CHAPITRE 1
LA FORMATION D’UN JEUNE INTELLECTUEL PARISIEN
« La vie de la race ne siège pas là, répondit Goethe. Cherchez-la parmi les prolétaires, chez les artisans habiles, chez les jeunes gens laborieux et généreux de la petite bourgeoisie. C’est de là que monte la sève. »
Léon Blum
UNE FAMILLE DE COMMERÇANTS JUIFS ALSACIENS
Léon Blum est né à Paris le 9 avril 1872 dans une famille juive alsacienne. Son père Abraham, qui se fait appeler Auguste, a quitté son village de Westhoffen en 1842 pour tenter sa chance dans la capitale. Sa mère, Marie Picart, née à Paris, est aussi issue d’une famille juive alsacienne. Les Picart étaient originaires de Ribeauvillé, un charmant village au cœur du vignoble alsacien. La mère de Marie, Henriette, tenait une librairie pour avocats et étudiants en droit sur la place Dauphine. Ses parents se marièrent en 1869 et s’installèrent dans un appartement, rue Saint-Denis. Léon Blum définira plus tard ce quartier où il vécut les premières années de sa vie comme « plus populeux que populaire », mais « hanté par les souvenirs des insurrections ouvrières ». Il est le deuxième enfant d’une fratrie de cinq garçons : Lucien, l’aîné, naît en 1871, Marcel en 1874, Georges en 1876 et René en 1878. Tout atteste que la famille Blum a connu une trajectoire sociale ascendante portée par l’esprit d’entreprise et la soif de réussite du père qui parvient à créer sa maison : « A. Blum et frères, rubans et velours, soieries, tulles et crêpes, fantaisies pour mode ». Si le monde de la fabrique et du commerce textile se signale par une grande diversité de conditions sociales à la fin du XIXe siècle, la famille Blum a su tirer son épingle du jeu. Sans que cela soit l’opulence, la boutique marche bien et les affaires sont prospères. Le père et ses frères, Henri et Émile, travaillent dur et engrangent les fruits de leur labeur. Dans ce monde juif parisien de la boutique, qui connaît de profonds renouvellements ne serait-ce que par la perte de l’Alsace-Lorraine en 1871 et l’arrivée d’Alsaciens-Lorrains optant pour la nationalité française, Auguste Blum et ses frères appartiennent au groupe de ceux qui ont réussi. La famille Blum fait son entrée dans la bourgeoisie, déménage à plusieurs reprises. Elle quitte notamment la rue Saint-Denis où Léon et ses frères sont nés, et gagne le 57 rue Réaumur, avant de finir par s’installer au 14 de la rue du 4-Septembre. Elle loue aussi pour l’été une maison de campagne à Enghien-les-Bains. Frédéric Monier remarque fort justement que cette quête de la réussite sociale est rendue plus difficile dans cette bourgeoisie juive parce que « l’ascension sociale et l’intégration culturelle des israélites est dénoncée par certains comme un péril menaçant la nation ». L’antisémitisme n’est pas une donnée nouvelle dans cette société parisienne et française de la fin du XIXe siècle. La réussite des juifs est toujours suspecte. Ces derniers sont souvent dénoncés comme des « parvenus ». Cette expression sous-entend un manque de reconnaissance et surtout de légitimité sociale. Peu importe, chez les Blum, on ne se préoccupe pas de cela. La famille est républicaine, se rend à la synagogue lors des grandes fêtes religieuses (Pessah et Yom Kippour) surtout par conformisme social et ne semble pas s’intéresser à la politique. Léon et ses frères ont fait leur bar-mitsva, prièrent en hébreu jusqu’à leur adolescence et ne consommèrent que très rarement de la nourriture casher.
Léon Blum n’a pas laissé de journal ou de mémoires évoquant son enfance et sa jeunesse. Nous pouvons néanmoins trouver quelques allusions à ses jeunes années à travers sa correspondance, comme celle qu’il entretient avec Jeanne Reichenbach, sa future femme, alors qu’il est en détention à Bourrassol. Ainsi, en octobre 1941, évoque-t-il dans un courrier son aversion pour les carottes, prétexte pour rappeler une enfance plutôt sage dont il a gardé un souvenir idéalisé : « Il y avait des carottes. Je n’adore pas les carottes. Quand j’étais petit garçon, je me débattais pour ne pas avaler celles qu’on s’obstinait à amonceler sur mon assiette. Il y a eu un petit garçon qui s’appelait Léon, qui était vif mais sage, qui travaillait de son mieux, qui s’appliquait à ne faire de la peine à personne. Ses parents qui étaient plus sages que lui, avaient le goût de la vie modeste ; on lui a caché le plus longtemps possible qu’il était précoce, qu’il était intelligent. Sa mère n’aurait jamais souffert qu’on lui fît un compliment devant elle. » Pour l’essentiel, ce n’est donc que par des sources indirectes que nous pouvons supposer qu’il a vécu des années heureuses et insouciantes entouré par des parents aimants et attentifs à l’éducation de leurs enfants. Marie Blum a exercé une influence déterminante sur sa progéniture tant elle était habitée par une passion : celle de la justice. Son deuxième fils pouvait ainsi affirmer au début des années trente : « Ma révolte contre l’injustice est aussi vieille que ma conscience. » Son frère Lucien se souvient que leur mère les « promenait souvent au square des Arts et Métiers, où Richard Wallace venait de faire installer une fontaine qui portait son nom. Les passants venaient s’y désaltérer en utilisant un quart fixé à la fontaine au bout d’une chaîne d’acier. Léon adorait regarder ce spectacle… » Il ne se séparait que rarement de son cerceau et portait, comme il était myope, un pince-nez, se souvient encore son frère ; « l’ensemble lui donnait une allure assez originale qui faisait la joie de la marchande de coco, cette boisson populaire à base de bois de réglisse ». Les frères Blum fréquentaient aussi le magasin du Louvre où on distribuait des ballons de toutes les couleurs et des verres de sirop d’orgeat. Ils préféraient néanmoins s’ébattre dans les jardins du Palais Royal, « où, autour du bassin, avec un petit jet d’eau, les mères tricotaient assises sur des chaises en bois ». Léon aimait jouer à la corde et au ballon, mais n’appréciait pas que le garde, en charge de la surveillance, vienne leur parler et parfois leur pincer l’oreille. Il s’éloignait alors « en faisant rouler son cerceau devant lui ». Du square des Arts et Métiers aux jardins du Palais Royal, via le magasin du Louvre, Léon Blum a vécu une enfance parisienne heureuse où le jeu, mais aussi les livres contribuèrent en grande partie à l’épanouissement de sa jeune personnalité. Bien des années plus tard, du fond de sa prison de Bourrassol, il fera à leur propos cette confidence : « J’ai trop aimé les livres. “His damned books” disait Stendhal. Je me guérirai peut-être maintenant que je n’en ai plus. Mais on en trouve toujours. C’est un mal plus grave que celui de l’analogie. Ou plutôt non, c’est le même. De mes plus lointains souvenirs, je me trouve un tout petit garçon éveillé avant l’aube par le désir du livre qu’il avait saisi n’importe où, quel qu’il fût, et qu’il lisait passionnément jusqu’à l’heure de se lever. C’est une éducation dangereuse. Et pourtant je suis à peu près sûr que cette passion précoce et tardive n’a pas altéré en moi la puissance de sentir et d’aimer ». Mais avant de dévorer avec avidité toute sorte de livres et emprunter les chemins d’une « éducation dangereuse », faut-il encore savoir lire.
UNE SCOLARITÉ DANS LES MEILLEURS ÉTABLISSEMENTS DE LA CAPITALE
Dès 1876, les parents de Léon Blum envoient leur fils suivre sa scolarité primaire dans différentes pensions où il se distingue, explique son frère Lucien, « par un sérieux, une application constante et un don de discuter de politique et d’histoire ». Il semblerait qu’il tienne ce don de sa grand-mère maternelle qui, communarde enragée et veuve de bonne heure, tenait sa librairie pour avocats place Dauphine. En 1876, Léon et Lucien sont confiés à la pension Roux, rue d’Aboukir. Lucien se souvient que cet établissement « était assez rudimentaire et imprégné d’une odeur de café car il y avait un épicier en gros, à côté, qui brûlait son café tous les matins ». L’année suivante, ils sont inscrits à la pension Pignerol. Léon n’apprécie guère la discipline de l’internat. Plus tard, il avouera : « Le fond de ma nature d’enfant était l’insubordination, la révolte contre toute autorité. J’étais un élève indiscipliné, je me sauvais du lycée. Si je n’avais pas été le premier de ma classe, les punitions auraient plu sur moi. » Finalement, les deux frères sont envoyés dans une pension tranquille, celle de Monsieur Kahn, 26 rue des Francs-Bourgeois, installée dans un vieil hôtel parisien du XVIIIe siècle. Aux dires de son frère, Léon se distingue et emmagasine un savoir peu commun : dès son plus jeune âge, il cite des auteurs comme La Bruyère et Tacite. Sa précocité est très vite remarquée par ses enseignants, même s’il a souvent la dent dure à leur égard et les juge parfois sans « une once d’esprit ». Faut-il accorder beaucoup de crédit aux souvenirs d’un frère qui manifestement est en admiration devant le parcours de son cadet ? Toujours est-il que ses parents décident de l’inscrire en 1882 au lycée Charlemagne. Il y sera, toujours selon Lucien, un brillant élève qui ne comptait plus tous les premiers prix obtenus, mais qui n’hésitait pas parfois à prendre la parole pour défendre ses camarades : « Un jour, M. Gellé, professeur de quatrième, accusa faussement un élève d’avoir copié sur son voisin. Léon prit la défense de cet élève et dit à M. Gellé : “Monsieur, vous en avez menti !” D’où esclandre dans la classe […] et on apprit bientôt qu’il était renvoyé. Mon père obtint son rappel au lycée, après excuses au professeur. Léon avait donné sa mesure devant l’injustice. » À la rentrée 1888, il intègre le lycée Henri IV où il obtient son baccalauréat à 17 ans, en juillet 1889. Son parcours scolaire est exception...