communautés d’une même vallée, par exemple, pour traiter des affaires communes.
Les villes de quelques milliers d’habitants tenaient aussi des assemblées qui pouvaient réunir 800 personnes, parfois plus encore. Certaines tenaient aussi des assemblées de quartiers. En plus de ces assemblées municipales, des assemblées au sein des guildes de marchands et d’artisans avaient régulièrement lieu pour déterminer les statuts de la guilde, les normes de travail et de production, les droits et devoirs des membres, les modalités de l’aide mutuelle et planifier les cérémonies religieuses. Parfois, les maîtres et les apprentis se réunissaient ensemble, parfois séparément. La majorité des guildes comptaient des femmes dans leurs rangs, certaines associations professionnelles prévoyant même dans leurs statuts que les femmes devaient représenter 50 % des jurés du corps de métier. Certaines guildes n’étaient composées que de femmes. Il y avait aussi des guildes de jeunes garçons, de mendiants et de prostituées, alors que la guilde des lingères à Paris a assuré sa respectabilité en interdisant la participation aux assemblées des lingères qui «se gouvernent mal», c’est-à-dire qui sont soupçonnées de pratiquer la prostitution. Enfin, des milliers de monastères d’hommes ou de femmes ont été fondés au Moyen Âge, où la communauté se réunissait quotidiennement pour prier et pour participer à des assemblées délibératives qui pouvaient compter jusqu’à 200 personnes.
La démocratie médiévale, bien vivante alors, mais aujourd’hui si méconnue, permettait au peuple de traverser de longs mois sans contact direct avec des représentants de la monarchie, une institution qui offrait finalement très peu de services à sa population composée de sujets, et non de citoyens. En d’autres termes: un territoire et une population pouvaient être soumis à plusieurs types de régimes politiques simultanément, soit un régime autoritaire (monarchie pour le royaume, aristocratie pour la région) et un régime égalitaire (démocratie locale ou professionnelle). Cela dit, la logique d’échelle pouvait être inversée, avec des régimes tyranniques sur les lieux de travail (esclavage), alors que le régime politique officiel était libéral et dirigé par des politiciens élus, comme aux États-Unis au XIXe siècle, avant la fin de l’esclavagisme.
Les communautés d’habitants et les guildes de métiers perdent peu à peu de leur autonomie politique non pas en raison d’un dysfonctionnement de leurs pratiques démocratiques, qui se poursuivent d’ailleurs dans certains cas jusqu’au XVIIIe siècle, mais plutôt en raison de la montée en puissance de l’État, de plus en plus autoritaire et centralisateur. Vers les XVIe et XVIIe siècles, les royaumes monarchiques se transforment peu à peu en États, soit un nouveau système politique qui développe plusieurs stratégies pour accroître son pouvoir d’imposition, de taxation et de conscription, alors que la guerre coûte de plus en plus cher, en raison des développements technologiques de la marine et de l’armement (arquebuses, canons). En effet, ces États modifient petit à petit les lois et règlements qui encadrent les villes et villages, pour maximiser leur capacité d’appropriation des revenus et des hommes.
Or, si la démocratie locale peut bien s’accommoder d’un roi et même l’honorer, c’est dans la mesure où il se contente de rendre justice et de vivre surtout des revenus de ses domaines. De nouveaux prélèvements fiscaux et l’élargissement de la conscription militaire sont perçus dans les communautés comme le résultat de mauvaises décisions du roi ou de ses conseillers, et comme une transgression inacceptable et révoltante des coutumes et des droits acquis.
L’assemblée d’habitants est alors un espace où s’organise la résistance face à cette montée en puissance de l’État. Par exemple, en protestation contre une conscription jugée illégitime, les assemblées choisissent un handicapé pour servir dans la milice. Lorsqu’on annonce de nouvelles taxes, les cloches convoquent l’assemblée et le demos se transforme parfois en foule émeutière, en plèbe: elle attaque les prisons pour libérer les prisonniers endettés, incendie la maison du «gabeleur», voire l’assassine. En guise de représailles, les troupes royales confisquent les cloches et les fondent. Finalement, les assemblées d’habitants sont tout simplement interdites et le roi nomme des préfets à la tête des communautés.
L’interdiction de s’assembler est justifiée par un discours relevant de l’agoraphobie politique, à savoir que les assemblées sont présentées comme tumultueuses et contrôlées par les pauvres. En 1784, l’intendant de Bourgogne, en France, explique ainsi que ces «assemblées où tout le monde est admis, où les gens les moins dociles font taire les citoyens sages et instruits, ne peuvent être qu’une source de désordres». Or l’historien Antoine Follain explique qu’il «n’y a probablement pas plus de “tumultes” au XVIIIe siècle qu’au XVIe siècle. Soit les autorités s’offusquent de choses qui n’en valent pas la peine, soit ce n’est qu’un prétexte pour servir une politique de resserrement des assemblées sur les “notables”».
Malgré cette riche histoire de la démocratie médiévale, le mot «démocratie» faisait référence à des régimes de l’Antiquité, principalement Athènes, et il n’était semble-t-il jamais utilisé pour parler de ces assemblées d’habitants. Le terme n’était pas non plus utilisé pendant la Renaissance pour désigner ...