IV. L’urgence d’être heureux
Parce que l’être humain est un être conscient et conscient d’être mortel, la question du bonheur est pour lui crucial, et plus il reporte la réponse qu’il peut lui apporter, plus il réduit ses chances d’être heureux. Or, s’efforcer de répondre à cette question, n’est-ce pas déjà philosopher ? N’est-ce pas déjà s’engager sur la voie qui permet de mieux comprendre le réel et de mieux se comprendre soi-même ? N’est-ce pas déjà tenter de rendre sa vie plus lisible et d’en tirer le meilleur profit ? Il importe donc pour viser le bonheur d’être philosophe, peut-être pas de se livrer à la philosophie savante, dont la valeur est incontestable et que l’auteur de ces lignes, qui en vit, n’aura pas l’outrecuidance de condamner ou de mépriser, mais de pratiquer une philosophie s’inspirant de ce que Pierre Hadot qualifie de « manière de vivre », ce qui était d’ailleurs le sens que les anciens donnaient également à la philosophie.
Apprendre à vivre et à mourir
La condition mortelle de l’homme est certainement l’une des causes de son malheur, la perspective d’avoir un jour à quitter ce monde est une source d’angoisse et tant que la peur de la mort nous habite, il est difficile d’être pleinement heureux. C’est pourquoi d’ailleurs certains penseurs, tel Montaigne, ont pu considérer que l’une des fins de la philosophie est d’apprendre à mourir, ce qui signifie également apprendre à vivre :
Qui apprendroit les hommes à mourir, leur apprendroit à vivre.
Écrire cela ne signifie pas qu’il y a chez Montaigne une sorte d’obsession de la mort et qu’il en fait la finalité même de la vie. Loin de là ! Montaigne n’écrit-il pas :
Mais il m’est advis, que c’est bien le bout, non pourtant le but de la vie ; c’est la fin, son extrémité, non pourtant son object.
La mort est le terme de la vie, elle n’en n’est point le but, mais comme nous avons conscience qu’elle est inéluctable, il serait déraisonnable de ne pas nous y préparer, pour justement mieux vivre en se sachant mortel. Toute la question est donc de savoir si nous pouvons tendre vers le bonheur, alors que nous nous savons mortels. On pourrait d’ailleurs poser la même question à propos de l’immortalité, car il n’est pas certain que la perspective du bonheur serait envisageable si nous étions immortels, si notre vie n’était pas aussi fragile qu’elle l’est et si nous avions devant nous un temps indéfini à combler.
C’est pourquoi, il est urgent de nos jours de s’interroger sur les fantasmes d’immortalité qui sont véhiculés par tout un discours qui circule au travers des médias et qui laisserait entendre que la question de la mort ne serait plus qu’un problème technique. Non pas qu’il faille contester la perspective que les techniques issues des progrès de nos connaissances scientifiques puisse un jour augmenter indéfiniment notre espérance de vie, mais la vraie question est certainement plus éthique que technique. Est-il réellement souhaitable de prolonger indéfiniment notre durée de vie. N’est-il pas plus judicieux de réfléchir sur ce qui peut augmenter la qualité de notre vie que sur ce qui peut contribuer à l’extension de sa quantité ? Il semblerait, en effet, que la mort ne soit pas nécessairement due à des causes internes à l’organisme, mais plutôt à des facteurs externes provoquant le vieillissement de certaines parties de notre corps. Il suffirait donc d’agir sur ces facteurs ou de trouver le moyen de remplacer les parties lésées pour permettre à individu de continuer à vivre au-delà de limites considérées aujourd’hui comme normales. Cette idée se trouve déjà dans la science et la philosophie du XVIIe siècle. Ainsi, Spinoza affirme-t-il que « Nulle chose ne peut être détruite sinon par une cause extérieure ». Néanmoins, Spinoza ne prétend pas pour autant qu’il serait souhaitable pour l’être humain de devenir immortel ou de vivre indéfiniment. S’il affirme que « L’homme libre ne pense à rien moins qu’à la mort » et que « sa sagesse est une médiation non de la mort, mais de la vie », il n’en conclut pas qu’il faille espérer l’immortalité et l’on peut d’ailleurs considérer que la méditation de la vie doit prendre en considération notre mortalité. Il ne s’agit pas de prendre la mort comme l’objet de nos pensées, ce qu’elle ne peut être puisse qu’elle n’est rien – et ici Spinoza rejoint Épicure–, mais de réfléchir sur les conditions d’une vie heureuse en se sachant mortel. Il ne s’agit pas d’apprendre à mourir, mais d’apprendre à vivre en se sachant mortel et en s’efforçant, sinon de vaincre, pour le moins d’atténuer en nous les effets de cette passion triste qu’est la peur de la mort. Faire de la sagesse une méditation de la vie, ce n’est pas se situer dans le déni de notre mortalité, c’est plutôt s’efforcer de réellement comprendre en quoi la peur de la mort est sans fondement parce que nous sommes en mesure d’accéder grâce à la connaissance, par la puissance de notre esprit à l’éternité. Cela ne nous rend pas immortels, mais nous aide à apaiser notre crainte face à une issue qui reste néanmoins difficile à assumer. Comme l’écrit Chantal Jaquet, si la sagesse de l’homme libre n’est pas une médiation de la mort, c’est qu’elle ne consiste pas à fuir le mal, mais à rechercher directement le bien, c’est-à-dire à rechercher la meilleure voie à suivre pour jouir pleinement de la vie. Or, dans la mesure où la mort n’est pas un élément constitutif de notre nature profonde, dans la mesure où l’homme est désir, c’est-à-dire puissance d’être, l’homme libre, l’homme guidé par la raison, ne cherche qu’à persévérer dans son être et à vivre et agir positivement.
Lorsque Spinoza affirme que la mort n’est pas inscrite dans l’essence d’un être vivant, il n’entend pas par là qu’il est souhaitable pour lui d’être immortel, il veut uniquement dire que la nécessité de la mort ne relève pas d’une nécessité interne, mais d’une nécessité externe. C’est d’ailleurs pour cette raison qu’il semble difficile de rendre possible l’immortalité. On pourra certainement prolonger considérablement la vie, mais il sera difficile d’éliminer toutes les causes externes qui pourraient entraîner la destruction d’un individu. La mort étant, par définition, accidentelle – puisqu’elle ne provient que de causes externes – aucun individu n’est à l’abri de l’intervention d’un facteur imprévu de destruction :
La mort attend donc, pour ainsi dire, chacun au tournant d’une cause extérieure et ce n’est pas l’éternité de son esprit qui l’empêchera de mourir.
La mort n’est certainement pas le but de la vie, mais elle est ce qui nous oblige à nous fixer des buts, c’est parce que nous savons que notre temps est compté que nous ne remettons pas sans cesse au lendemain la réalisation de nos projets et que nous parvenons à donner un peu de sens à une vie qui, en elle-même, n’en a guère. Mais faut-il encore pour parvenir à agir et à mener à bien tout ce que nous entreprenons, que nous soyons libérés de la crainte de la mort, qui trop souvent, nous empêche de vivre. Et ce n’est certainement pas en cultivant les fantasmes d’immortalité que nous évoquions plus haut que nous y arriverons. Cultiver de tels fantasmes, ce n’est pas guérir de la peur de mourir, c’est au contraire la nourrir. Apprendre à vivre, et donc apprendre à mourir, c’est tout d’abord cela : apprendre à profiter de la vie et en jouir autant qu’il est possible, tout en se sachant mortel. Aussi, puisque le but de la vie est le bonheur et que la conscience de notre mortalité peut lui faire obstacle, il va s’agir de dépouiller cette conscience de l’angoisse de la mort qui lui colle à la peau. Il s’agit donc d’accepter la mort pour aller vers elle, sinon d’un cœur léger, en tout cas sans trop la craindre. Il ne s’agit pas de mépriser la mort au point de déprécier la vie, car prétendre que la mort nous est indifférente, n’est-ce pas sous-entendre que la vie nous l’est t...