INTRODUCTION
1. Schopenhauer et la philosophie : l’étonnement, unité de la volonté à atteindre
En 1860, quelques minutes avant son décès, le philosophe allemand Arthur Schopenhauer prononce ces derniers mots : « Dans quelques minutes les vers rongeront mon cadavre, mais que les professeurs de philosophie rongent ma philosophie m’est insupportable ».
Schopenhauer n’aime pas les professeurs et ces derniers le lui rendent bien : Heidegger par exemple, ne le cite jamais, bien qu’il réponde à toutes les exigences de la philosophie. Il lui préfère même Schelling lorsqu’il s’agit de parler de volonté. Notons toutefois que deux philosophes sont durablement influencés par Schopenhauer. Nietzsche dans un premier temps, qui revendique cette source d’inspiration dans Schopenhauer Éducateur, la troisième des Considérations inactuelles. Wittgenstein dans un second temps. Notons que Nietzsche comme Wittgenstein sont pourtant eux-mêmes des universitaires. À l’opposé de cette timide postérité philosophique, Schopenhauer connaît un succès considérable auprès des romanciers, Thomas Mann et Hermann Hesse en tête. Il exerce une forte influence sur le roman français et imprègne l’atmosphère de Maupassant, Proust, Borges ou encore Zola qui nous livre l’exemple le plus frappant avec le roman intitulé La Joie de Vivre. Sa postérité intellectuelle s’étend jusqu’à la médecine et la psychologie, comme le révèle Freud lorsqu’il dit trouver Schopenhauer trop proche de sa propre pensée. Schopenhauer est également très lu, et très « entendu » par les musiciens. Wagner le découvre en 1851 grâce à Parerga et Paralipomena, titre qui signifie « Suppléments et compléments ». Cette découverte correspond pour l’artiste à un véritable coup de foudre pour la philosophie du vieil Allemand. À eux deux, Wagner et son épouse Cosima incarnent les deux grands pôles métaphysiques du Monde schopenhauerien : la volonté, Will pour Wagner, et la représentation, Vorstellung pour Cosima.
La proximité entre Schopenhauer et les arts n’est pas un accident de la postérité. La philosophie est selon lui un art dont le matériau est le concept. Cet art trouve son origine dans la souffrance et le manque. Car c’est seulement lorsque les vœux sont anéantis que la volonté peut se demander ce qu’est le Monde. Si le peintre imprime la réponse dans sa peinture, le philosophe quant à lui, l’exhibe à partir de la généralité abstraite : il s’agit d’un art qui utilise un matériau abstrait. La démarche de Schopenhauer n’est pourtant pas un ordre des raisons, elle n’est pas une apologie du rationalisme. En effet, la raison partage son droit de parole avec de nombreuses intuitions, lesquelles s’organisent en un tout. En 1813, alors qu’il a vingt-six ans et vient de soutenir sa thèse, De la quadruple racine du principe de raison suffisante, Schopenhauer écrit qu’une philosophie est en train de naître, qui unit éthique et métaphysique : « je ne comprends pas la naissance de l’œuvre, comme la mère ne comprend pas l’enfant qui croît en elle ». On pense ici à Jacobi, lorsqu’il compare l’idéalisme de Fichte à une chaussette qui se tricote et se reprise toute seule pour marquer l’incapacité de ce dernier à rendre compte de l’extériorité. À l’inverse, Schopenhauer ne parle pas de philosophie fondamentale, d’éléments de départ, mais d’un fondement constitué d’intuitions extérieures variées qui s’éclairent progressivement.
En 1818, Arthur Schopenhauer a trente-et-un ans et achève Le Monde comme volonté et comme représentation. C’est là son œuvre la plus importante, il ne cessera d’y ajouter des compléments, de la rééditer et de la commenter tout au long de sa vie. Dans la préface de la première édition, il présente l’ouvrage comme un retour à la philosophie de Kant, qu’il ne mentionne d’ailleurs qu’avec une grande déférence. Pourtant, il consacre toute l’annexe de la première édition de son œuvre à une critique minutieuse, parfois acerbe, des doctrines de Kant. Ce qu’il propose s’apparente en réalité à une radicalisation de la tentative kantienne. Schopenhauer présente au public une œuvre complète, balayant les champs et l’histoire de la philosophie et c’est par un silence complet qu’est accueillie cette œuvre magistrale. Loin d’abandonner, il tente de se créer un public universitaire en acceptant un poste d’enseignant à l’université de Berlin : c’est un échec. Son cours magistral accueille un public de quatre auditeurs libres. Cette fois, Schopenhauer abandonne l’enseignement et décide de vivre de ses rentes. Il retrouve ainsi peu à peu foi et intérêt pour la philosophie qu’il a tenté de défendre, même si personne ne lui prête attention. En 1831, il déménage à Francfort, écrit beaucoup bien qu’il édite peu. Il rédige dans ces circonstances La Volonté dans la nature en 1836, concourt en vain en 1839 au premier prix de l’Académie de Norvège, pour lequel il rédigera Mémoire sur la liberté de la volonté humaine, et dirige en 1844 les rééditions du Monde comme volonté et comme représentation. En 1851, il ajoute à son œuvre majeure des Suppléments détachés, sous la forme de Parerga et Paralipomena, un ouvrage qui résume et explicite l’ensemble de sa philosophie. C’est ce dernier ouvrage qui fera l’objet d’un succès foudroyant. Tardivement, Arthur Schopenhauer connaît donc quelque gloire, avant son décès en 1860. Le Monde comme volonté et comme représentation mis à part, Schopenhauer nous laisse intentionnellement peu d’écrits, par amour une fois encore de la simplicité, de la clarté et de la structure de son œuvre qu’il qualifie lui-même d’organique. Il s’agit de montrer l’enchevêtrement des vérités au sein du Monde dans leur unité, par une œuvre qui serait comme une « Thèbes aux cent portes ». Cette œuvre est destinée à exposer tour à tour tous les points d’entrée dans sa philosophie. On peut cependant accéder aujourd’hui à des éditions allemandes de manuscrits retrouvés après sa mort.
Le point de départ philosophique dans l’œuvre de Schopenhauer est l’étonnement. L’étonnement devant cela-même qui s’offre à nous comme une évidence et nous entoure constamment : le Monde. Qu’est-ce que le Monde, pourquoi le Monde ? Voilà les questions fondamentales, susceptibles de recevoir une réponse grâce à l’activité philosophique. Cet étonnement face au Monde commence par être étonnement de son mode le plus immédiat : le présent. En témoignent ces quelques lignes du Monde comme volonté et comme représentation : « De temps en temps s’éveille en moi l’idée que j’ai existé depuis toujours […] De temps en temps se manifeste en moi un grand étonnement : pourquoi est-ce que maintenant est maintenant ? ». Schopenhauer définit d’abord ce présent comme simple unité entre deux espaces temporels, le passé et l’avenir. Le présent est alors par définition sans expression propre, sans solidité, et consiste pour ces raisons en l’expression première de la réflexion philosophique sur le temps. À ce moment précis du processus organique qu’est la philosophie de Schopenhauer, le présent est celui d’une première personne. Cet étonnement sur le temps, ou plus spécifiquement sur le présent, est largement décliné dans les nouvelles métaphysiques de Borges. Le présent est et n’est pas. C’est là une ambiguïté insoutenable, relevée déjà par Spinoza : « Et néanmoins nous sentons et expérimentons que nous sommes éternels ». Le présent n’est rien, il est chassé à chaque instant. Il est pourtant la condition nécessaire de toute représentation. Schopenhauer va choisir de répondre à ce paradoxe en le traduisant dans les termes d’un dualisme platonicien. La vérité et la liberté consistent en ce qu’à chaque instant un homme puisse se ressentir soit comme sensible et périssable, soit comme éternel. Schopenhauer introduit une distinction fondamentale, entre la conscience empirique, temporelle, sensible dirait Platon et la « conscience meilleure ». La conscience meilleure, que d’aucuns diraient empruntée à Jacobi, est la conscience en tant que je m’envisage du point de vue de l’éternité. Il s’agit ici de la même expérience que celle que fera Proust, l’impression intime qu’un moment présent possède un caractère essentiel. Mais dès 1813 ce concept de conscience meilleure se voit attribuer une spécificité tout à fait schopenhauerienne : il devient l’objet d’une approche intégralement négative. La négativité est la signature de l’intégralité du Monde comme Volonté et comme Représentation, elle apparaît toujours comme un retournement nécessaire. Ce qui est conçu originellement comme positif, c’est-à-dire premier ou immédiat, est en fait négatif. C’est le cas du plaisir, qui n’est que la suppression d’une douleur, elle-même positive au sens ontologique du terme, mais c’est aussi le cas de la représentation elle-même, comme l’affirmera le dernier et soixante et onzième paragraphe du Monde comme volonté et comme représentation. La conscience meilleure fait donc l’objet d’une approche négative, parce qu’elle se situe au-delà de la raison, Verstand. Elle n’est donc pas connue par un exercice positif de la raison, mais par un usage négatif, ou plutôt régressif, de celle-ci. La raison n’a en effet affaire qu’à l’expérien...