Lâapprentissage visible Ă lâintĂ©rieur
Les ordinateurs que nous achetons ont souvent une Ă©tiquette portant la mention «Intel inside» («Intel Ă lâintĂ©rieur» en français). MĂȘme si la plupart dâentre nous ne savent peut-ĂȘtre pas exactement ce que cela signifie, lâĂ©tiquette est une sorte de garantie que le produit achetĂ© est de bonne qualitĂ© et quâil fonctionne. La mention «Intel Ă lâintĂ©rieur» renvoie au processeur de lâordinateur, au cerveau de lâappareil â câest-Ă -dire lâĂ©lĂ©ment clĂ© qui assure le bon fonctionnement des programmes et des autres composantes matĂ©rielles de lâordinateur. Ă bien des Ă©gards, on pourrait dire que nos Ă©coles mettent lâaccent sur les «programmes» (scolaires) et sur le «matĂ©riel» (les bĂątiments et les ressources), plutĂŽt que sur le processeur (les attributs fondamentaux qui assurent la rĂ©ussite des Ă©coles). Les «programmes» et le «matĂ©riel» sont les principaux Ă©lĂ©ments utilisĂ©s par les politiciens et les directions dâĂ©cole pour promouvoir la scolarisation, et constituent Ă©galement des sujets de prĂ©dilection dans les dĂ©bats. Il suffit de soulever la question de la taille des classes, du regroupement des Ă©lĂšves dans les classes, des salaires et des finances, de la nature des environnements dâapprentissage et des bĂątiments, des programmes dâĂ©tudes ou de lâĂ©valuation, pour engendrer un dĂ©bat tout aussi interminable que savoureux. Toutefois, ces Ă©lĂ©ments ne font pas partie des attributs fondamentaux qui caractĂ©risent une bonne scolarisation.
Le prĂ©sent ouvrage sâintĂ©resse Ă ces attributs fondamentaux â au processeur «Intel Ă lâintĂ©rieur». Il nâaborde pas les Ă©lĂ©ments de la scolarisation tels que les «programmes» ou le «matĂ©riel», mais sâinterroge plutĂŽt sur les attributs qui ont une rĂ©elle incidence sur lâapprentissage des Ă©lĂšves â câest-Ă -dire qui le rendent visible, qui permettent Ă une Ă©cole dâapposer lâĂ©tiquette «Apprentissage visible Ă lâintĂ©rieur».
Le mot apprentissage renvoie Ă la façon dont nous abordons le savoir, la comprĂ©hension, puis lâapprentissage des Ă©lĂšves. La nĂ©cessitĂ© de garder lâapprentissage Ă lâavant-plan et dâenvisager lâenseignement essentiellement du point de vue de son impact sur lâapprentissage des Ă©lĂšves est un thĂšme rĂ©current dans cet ouvrage. Le mot visible renvoie dâabord Ă la nĂ©cessitĂ© de rendre lâapprentissage des Ă©lĂšves apparent pour les enseignants, de cerner clairement les facteurs qui ont une incidence manifeste sur lâapprentissage des Ă©lĂšves et de veiller Ă ce que tout le monde dans lâĂ©cole (Ă©lĂšves, enseignants et direction) ait visiblement conscience de son impact sur lâapprentissage. Il renvoie Ă©galement Ă lâimportance de rendre lâenseignement visible pour les Ă©lĂšves, de façon Ă ce quâils puissent devenir leurs propres enseignants. Cette posture fondamentale caractĂ©rise lâacquisition continue du savoir ou lâautorĂ©gulation et entretient le goĂ»t dâapprendre que nous souhaitons dĂ©sespĂ©rĂ©ment que les Ă©lĂšves dĂ©veloppent.
Notre argumentaire repose sur les donnĂ©es probantes mises en Ă©vidence dans Visible Learning (Hattie, 2009), mais le prĂ©sent ouvrage nâest pas quâun simple rĂ©sumĂ© de cette Ă©tude. Visible Learning portait sur 800 mĂ©ta-analyses regroupant quelque 50 000 articles de recherche, environ 150 000 tailles dâeffet et Ă peu prĂšs 240 millions dâĂ©lĂšves (le chapitre 2 donne un aperçu de ces donnĂ©es). Plus dâune centaine dâautres mĂ©ta-analyses effectuĂ©es depuis la parution de Visible Learning ont Ă©tĂ© ajoutĂ©es dans lâannexe 1 â mais les principales conclusions demeurent inchangĂ©es.
Le prĂ©sent ouvrage sâappuie Ă©galement sur la dĂ©couverte probablement la plus importante qui est ressortie de Visible Learning, Ă savoir quâĂ peu prĂšs nâimporte quelle intervention peut avoir un effet sur lâapprentissage des Ă©lĂšves. On peut voir Ă la figure 1.1 la distribution de lâensemble des tailles dâeffet tirĂ©es de chacune des 800 et quelques mĂ©ta-analyses examinĂ©es pour la prĂ©paration de Visible Learning. Lâaxe des y reprĂ©sente le nombre de tailles dâeffet dans chaque catĂ©gorie, tandis que lâaxe des x indique lâampleur des tailles dâeffet. Toute taille dâeffet supĂ©rieure Ă zĂ©ro signifie que lâintervention a permis une amĂ©lioration du rendement. La taille dâeffet moyenne est de 0,40 et le diagramme montre une courbe de distribution presque normale â câest-Ă -dire quâil y a presque autant de facteurs influant sur le rendement au-dessus de la moyenne quâen dessous.
La conclusion la plus importante quâon peut tirer de la figure 1.1 est que «tout fonctionne»: si le critĂšre de rĂ©ussite est lâ«amĂ©lioration du rendement», alors plus de 95% des tailles dâeffet en Ă©ducation sont positives. Lorsque les enseignants affirment quâils ont un effet positif sur le rendement scolaire, ou lorsquâon prĂ©tend quâune politique donnĂ©e amĂ©liore le rendement, ce sont des dĂ©clarations futiles, car Ă peu prĂšs tout fonctionne: le seuil qui dĂ©termine «ce qui fonctionne» en matiĂšre dâenseignement et dâapprentissage est souvent, et incorrectement, fixĂ© Ă zĂ©ro.
FIGURE 1.1.
Distribution des tailles dâeffet pour lâensemble des mĂ©ta-analyses
La barre Ă©tant placĂ©e Ă zĂ©ro, il nâest pas Ă©tonnant que nâimporte quel enseignant puisse affirmer quâil a un impact positif. Il nâest pas Ă©tonnant non plus quâautant de façons dâamĂ©liorer le rendement scolaire soient proposĂ©es; que des indices dĂ©montrent que tous les Ă©lĂšves sâamĂ©liorent; et quâil nâexiste pas dâenseignant dont la performance est «infĂ©rieure Ă la moyenne». Fixer le seuil Ă zĂ©ro signifie quâil nâest pas nĂ©cessaire dâapporter des changements Ă notre systĂšme! Nous avons seulement besoin de ce qui est dĂ©jĂ Ă notre disposition, mais en plus grande quantitĂ© â plus dâargent, plus de ressources, plus dâenseignants, plus, plus⊠Or, selon moi, cette approche nâest pas la bonne.
Il est dangereux de placer la barre Ă un seuil aussi bas que d = 0,0. Nous devons faire preuve de plus de discernement. Pour quâon puisse dire quâune intervention vaut la peine, elle doit permettre une amĂ©lioration du rendement des Ă©lĂšves au moins Ă©quivalente au gain moyen â câest-Ă -dire quâelle doit avoir une taille dâeffet minimale de 0,40. Cette taille dâeffet de d = 0,40 reprĂ©sente ce que jâappelais le point charniĂšre (ou point «c») dans Visible Learning, lequel permet de dĂ©terminer ce qui est ou nâest pas efficace.
ENCADRĂ 1.1.
Taille dâeffet
Calculer une taille dâeffet est utile pour comparer les rĂ©sultats de diffĂ©rentes mesures (tests standardisĂ©s, tests crĂ©Ă©s par les enseignants, travaux des Ă©lĂšves), ou encore de les comparer au fil du temps ou dâun groupe Ă un autre. LâĂ©chelle permet des comparaisons multiples et indĂ©pendantes de la notation initiale (par exemple: sur 10 ou sur 100), dâune matiĂšre Ă lâautre et au fil du temps. Cette Ă©chelle indĂ©pendante est lâun des principaux attraits de lâutilisation des tailles dâeffet, parce quâelle permet une comparaison relative des divers facteurs qui ont une influence sur le rendement des Ă©lĂšves. Il existe de nombreuses sources dâinformation sur les tailles dâeffet, y compris: Glass, McGaw et Smith (1981); Hattie, Rogers et Swaminathan (2011), Hedges et Olkin (1985); Lipsey et Wilson (2001); ainsi que Schagen et Hodgen (2009).
La moitiĂ© des facteurs ayant une influence sur le rendement scolaire ont une taille dâeffet qui se situe au-dessus du point charniĂšre. Il ne sâagit pas dâun souhait, mais bien dâune rĂ©alitĂ©. Cela signifie quâenviron la moitiĂ© de ce qui est fait pour lâensemble des Ă©lĂšves a un effet supĂ©rieur Ă 0,4. Ă peu prĂšs la moitiĂ© des Ă©lĂšves sont donc dans des classes oĂč ils bĂ©nĂ©ficient dâun effet de 0,40 ou plus, tandis que lâautre moitiĂ© sont dans des classes oĂč lâeffet est infĂ©rieur Ă 0,4. Tandis que Visible Learning faisait Ă©tat des facteurs qui favorisent une taille dâeffet supĂ©rieure au point charniĂšre de 0,40, le prĂ©sent ouvrage vise Ă transposer ces constatations en information que les enseignants, les Ă©lĂšves et les Ă©coles pourront utiliser dans la pratique, câest-Ă -dire Ă les transformer en une pratique dâenseignement et dâapprentissage.
1.1.Les résultats de la scolarisation
Bien que le prĂ©sent ouvrage sâintĂ©resse au rendement scolaire, les attentes envers nos Ă©coles ne se limitent pas Ă cet aspect. Trop se concentrer sur le rendement scolaire risque de nous amener Ă nĂ©gliger ce que les Ă©lĂšves savent, ce quâils peuvent faire et ce qui les prĂ©occupe. Beaucoup dâĂ©lĂšves aiment apprendre. Ils peuvent consacrer des heures Ă des rĂ©alisations en dehors du milieu scolaire (dans le cadre dâactivitĂ©s socialement dĂ©sirables ou non) et ils adorent la sensation que procure la quĂȘte du savoir. Par exemple, lâune des constatations les plus profondes qui mâa inspirĂ© en tant que pĂšre est lâaffirmation de Levin, Belfield, Muennig et Rouse (2006) selon laquelle le meilleur garant de la santĂ©, de la richesse et du bonheur plus tard dans la vie nâest pas le rendement scolaire, mais le nombre dâannĂ©es dâĂ©tudes. Prolonger lâapprentissage des Ă©lĂšves est hautement souhaitable du point de vue de la scolarisation, et comme beaucoup dâĂ©lĂšves dĂ©cident de poursuivre ou non leurs Ă©tudes entre 11 et 15 ans, cela signifie que lâexpĂ©rience scolaire et Ă©ducative au cours de cette pĂ©riode doit ĂȘtre productive, stimulante et intĂ©ressante afin dâavoir les meilleures chances possible que les Ă©lĂšves poursuivent leurs Ă©tudes.
Selon Levin et al. (2006), les jeunes qui dĂ©crochent au secondaire ont un revenu annuel moyen de 23 000 $ US, tandis que ceux qui obtiennent un diplĂŽme dâĂ©tudes secondaires gagnent 48% de plus, quâune personne ayant entrepris, sans les terminer, des Ă©tudes universitaires touche 78% de plus et quâun diplĂŽmĂ© universitaire gagne 346% de plus. Les titulaires dâun diplĂŽme dâĂ©tudes secondaires vivent de six Ă neuf ans plus longtemps que les dĂ©crocheurs, ont une meilleure santĂ©, ont de 10 Ă 20% moins de chances dâĂȘtre impliquĂ©s dans des activitĂ©s criminelles et de 20 Ă 40% moins de chances dâĂȘtre bĂ©nĂ©ficiaires de lâaide sociale. Ces «coĂ»ts» dĂ©passent largement ceux associĂ©s aux interventions efficaces en Ă©ducation. Lâobtention dâun diplĂŽme dâĂ©tudes secondaires se traduit par une hausse des recettes fiscales, une rĂ©duction des dĂ©penses en santĂ© publique et une diminution des coĂ»ts affĂ©rents Ă la justice pĂ©nale et Ă lâaide sociale, sans oublier quâune notion de justice est clairement associĂ©e au fait de donner la possibilitĂ© aux Ă©lĂšves de gagner un revenu plus Ă©levĂ©, de jouir dâune meilleure santĂ© et dâĂȘtre plus heureux.
Le dĂ©bat selon lequel le but de lâĂ©ducation et de la scolarisation ne se limite pas au rendement dure depuis longtemps â depuis Platon et ses prĂ©dĂ©cesseurs, jusquâĂ Rousseau et aux penseurs modernes. Lâun de ses buts les plus importants est le dĂ©veloppement dâune capacitĂ© dâĂ©valuation critique, en vue de former des citoyens actifs, compĂ©tents, et capables dâagir de maniĂšre rĂ©flĂ©chie et critique dans notre monde complexe. Cela comprend lâĂ©valuation critique des enjeux politiques concernant la communautĂ© et le pays de la personne ainsi que le monde dans son ensemble; la capacitĂ© dâanalyser, de rĂ©flĂ©chir et dâargumenter en tenant compte de lâhistoire et de la tradition, tout en se respectant et en respectant les autres; le souci de sa propre vie et de son propre bien-ĂȘtre ainsi que de la vie et du bien-ĂȘtre des autres; et la capacitĂ© de rĂ©flĂ©chir Ă ce qui est «bon» pour soi et pour les autres (voir Nussbaum, 2010). La scolarisation devrait avoir un impact majeur non seulement sur lâamĂ©lioration du savoir et de la comprĂ©hension, mais aussi sur celle du caractĂšre, notamment du point de vue intellectuel, moral et civique ainsi que sur le plan de la performance (Shields, 2011).
Favoriser le dĂ©veloppement dâune capacitĂ© dâĂ©valuation critique, voilĂ ce quâon attend des enseignants et des leaders scolaires. Cette tĂąche exige des intervenants scolaires quâils permettent aux Ă©lĂšves de dĂ©velopper leur capacitĂ© Ă percevoir le monde du point de vue dâautrui, Ă comprendre les faiblesses humaines et les injustices ainsi quâĂ collaborer et Ă travailler avec les autres. Elle exige des intervenants scolaires quâils favorisent, chez leurs Ă©lĂšves, le dĂ©veloppement dâun rĂ©el souci pour eux-mĂȘmes et lâautre, quâils leur enseignent lâimportance des preuves pour contrer les prĂ©jugĂ©s et lâĂ©troitesse dâesprit, quâils prĂŽnent la responsabilisation de la personne, et quâils valorisent fortement lâesprit critique et lâexpression des voix dissidentes. Tout cela est tributaire de la connaissance de la matiĂšre, parce que lâinvestigation et lâĂ©valuation critique vont de pair avec le savoir. La notion dâ«évaluation critique» est fondamentale dans le prĂ©sent ouvrage â notamment parce que les enseignants et les leaders scolaires doivent ĂȘtre capables dâĂ©valuer de façon critique lâeffet quâils ont sur leurs Ă©lĂšves.
1.2.Aperçu des chapitres
Le prĂ©sent ouvrage repose sur la prĂ©misse quâil existe une «pratique» de lâenseignement. Nous avons choisi dĂ©libĂ©rĂ©ment le mot pratique et non le mot science parce quâil nâexiste pas de recette prĂ©cise garantissant que lâenseignement aura le maximum dâeffet possible sur lâapprentissage des Ă©lĂšves ni de principes dĂ©finis sâappliquant Ă tous les modes dâapprentissage et Ă tous les Ă©lĂšves. Nous savons toutefois que certaines pratiques sont efficaces et que beaucoup dâautres ne le sont pas. Les thĂ©ories servent Ă synthĂ©tiser les notions, mais, trop souvent, les ense...