CHAPITRE 1
Versification et prosodie
Le caractère musico-dramatique de l’opéra verdien, cela va presque sans dire, est façonné par la narration – l’arrivée d’un personnage, les combinaisons variées des voix, le déroulement des péripéties. Il l’est également par la structure même de la poésie italienne qui est un des principaux critères définissant l’espace du morceau musical – il pezzo chiuso – ainsi que son organisation interne. Cette organisation provient de pratiques compositionnelles employées par Verdi jusqu’à Aida, et en bonne partie également dans Otello et Falstaff. Les poètes, bien entendu, doivent s’adapter au genre littéraire du livret. Mais même les praticiens renommés n’ont pas toujours su satisfaire le goût de Verdi, ce que vécut le compositeur, par exemple, avec le journaliste et poète Antonio Somma et son fameux projet shakespearien du Re Lear (qui ne vit jamais le jour) et d’Un ballo in maschera. La correspondance de Verdi avec Somma prend souvent une tournure didactique, et révèle la frustration du compositeur envers les brouillons successifs issus de la plume du poète. Au cours de l’élaboration du Re Lear en août 1853, Verdi lui écrit:
Je vous dis que la forme se prête mal à la musique. Personne ne privilégie la nouveauté de la forme plus que moi, mais la nouveauté devrait toujours être en accord avec la musique. Il est vrai que tout peut être mis en musique, mais tout ne produira pas de l’effet. Pour faire de la musique, il est essentiel d’avoir des strophes qui forment des cantabili, des strophes qui unissent les voix, des strophes qui font des larghi, des allegri, etc. […] le tout en alternance pour que rien ne devienne froid ou monotone.
L’effet
Cette lettre résume la perspective verdienne à partir de la fin des années 1840. La quête de nouveauté y est un thème récurrent, mais cette nouveauté est presque toujours encadrée par une reconnaissance de la tradition. Certes, les solutions «en accord avec la musique» peuvent souligner implicitement le caractère de faits immuables venant soutenir n’importe quelle bonne musique d’opéra. Après tout, la polémique conservatrice présentera naturellement le statu quo comme la seule façon de ne pas trahir l’art dans ses principes fondamentaux. Mais en évoquant devant Somma la notion d’«effet» – une expression et un concept qui émergent maintes fois dans sa correspondance –, Verdi, pour qui la question est primordiale, fait preuve d’une tout autre orientation. Pour lui, les procédés conventionnels utilisés avec dextérité et imagination sont garants d’effets théâtraux convaincants, tandis que la nouveauté, sans ces balises, peut réduire l’impact sur scène. Bien qu’elle ait mauvaise presse sur l’échelle de valeurs de l’esthétique romantique (les paroles bien connues de Richard Wagner vilipendant Meyerbeer comme le pourvoyeur d’«effets sans cause» sont un locus classicus), la notion d’effet prend chez Verdi un aspect résolument positif, sans jamais qu’il explique de façon détaillée ce qu’il entend par cette catégorie esthétique. La lettre à Somma décrit utilement l’antipode de l’effet – la froideur et la monotonie (freddo e monotono) – tandis qu’une autre lettre, également à Somma datée de la même année, souligne le contraste entre un Re Lear rempli «de situations très intéressantes, mais sans variété» et un Rigoletto créé deux ans auparavant qui, pour sa part, semble être le meilleur sujet qu’il n’a jamais mis en musique «quant à l’effet […]: on y trouve des situations très puissantes, de la variété, le brio, le pathétique».
On peut en conclure sans doute que, par son organisation interne, un bon livret met en valeur une variété d’émotions. Par ailleurs, on peut mettre l’accent sur l’efficacité avec laquelle la poésie du livret – outre ses qualités, si importantes soient-elles, de style et de langage – forme ces contrastes. Même si la structure de la poésie italienne destinée au livret suit une série de conventions, le thème que je développe tout au long de ce chapitre ne doit nullement réduire l’importance du livret à un fait esthétiquement négligeable, du moins du côté de l’intention des créateurs. Le livret n’est en aucun cas une simple ossature destinée à être remplie de matière musicale esthétiquement significative. Au contraire, la correspondance de Verdi avec ses librettistes montre qu’il est toujours à la recherche d’expressions à la fois théâtrales et efficaces en elles-mêmes. Daniela Goldin Folena a récemment observé qu’aux yeux du compositeur, la musique pourra véhiculer une action théâtrale seulement si les vers possèdent une grande autonomie esthétique. Et selon Abramo Basevi, Verdi démontre une grande capacité à «juger si le poète a bien exprimé l’action selon les inflexions naturelles du cœur humain».
Rien n’illustre mieux l’importance que Verdi accorde aux paroles de ses livrets que le concept de parola scenica ou «mot théâtral». Cette expression, qu’il emploie à de rares occasions vers la fin de sa carrière dans sa correspondance avec ses librettistes, prend plus d’envergure dans la critique verdienne actuelle, bien qu’elle ne soit pas utilisée systématiquement. Verdi ne l’ayant jamais expliquée, il s’agit apparemment pour lui de paroles ou d’expressions vocales qui résument l’essentiel d’une situation tout en créant des résonances dramatiques au-delà des effets purement ponctuels. Malgré le manque d’indices directs à cet effet, la notion de parola scenica s’apparente sûrement au même souci esthétique que la quête perpétuelle de la concision dont témoigne la correspondance du compositeur avec ses collaborateurs. «L’effet sur le public de telles paroles est toujours puissant», écrit-il à l’éditeur Giulio Ricordi en 1870, en faisant remarquer que ces expressions ne sont pas nécessairement littéraires, autrement dit, que l’effet de la concision théâtrale ne doit rien céder à la beauté (Verdi en dira autant à propos de la musique d’opéra). Pensons à «Ahi! sciagurata!» («Ah! la misérable!») que lance Manrico lors de sa grande scène avec Azucena au deuxième acte d’Il trovatore. Ces paroles, en quelque sorte, résument l’événement déclencheur de toute l’intrigue et servent de tremplin au long récit chanté par Azucena qui évoque la mort de sa mère. Les mots de Macbeth après le meurtre de Duncan, «Tutto è finito!», avant son grand duo avec Lady Macbeth au premier acte de l’opéra éponyme, résonnent dans ce duo et même dans l’opéra en entier: le roi est mort, l’usurpateur mourra aussi. Le motif mélodique de ˆ6-ˆ5 énoncé par Macbeth alors qu’il chante «Tutto è finito!» s’illustre plusieurs fois au cours de ce long duo, selon une stratégie musicale emblématique de la pertinence dramatique de la parola scenica (ou plutôt des parole sceniche).
La métrique
Le choix d’une métrique appropriée sous-tend cette quête de l’effet et de l’émotion. L’un des fondements du livret verdien reste, comme dans tout l’opéra italien, l’alternance entre les versi sciolti (littéralement vers desserrés ou libres, mais on retrouve souvent la traduction de «vers blancs») destinés aux intervalles entre les numéros musicaux et les vers plus lyriques écrits pour les numéros eux-mêmes. Le terme verso sciolto est bien enraciné dans la théorie de la métrique italienne: les théoriciens le décrivent comme un vers non rimé de onze syllabes, l’endecasillabo, et plusieurs d’entre eux notent aussi sa propension à inclure des enjambements fréquents entre les vers. Mais il y a des nuances à apporter à cette définition dans le domaine de l’opéra, comme en témoignent les versi sciolti menant à l’aria «Ah, fors’è lui» de Violetta au premier acte de La traviata (livret de Francesco Maria Piave), opéra qui fournira la majorité des exemples de ce chapitre. Rappelons que Violetta rumine son amour naissant pour Alfredo:
È strano!… è strano!… in core (7)
Scolpiti ho quegli accenti! (7)
Sarìa per me sventura un serio amore? (11)
Che risolvi, o turbata anima mia? (11)
Null’uomo ancora t’accendeva… O gioia (11)
Ch’io non conobbi, essere amata amando!… (11)
E sdegnarla poss’io (7)
Per l’aride follie del viver mio? (11)
[Étrange… étrange… dans mon cœur sont gravés ces accents! Un véritable amour serait-il un malheur pour moi? Que vas-tu décider, ô mon âme troublée? Aucun homme ne m’a encore enflammée… O joie que jamais je ne connus! Aimer, être aimée! Pourrais-je la dédaigner pour les folies stériles de ma vie?]
Dans cet extrait, il s’agit non seulement de vers endecasillabi mais également de vers de sept syllabes, les settenari. Ce texte offre l’occasion de passer en revue quelques principes de la métrique italienne. Tous les vers de Violetta sont des vers piani – ils se terminent sur une syllabe accentuée, suivie d’une syllabe non accentuée (par exemple, «core» ou «accenti»). Dans ce type de vers, le nombre réel de syllabes, en tenant compte de l’élision des voyelles (soit à l’intérieur d’un mot, soit entre la fin d’un mot et le début du prochain), est le nombre attribué au vers. L’élision des voyelles entre les mots (sinalefe/synalèphe) dans le premier settenario est ici surligné: «È strano!… è strano!… in core». Dans la grande majorité des cas, deux voyelles successives dans un même mot (sinaresi/synérèse) ne forment qu’une syllabe, comme «follie» dans la rythmique du vers endecasillabo qui termine ce passage. Ce même vers contient aussi une exception importante: lorsque deux voyelles successives se trouvent à la fin du vers piano, il s’agit, dans ce cas, de deux syllabes où l’accent tonique, bien en...