CHAPITRE 1
L’intégration pour vieillir en santé
Par-delà ses ancrages dans la science des organisations sociosanitaires, l’intégration des services participe d’une perspective plus large, en rupture avec les modèles conceptuels du passé essentiellement centrés sur les besoins du système. Cette perspective se nomme l’approche populationnelle. Elle se fonde sur l’idée que la santé et le bien-être sont l’affaire de tous, pas seulement des soignants, et que cette préoccupation commune se déploie tout au cours de la vie, de la naissance à la mort, dans tous les lieux où cette vie se déroule, de l’école au milieu de travail, en passant par les divers milieux de vie que connaîtra la personne tout au cours de son existence. Ainsi, traditionnellement, les dispensateurs de services de santé et de services sociaux jouent un rôle crucial à des moments critiques de la vie (naissance, maladie, perte d’autonomie, etc.). Selon la perspective populationnelle, ils doivent également contribuer à augmenter notre capacité collective à produire de la santé et du bien-être en travaillant de concert avec tous les acteurs de la communauté.
L’approche populationnelle
L’approche populationnelle constitue une stratégie globale visant à réaliser de manière intégrée des actions ou des interventions sur l’ensemble des facteurs qui déterminent la santé et le bien-être de la population et des communautés qui la composent, en partant d’une analyse rigoureuse des besoins exprimés et non exprimés de ce collectif vivant sur un territoire géographiquement défini. La réponse concertée aux besoins de ce collectif requiert un partage de responsabilités de tous les acteurs et secteurs d’activité; cette réponse est donc profondément intersectorielle.
L’une des conditions fondamentales de transformation des besoins de la population est bien entendu l’évolution sociodémographique. À l’instar d’autres sociétés occidentales, le Québec est confronté à divers défis sociodémographiques, dont le vieillissement accéléré de sa population, l’arrivée d’immigrants et de réfugiés, l’évolution des rapports intergénérationnels, la transformation de la main-d’œuvre et la nécessaire conciliation entre les fonctions sociales (famille, études, travail, retraite, loisirs, etc.), la récurrence de la pauvreté, l’arrivée à la retraite des baby-boomers, etc. La persistance des inégalités sociales de santé et l’accroissement de la prévalence des problèmes chroniques biopsychosociaux, de la comorbidité et des incapacités qui sont associées au vieillissement sont d’autres défis majeurs qui se présentent à notre société. La qualité de vie et la participation sociale des individus s’en trouvent affectées, ce qui provoque des coûts sociaux importants alors même que nombre de ces problèmes sont évitables. Le système de santé et de services sociaux et les autres secteurs d’activité de la société doivent alors adapter en continu leurs façons de travailler pour mieux faire face à ces nouveaux défis.
Ces défis, parmi d’autres, participent d’une cascade de transitions posant chacune son lot d’enjeux conceptuels, organisationnels et cliniques.
La transition sociodémographique mondiale se caractérise par un allongement continu de la vie (autour de trois mois de gain en moyenne par année) qui provoque une transformation radicale de la pyramide des âges.
Bien qu’elle soit un succès collectif formidable, cette transition très fondamentale, unique dans l’histoire de l’humanité, en engendre une seconde, la transition épidémiologique, pendant laquelle les besoins de la population se transforment profondément. Les maladies de notre époque sont en effet de plus en plus chroniques et, par conséquent, de moins en moins aiguës (infectieuses ou traumatiques). Une part importante d’entre elles sont en outre évitables. Et en raison de leur chronicité, elles sont de plus en plus associées à d’autres problèmes de santé et psychosociaux qui rendent leur traitement beaucoup plus complexe. Ce faisant, cette seconde transition rend partiellement inadéquats les systèmes de santé et de services sociaux traditionnels conçus à une autre époque, pour d’autres besoins.
Cette transition épidémiologique en engage une troisième, la transition conceptuelle, découlant de l’évolution de la notion de santé, dorénavant conçue de manière beaucoup plus ample et multidimensionnelle que la traditionnelle absence de maladie. Les définitions les plus actuelles de la santé lient étroitement cette dernière et le bien-être en les subsumant dans une conception proche de celle de qualité de vie. Selon cette perspective, la santé permet à l’individu, dans son contexte de vie, en accord avec sa culture et ses valeurs, de réaliser ses objectifs de vie. On est donc loin d’une conception classique fondée strictement sur la pathologie.
Une définition de la santé
La santé est un état de complet bien-être physique, mental et social qui permet, à la satisfaction de l’individu, d’accomplir son projet de vie.
Par ailleurs, si la mort reste bien entendu l’horizon ultime, la perte d’autonomie fonctionnelle n’est plus une forme de mort avant l’heure. Depuis plusieurs décennies, on observe en effet une condensation de plus en plus intense de soins de santé dans une fin de vie reportée dans le temps et de plus courte durée. Écrit autrement, nous vieillissons globalement en meilleure santé, même si des incapacités peuvent découler de maladies chroniques. Dans ce contexte, fondé sur la conception de la santé que nous venons d’évoquer, la qualité de vie est possible même en situation de perte d’autonomie fonctionnelle. Si les incapacités liées à l’âge augmentent au grand âge, et que leurs effets les plus handicapants, voire morbides, se resserrent de plus en plus autour d’une période relativement courte en fin de vie, la perte d’autonomie fonctionnelle, qui peu à peu débute en moyenne autour des 75 ans, peut et doit faire l’objet d’une intervention autonomisante qui aura pour effet de maintenir, voire d’accroître la santé, au sens que nous venons de lui donner. De plus, un grand nombre de pathologies que connaissent les aînés sont évitables, soignables et compensables. Ainsi, les années de vie en perte d’autonomie fonctionnelle n’ont pas à être considérées comme une fatalité, comme des années où les soins ne sont que plus ou moins évidemment palliatifs. Il est possible au contraire, et l’histoire récente de l’humanité le montre, de vivre longtemps en santé avec des incapacités dont on minorera les effets handicapants.
Cette cascade de la transition sociodémographique à la transition épidémiologique, puis à la transition conceptuelle qui a cours actuellement, et dont le présent ouvrage constitue un bon exemple, se prolonge ultimement dans une quatrième transition relative à la façon concrète d’organiser et de fournir les services. La transition organisationnelle et professionnelle en démarrage depuis quelques années requiert la transformation des rapports entre acteurs organisationnels et professionnels, s’incarnant dans de nouvelles façons de travailler (collaboration interprofessionnelle, approche du patient-partenaire, concertation intersectorielle, etc.). Cette transition vise à mieux faire face à la complexité des besoins et des situations cliniques découlant des transitions précédentes.
Cette quatrième transition est elle-même soutenue par des évolutions technologiques nombreuses (télésurveillance, télésanté, téléréadaptation, soutien à des pratiques d’autogestion par l’usager, domotique, nanotechnologie et nouveaux traitements pharmacologiques, système d’information clinique informatisé et partageable, etc.). Il s’agit de la transition technologique, laquelle offre une occasion de gains d’efficience et d’efficacité dans plusieurs domaines. Par exemple, pour le secteur de la santé et des services sociaux, le développement d’un dossier-usager (comprenant les informations médicales, mais également les informations psychosociales) partageable associé à des outils d’aide à la décision clinique, facilitant le suivi interprofessionnel et à distance par la télésurveillance, les télésoins et la télémesure, soutient une importante transformation dans la façon de délivrer les services. Ces avancées technologiques augmentent les capacités diagnostiques et de traitement et contribuent à l’accroissement de la participation des usagers aux décisions les concernant, soutiennent les pratiques d’autogestion des soins, le monitorage de la qualité, etc. L’accès en temps opportun aux données cliniques agrégées alimente une reddition de comptes et une mesure de la performance des services, et donc la capacité managériale à relever les défis populationnels que posent ces transitions.
Des transitions fondamentales,
incontournables et interreliées
Sociodémographique.
Épidémiologique.
Conceptuelle.
Organisationnelle et professionnelle.
Technologique.
L’adaptation des systèmes de santé et de services sociaux aux défis que posent ces transitions est conditionnée par quatre groupes de déterminants de la santé en interaction (Roy, Litvak et Paccaud, 2010): 1) les facteurs biologiques et génétiques, 2) les habitudes de vie et les comportements liés à la santé et au bien-être, 3) l’environnement physique et social, c’est-à-dire les conditions de vie des personnes et des groupes, ainsi que 4) l’organisation des soins et des services.
Selon le Canadian Institute for Advanced Research (2001), la contribution à la santé de chacun de ces déterminants n’est pas égale, celle du système de soins étant de 25%, comparativement à une part de plus de 50% associée aux conditions de vie, 60% si l’on y inclut l’environnement physique. Ainsi, sur les 30 ans d’espérance de vie gagnés au cours du siècle dernier, 8 sont attribuables au système de soins, et 22 à l’amélioration des conditions de vie, de l’environnement et des habitudes de vie (MSSS, 2005). Ceci montre l’importance pour le système de santé et de services sociaux de collaborer avec les partenaires intersectoriels pour agir en amont sur l’ensemble des déterminants de la santé, plutôt que de se confiner aux seules dimensions strictement sanitaires. L’affirmation voulant que la santé soit l’affaire de tous n’est pas qu’un principe général, vaguement humaniste, mais bien le fondement essentiel d’un changement de paradigme pour agir sérieusement sur ce qui contribue le plus à sa production. Cependant, malgré une amélioration globale de la santé et du bien-être au cours des dernières décennies par la mise en place de politiques et de programmes sociaux, les inégalités sociales et de santé persistent et tendent parfois même à se creuser, ce qui conduit à une iniquité dans les bénéfices de santé obtenus par les différents groupes constituant la société.
Quatre groupes de déterminants
de la santé et du bien-être
Les facteurs biologiques et génétiques.
Les habitudes de vie et les comportements liés à la santé et au bien-être.
Les environnements physiques et sociaux.
L’organisation des soins et des services de santé et sociaux.
Une stratégie fondamentale d’intervention populationnelle en matière de santé développera un continuum d’actions qui portera de manière cohérente sur ces quatre déterminants de la santé et du bien-être. Le présent livre s’intéresse plus particulièrement au quatrième groupe de déterminants, mais en montrant les liens logiques d’interdépendance qu’il entretient avec les trois autres. Ce groupe de déterminants importe évidemment beaucoup pour notre propos, car c’est sur celui-ci que cherchent à agir les dispositifs d’intégration des services. Il y a donc un lien étroit entre l’accroissement de la santé et du bien-être de la population et l’amélioration de la performance des systèmes de santé et de services sociaux dans une perspective intégratrice (Roy, Litvak et Paccaud, 2010). Pour le renforcer, l’intégration des services cherche à articuler de manière efficace trois finalités interreliées de l’approche populationnelle.
Trois finalités de l’approche populationnelle
L’amélioration de la santé et du bien-être de la population.
L’amélioration de l’expérience vécue par les usagers des soins et services reçus, notamment en favorisant leur participation citoyenne dans l’organisation des services et leur rôle actif dans l’espace clinique.
L’amélioration de la performance fonctionnelle des organisations concernées par les deux finalités précédentes.
Ces trois finalités sont concrètement incarnées dans diverses stratégies d’intervention, historiquement trop souvent cloisonnées dans des systèmes de santé et de services sociaux fragmentés. Traditionnellement, à chaque stratégie son organisation indépendante (hôpital, services à domicile, etc.), malgré le fait que l’usager qui les requiert soit, lui, global.
Un dispositif profondément intégrateur articulera plusieurs types d’interventions visant les diverses catégories de déterminants de la santé et du bien-être. Par exemple, pour les personnes aînées, les stratégies de promotion de la participation sociale ou de meilleures conditions de vie sont des facteurs de protection cruciaux du maintien de l’autonomie fonctionnelle, tout comme les interventions de prévention, qui consistent à intervenir précocement sur les facteurs de risque (par exemple: mauvaises habitudes de vie comme la sédentarité, la mauvaise alimentation, le tabagisme, etc.), ou les interventions d’autonomisation prenant la forme de différentes stratégies d’habilitation de l’usager et de renforcement des capacités des communautés pour l’autoprise en charge de leur santé et de leur bien-être. Cela peut inclure des volets d’information, d’enseignement, d’éducation à la santé, etc., soit autant de stratégies de développement de la littératie des usagers.
Une intervention intégrée comportera bien entendu des interventions curatives, qui consistent à agir sur les causes, les symptômes ou les effets d’un problème biopsychosocial manifeste, mais aussi des interventions de réadaptation et de restauration, qui consistent à déployer une intervention permettant aux personnes de retrouver une part ou la totalité de leur capacité fonctionnelle. La réadaptation s’effectue de manière ponctuelle à la suite du surgissement d’une incapacité, alors que la restauration est une manière de concevoir toute intervention, à quelque moment que ce soit du parcours de l’usager. La restauration pose le regard non seulement sur les pertes, mais aussi sur les capacités, les potentiels, et les dimensions préservées ou récupérables de l’autonomie. Elle requiert de la part des intervenants une compétence à reconnaître la personne dans sa potentialité, plutôt que dans ses pertes, en adoptant une posture accompagnatrice (being with) plutôt qu’interventionniste (doi...