CHAPITRE 1 : LES HOBBITS
Essence de lâordinaire (Maeterlinck)
Un repos simple et ordinaire, et du sommeil, et un réveil pour le travail matinal dans le jardin. Je crains que ce ne soit tout mon espoir pour le moment. Les grands plans ne sont pas pour mon espÚce.
Sam, SdA, l. IV, chap. 8
Lâhistoire du Premier Ăge est dominĂ©e par les Valars et les Elfes. Celle du second par les Elfes et les NumĂ©norĂ©ens, « Rois parmi les hommes ». Le TroisiĂšme Ăge voit le retrait progressif des Elfes de lâhistoire de la Terre du Milieu. Au QuatriĂšme Ăge le destin de cette rĂ©gion est dans les seules mains des hommes. Mais il aura fallu pour cela que sâaffirme, dans les derniĂšres annĂ©es du TroisiĂšme Ăge et tandis que lâaristocratie elfique se retirait de la Terre du Milieu, un peuple simple et modeste, sans excellence particuliĂšre en apparence et ignorant de la grande histoire, les Hobbits ; mĂȘme pas des hommes, des « Semi-Hommes ». Dans le Silmarillon et dans dâautres textes, Tolkien a dressĂ© lâhistoire des deux premiers Ăąges et de temps plus anciens encore ; on y dĂ©couvre une cosmogonie, des gĂ©nĂ©alogies divines et semi-divines et la chronique dâactions hĂ©roĂŻques. Mais câest au TroisiĂšme Ăge, celui oĂč sâillustrĂšrent les Hobbits, quâil a consacrĂ© le plus vivant de ses ouvrages, celui qui accueille les personnages les plus complexes et les plus susceptibles de favoriser lâidentification du lecteur â celui aussi qui a rencontrĂ© le plus grand succĂšs.
Lâinvention des hobbits nây est certainement pas pour rien. On trouve souvent, dans lâhistoire des rĂ©cits dâaventure, des hommes simples se hissant au rang de hĂ©ros. Aussi pourrait-on comparer Frodon, Sam, Merry et Pippin Ă des hĂ©ros du roman de chevalerie. Mais dans Le Seigneur des anneaux, ces Hobbits hĂ©roĂŻques ne reprĂ©sentent pas quâeux-mĂȘmes mais tout un peuple : « Câest lâheure du peuple de la ComtĂ©, qui se lĂšve de ses champs pour Ă©branler les tours et les conseils des Grands, affirme Elrond. Qui parmi les Sages eĂ»t pu le prĂ©voir ? ». Ce que les Grands et les Sages dĂ©couvrent avec Ă©tonnement, câest lâentrĂ©e dans lâhistoire de lâhomme ordinaire.
UNE GRANDEUR MOYENNE
Le Seigneur des anneaux sâouvre sur un prologue en forme dâexposĂ© ethnographique, carte Ă lâappui, qui nous fait dĂ©couvrir un peuple, ses caractĂ©ristiques physiques, morales et culturelles. Les Hobbits sont de petite taille â une taille qui se serait mĂȘme rĂ©duite durant les derniers siĂšcles. Ils vivent le plus souvent dans des trous Ă lâĂ©cart des grandes routes et ne sâattachent quâĂ leurs propres affaires, en tenant Ă peu prĂšs aucun compte du monde extĂ©rieur : « dans un plaisant petit coin du monde, ils se vouent Ă leurs petites vies bien ordonnĂ©es ». Ils ont peu de curiositĂ© intellectuelle, sinon pour la gĂ©nĂ©alogie, câest-Ă -dire pour un passĂ© qui ne les concerne quâeux. La seule qualitĂ© exceptionnelle et un peu mystĂ©rieuse quâils possĂšdent est leur « art de disparaĂźtre », en quoi lâon peut voir un art dâĂ©viter les ennuis et les responsabilitĂ©s. Les quelques armes qui se trouvent sur leurs terres, souvenirs de temps troubles mais oubliĂ©s, restent suspendues aux murs. Ils ne sont pas faits pour agir dans la lumiĂšre et dans la grande histoire. « Les hobbits ont vĂ©cu tranquillement dans la Terre du Milieu, longtemps avant que les autres peuples ne dĂ©couvrent leur prĂ©sence ». Dans les traditions des Elfes, qui sont la mĂ©moire de la Terre du Milieu, « les hommes apparaissent rarement et les hobbits jamais ». De Gandalf, qui visite la ComtĂ© rĂ©guliĂšrement, les hobbits ne connaissent pas les « vraies affaires ». Hamfast Gamegie met en garde son fils Sam, qui se plaĂźt aux rĂ©cits dâaventure de Bilbon :
Des Elfes et des dragons ! Choux et patates sont prĂ©fĂ©rables, pour moi comme pour toi. Ne va pas te mĂȘler des affaires de ce ceux qui te dĂ©passent, ou tu rencontreras des problĂšmes trop grands pour toi.
Ce sont pourtant des Hobbits qui vont se retrouver projetĂ©s au cĆur de la grande histoire et y jouer le rĂŽle le plus dĂ©cisif, Ă lâĂ©tonnement de tous. Câest devant des Hobbits, Frodon et Sam, que lâhĂ©ritier des trĂŽnes dâArnor et de Gondor sâinclinera au terme de la Guerre de lâanneau, avant de les faire cĂ©lĂ©brer et chanter par tous les peuples rĂ©unis. Ainsi les Semi-Hommes se sont-ils hissĂ©s Ă la hauteur des Grands, par la force de leur volontĂ© et les dangers surmontĂ©s. Merry et Pippin, Ă©levĂ©s par leurs faits dâarmes, grandis moralement â et mĂȘme physiquement, suite Ă leur passage dans la forĂȘt de Fangorn â reviendront dans la ComtĂ© en seigneurs, pour y rĂ©tablir lâordre. Ils seront enterrĂ©s dans la Maison des Rois du Gondor.
Ils savent cependant quâils nâappartiennent pas tout Ă fait Ă ce monde de hauts faits et de seigneurs. AprĂšs force aventures et devenu gardien dâĂ©lite de la citadelle de Minas Tirith, Pippin dit Ă Merry, qui vient de sâillustrer lors de la bataille des Champs du Pelennor :
Nous, les Touques et les Brandebouc, nous ne pouvons rester longtemps sur les hauteurs. Non rĂ©pondit Merry, je ne peux pas. [âŠ] Mais au moins, Pippin, pouvons-nous Ă prĂ©sent les percevoir et les honorer. [âŠ] Il faut commencer quelque part et avoir des racines ; le sol de la ComtĂ© est profond. Mais il est des choses plus profondes et plus hautes [âŠ]. Et je suis heureux dâen savoir un peu sur elles. Mais pourquoi est-ce que je parle comme ça ? OĂč est la feuille ? Et sors ma pipe de mon sac, si elle nâest pas cassĂ©e.
Les hauts faits de la guerre et de lâhistoire restent au-delĂ de lâĂ©chelle des Hobbits, mĂȘme lorsque ceux-ci parviennent ponctuellement Ă sây Ă©lever. Ils se savent occuper une position mĂ©diane et mesurĂ©e, Ă distance aussi bien des profondeurs spirituelles atteintes par un Gandalf ou les grands seigneurs elfes que des hauteurs glorieuses oĂč sâĂ©lĂšvent les grands guerriers. Ă Fondcombe, lors du conseil dâElrond, Frodon « se sentait trĂšs petit et pas vraiment Ă sa place », « bien quâil disposĂąt dâun fauteuil ...