SECTION 1
Fondements et limites
Chapitre 1
La justice sociale et les limites
des ressources en santé
Jocelyne Saint-Arnaud
La limite des ressources dans le domaine de la santé constitue une préoccupation constante des systèmes de santé à travers le monde. La question soulève des enjeux éthiques de justice sociale. En effet, le système de santé devrait garantir un accès aux services de santé pour tous, peu importe le revenu ou le statut social. La Loi canadienne sur la santé et ses cinq principes généraux (gestion publique de l’assurance maladie, intégralité des services, universalité, transférabilité entre les provinces et accessibilité aux soins) assurent une égalité formelle d’accès aux soins médicaux, mais la question de l’accès à des soins adéquats en temps opportun se pose avec acuité. La gestion des systèmes de santé est laissée à chacune des provinces qui peuvent favoriser ou non un accès réel aux soins de santé.
Plusieurs facteurs expliquent la limite des ressources en santé. L’énumération qui suit n’est pas exhaustive: baisse des paiements de transferts en provenance du gouvernement fédéral, diminution des crédits accordés à la santé au Québec, augmentation des attentes de la population, augmentation des coûts suscités par les nouvelles techniques diagnostiques, chirurgicales et thérapeutiques, coût accru des nouveaux médicaments, augmentation des dépistages et des traitements préventifs, comme le test de PSA pour le dépistage du cancer de la prostate pour des hommes asymptomatiques, hausse du nombre de personnes âgées grâce à une augmentation de l’espérance de vie à la naissance, etc.
Depuis des années, le gouvernement québécois présente principalement deux stratégies pour faire face au problème de la limite des ressources: 1) une restructuration et une meilleure gestion du réseau public de santé; une «rationalisation» des ressources, souvent synonyme de rationnement: «faire plus avec moins» constitue le mot d’ordre du ministère de la Santé et des Services sociaux (MSSS) depuis des décennies; 2) l’injection de fonds de manière sporadique, notamment pour régler l’engorgement dans les urgences ou attirer du personnel médical en régions éloignées, l’octroi aux médecins de famille de forfaits pour la prise en charge des patients et la coordination des services, la distribution de primes à la performance dans les milieux hospitaliers, ou encore des investissements dans des programmes spécifiques pour diminuer les listes d’attente, comme dans les chirurgies de la hanche, du genou ou de l’œil. Ces stratégies n’ont pas apporté les résultats attendus dans l’accès aux services pour l’ensemble de la population, notamment aux services de première ligne. La réforme Barrette actuellement en cours mise sur une recentralisation du pouvoir au MSSS, sur un regroupement régional au sein des CISSS (centres intégrés de santé et de services sociaux) et CIUSSS (centres intégrés universitaires de santé et de services sociaux) et sur l’imposition de quotas aux médecins généralistes pour qu’ils suivent un plus grand nombre de patients.
Le but de cette introduction consiste: 1) à définir en quoi consiste un système de santé équitable comme application du principe de justice sociale; 2) à montrer à l’aide de certains indicateurs comment notre système de santé, aux prises avec la limite des ressources, ne peut apporter une réponse adéquate aux besoins de l’ensemble de la population québécoise et donc qu’il ne remplit pas une des conditions essentielles à un système de santé équitable; 3) à mettre en évidence certains impacts des politiques gouvernementales sur les pratiques en santé.
L’équité dans le domaine de la santé
Dans une perspective égalitaire, l’équité dans le domaine de la santé est respectée si les deux conditions suivantes sont remplies: 1) une égalité d’accès aux soins; 2) une réponse adéquate aux besoins de santé. Considérons d’abord la première condition. Le principe d’égalité des droits dans le domaine de la santé est interprété en fonction de l’égalité d’accès à des soins de santé, selon Daniels. Il ne s’agit pas ici d’un droit à la santé, dont la réalisation serait hautement utopique, mais d’abord d’un accès à des soins de santé, quels que soient le revenu, le rang social, l’appartenance culturelle, ou tout autre critère non pertinent au regard de l’amélioration ou du maintien du bien-être individuel et collectif. Il s’agit là d’une exigence du principe de justice formelle qui stipule que les êtres d’une même catégorie essentielle doivent être traités de la même façon, la catégorie essentielle, dans le cas présent, étant l’ensemble des citoyens. Il s’agit ici d’un critère d’impartialité ou de non-discrimination. En tant que Canadien, tout citoyen a droit (is entitled) aux services couverts par la Loi canadienne sur la santé de 1984, sans discrimination. En ce sens, notre système étatique de soins est une condition égalitaire d’accès aux soins. Il permet à tous ceux qui le nécessitent d’accéder à des soins médicaux, qu’ils soient offerts en milieu hospitalier ou en cabinet privé. Du point de vue de la justice formelle, moins il existe de classes d’individus, plus les structures institutionnelles sont égalitaires. Un système étatique de soins impose une structure formellement plus égalitaire qu’un système à deux niveaux (communément appelé à deux vitesses) ou à plusieurs niveaux. En principe, il sert mieux le droit à un accès universel aux soins et il répond mieux aux exigences de non-discrimination associées à la justice formelle. Cependant, le système ne sera équitable que s’il arrive à fournir un soin adéquat en temps opportun, ce qui nous amène à discuter de la deuxième condition d’application du principe de justice en tant qu’équité.
De nombreux auteurs reconnaissent la pertinence du besoin comme critère d’allocation des ressources en santé. En pratique clinique, le besoin est évalué par le patient lui-même, selon ses perceptions et ses expériences de santé, et par les soignants qui utilisent leurs connaissances, leur expérience et différents outils, tests et mesures diagnostiques, permettant d’évaluer les problèmes de santé en cause. En santé publique, le besoin est évalué en fonction des déterminants de la santé, d’indicateurs comme les taux de mortalité et de morbidité et des résultats d’études, tant quantitatives que qualitatives, qui permettent d’évaluer le bien-être et la santé des communautés et de la population. Si on respecte l’autonomie des communautés, ces dernières doivent aussi participer à la définition de leurs besoins. Fonder l’allocation des ressources en santé sur les critères d’égalité d’accès aux soins et de réponses adéquates aux besoins impose de mettre de côté des critères comme le mérite ou un même traitement pour tous.
Un traitement semblable pour tous est inapproprié étant donné les diverses conditions de santé des individus et des communautés, notamment sur les plans génétique, économique, social et environnemental. Appliquer à tous le même traitement ne répond pas aux besoins spécifiques de différentes communautés et peut créer de plus grandes inégalités. Ainsi, des études ont montré que ceux qui bénéficient le plus des campagnes et des mesures préventives, au sens où ils modifient leur comportement dans la direction souhaitée, sont les jeunes adultes, plus instruits et plus riches que la moyenne, alors que les plus malades et les moins en santé sont les individus vivant dans des milieux défavorisés. En améliorant la santé des mieux nantis, on agrandit l’écart qui les sépare des classes défavorisées en matière de santé.
Par ailleurs, les deux conditions nécessaires à une intervention équitable, soit l’absence de discrimination dans l’accès aux soins (critère de justice formelle) et une réponse adéquate aux besoins (critère de justice distributive), éliminent la possibilité d’un recours au mérite pour privilégier certains individus ou certains groupes aux dépens des autres. Ainsi, il n’est pas acceptable pour les tenants des critères égalitaires de privilégier dans l’accès aux traitements, qu’ils soient curatifs, préventifs ou promotionnels, les individus qui appliquent les directives médicales ou qui répondent aux normes de santé publique (diète adéquate, exercice physique, anti-tabagisme) au détriment des autres. Pourtant, en situation de rareté des ressources, des auteurs favorisent l’utilisation du critère du mérite pour rationner les soins et les traitements, particulièrement dans le domaine de la transplantation d’organes.
La santé publique n’est pas exempte de pratiques qui vont à l’encontre des principes énoncés, notamment quand elle favorise, dans l’établissement de ses priorités, des groupes de pression bien organisés. À l’opposé, certains groupes sont sans voix; c’est le cas, par exemple, des personnes âgées requérant des services à domicile ou des personnes nécessitant des soins palliatifs adéquats dont les besoins ne sont pas considérés comme prioritaires. Les priorités établies dans les programmes d’intervention doivent être fondées sur les résultats d’évaluation des besoins et non dépendre d’intérêts économiques, médiatiques, étatiques ou idéologiques. En fait, les seuls individus, communautés ou populations à privilégier sont ceux dont les besoins sont les plus grands, ce qui justifie certaines interventions ciblées sur des groupes qui sont atteints d’un grave problème de santé ou qui fort probablement risquent de l’être. En effet, certains problèmes de santé sont plus graves que d’autres et les personnes qui manifestent un plus grand besoin sont celles dont la vie est menacée ou dont la santé serait atteinte gravement et de manière irréversible sans intervention. Une échelle de gravité permet de hiérarchiser les interventions curatives en fonction du degré de l’atteinte. En prévention, s’ajoute une échelle de probabilité...