Lorsque les critiques littéraires se sont intéressés à la vie du poète Dev, ils se sont trouvés face à un dilemme qui les a laissés quelque peu perplexes. D’une part, ils se trouvaient confrontés à une œuvre importante et de qualité qui les poussaient à considérer Dev comme l’un des auteurs les plus importants de la littérature hindie et d’autre part, ils ne savaient que penser du fait que son nom n’ait pas été rattaché à celui d’un mécène prestigieux ayant forgé sa gloire. Cet écart entre l’œuvre majeure qu’il a transmise et le fait qu’aucun mécène prestigieux ne se soit attaché ses services pour une longue durée a posé question. Dans ce chapitre, au travers de l’exploration de la biographie du poète et de la reconstitution de son parcours par les informations qu’il est possible de récolter dans ses ouvrages, nous nous proposons de réfléchir à cette question et d’y apporter certaines réponses. Dans ce cadre, le cercle de bienfaiteurs ayant soutenu le poète Dev sera reconstitué comme une clé de lecture de la compréhension de sa trajectoire. Elle révélera le portrait d’un poète itinérant, largement implanté dans plusieurs villes du Nord de l’Inde, sur un périmètre établi autour de sa ville de naissance Etawah et s’étendant de Delhi à Asothar, et ayant su se créer un vaste réseau de mécènes appartenant à des cercles extrêmement différents. La mise en évidence de ce réseau permettra non seulement de consolider la biographie du poète Dev, mais elle permettra également de sortir de l’impasse mentionnée ci-dessus et de réfléchir de manière différente à l’itinérance marquée du poète, en substituant au jugement négatif qui en a parfois découlé, une analyse historique neutre liée au contexte socio-politique de l’époque (élément qui sera plus particulièrement développé dans le chapitre 3). Mais auparavant, nous revenons sur les débats ayant eu lieu autour de la fixation de la date de naissance de Dev parmi la critique littéraire. Etant liés à un célèbre mécène, ils se révèlent comme symptomatiques des difficultés auxquelles ont été confrontées les lecteurs de son œuvre, engendrant parfois une analyse biaisée de l’auteur.
1.1 Débats et enjeux autour d’une date de naissance
Les débats qui ont eu lieu autour de l’établissement de la date de naissance de Dev constituent le parfait exemple des tentatives de reconstruction de la vie du poète et des difficultés qui en découlent puisqu’ils comportent des enjeux importants. En effet, l’établissement de la date de naissance du poète est lié au mécénat de l’empereur moghol Azam Shah (1653–1707), à la datation de son ouvrage intitulé Bhāvavilāsa et par ricochet, à la datation d’autres ouvrages du poète. Dès lors, il ne s’agit pas seulement de définir une date de naissance, mais il s’agit également de définir si Dev, considéré comme l’un des plus grands poètes de la littérature hindie, a bénéficié d’un mécénat aussi prestigieux que celui d’un empereur moghol. Cette question est derrière de nombreuses discussions, les critiques littéraires indiens ayant cherché à comprendre la raison pour laquelle Dev a dû si souvent changer de bienfaiteur.1 Ces débats, qui ont duré plus d’un siècle et qui n’ont pas trouvé de solution complètement satisfaisante, démontrent également les problèmes liés à l’établissement du corpus du poète.
La première mention de la date de naissance de Dev se trouve dans le Śivsiṃhsaroj (« Le Lotus de Shiv Singh », 1878), un ouvrage dédié à l’histoire de la littérature hindie écrit par Shiv Singh Sengar (1833–1878). Ce dernier fixe la date de naissance de Dev à 1604,2 date réfutée quelques vingt ans plus tard par Baldatt Mishra qui, dans son introduction au Sukhasāgarataraṅga,3 l’œuvre la plus volumineuse de Dev, avance la date de 1673.4 Cette date est celle qui va créer le plus grand consensus, notamment parce qu’elle est reprise et soutenue par l’influent homme de lettres Nagendra (1915–1999).5 Elle repose sur un couplet (dohā), sur lequel Baldatt Mishra et les autres chercheurs à sa suite, se sont appuyés pour fixer l’année de naissance du poète Dev. Ce couplet se trouve dans certains manuscrits du Bhāvavilāsa, célèbre ouvrage de Dev :
subha satraha sai chayālisa caḍhata sorahī varṣa /
kaḍhī devamuṣa devatā bhāvavilāsa saharṣa //6
Durant l’auspicieuse [année] 1746, à l’aube de ses 16 ans,
Dev, d’un flot divin, a composé le Bhāvavilāsa avec ravissement.
Le couplet indique que le Bhāvavilāsa a été écrit en V.S. 1746, ce qui correspond dans notre calendrier à 1689, alors que le poète était âgé de seize ans. Ce qui fait remonter sa naissance à 1673, date évoquée ci-dessus. Cependant, ce qui pourrait apparaître comme une évidence grâce à ce dohā, sera contesté par Lakshmidhar Malviya en 2002, qui débute l’introduction générale aux trois volumes de son édition critique en fixant l’année de naissance de Dev aux environs de 1700.7 En effet, selon lui, ce dohā constitue une interpolation et n’est présent que dans une minorité de manuscrits, qu’il ne considère pas comme étant les plus anciens.8 Il attribue cette interpolation à l’arrière-petit-fils de Dev, Bhogilal, lui-même poète au service du maharaja d’Alwar pour qui il a composé le Bhaktavilāsa (« Le Ravissement du dévot »), et dont les manuscrits ont souvent été conservés avec ceux de Dev.9 Cependant, la proposition de Malviya de fixer la naissance de Dev aux alentours de 1700 est difficile à retenir également, puisqu’un texte de Dev, le Premataraṅga, mentionne la date de sa composition, soit 1701.10 Ce qui signifie que si le poète était déjà actif à cette date, il est forcément nécessaire de reculer dans le temps pour fixer sa date de naissance quelque part dans le dernier quart du 17ème siècle, date finalement pas si éloignée de la proposition de Baldatt Mishra.
Enfin, une dernière date est avancée par Ramnath Tripathi dans son introduction à un ouvrage de Dev intitulé Aṣṭajāma. Sur la base du colophon du manuscrit qu’il a utilisé, il estime l’année de naissance de Dev à 1642–1643.11 Bien que l’ouvrage de Tripathi date de 1978, cette proposition n’est pas discutée par Malviya qui déclare que la date de composition et le mécène de l’Aṣṭajāma ne sont pas connus.12
Comme mentionné ci-dessus, la discussion autour de la date de naissance de Dev est d’autant plus importante qu’elle est liée à la mention d’un mécène prestigieux. En effet, le couplet du Bhāvavilāsa est complété dans les manuscrits qui le contiennent par la mention de son mécène, qui n’est autre qu’Azam Shah, fils aîné de l’empereur moghol Aurangzeb :
dillīpati avaraṅga ke ājamasāhi sapūta /
sunyo sarāhyo grantha yaha aṣṭajāma sañjūta //13
Ô Azam Shah ! Fils du splendide seigneur de Delhi,
Ecoute et approuve cet ouvrage joint à l’Aṣṭajāma.
Dès lors, selon la dédicace complète, Dev se serait trouvé à Delhi à l’âge de seize ans et aurait composé deux ouvrages, Bhāvavilāsa et Aṣṭajāma, pour le fils de l’empereur.
Il est difficile d’aller plus loin sur cette question et il est vraisemblablement plus sage de considérer que Dev est né dans le dernier quart du 17ème siècle. Dans un sens, il est possible de suivre l’opinion de Malviya en considérant le dohā du Bhāvavilāsa comme une interpolation, cependant dans un autre sens, il est aussi possible de considérer qu’une interpolation n’implique pas nécessairement que les éléments qui y sont mentionnés, dans notre cas par l’arrière-petit-fils de Dev, Bhogilal, soient erronés. Ce qui est plus délicat, c’est cette volonté de vouloir accoler le nom de Dev à celui d’un bienfaiteur puissant, dans une tentative de combler un manque, le manque d’une figure prestigieuse susceptible de donner au poète une plus grande aura. En cela, nous serions tentée de suivre Malviya et de rejeter l’idée du mécénat d’Azam Shah, dont Dev n’a nullement besoin pour être considéré comme un grand poète. La qualité d’un poète ne se mesure pas seulement à l’importance du mécène qu’il a servi. Elle se mesure aussi (et peut-être surtout) à la qualité de sa poésie, au fait qu’il ait trouvé des bienfaiteurs et que ses textes aient été préservés au fil des siècles. Par contre, il est nécessaire de constater que dans le cas de Dev, le fait qu’il ait multiplié les mécènes et que son nom n’ait pas été rattaché à un mécène en particulier durant une longue période a eu certaines conséquences. La première est qu’aucun commentaire d’aucune de ses œuvres ne nous est parvenu, alors que plusieurs d’entre elles en auraient largement mérité. La seconde est qu’aucun manuscrit illustré de sa poésie n’existe, alors q...