CHAPITRE 1
LES YEUX ET LES OREILLES
DES MONARQUES (1569-1745)
« Une armée sans agents secrets est un homme sans yeux ni oreilles »
Sun Tzu, L’art de la guerre
Les XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles abondent d’opérations d’espionnage.
Bien loin de la mondialisation actuelle, dans laquelle la coopération internationale entre les services de renseignement s’avère vitale pour lutter contre des menaces à l’échelle planétaire, la nécessité de recourir aux espions et son efficacité quasi immédiate mènent, en 1569, à la création des tout premiers services d’espionnage. Or, les subterfuges employés par ces derniers sont déjà élaborés, si l’on considère la pauvreté des technologies disponibles à cette époque.
Les menaces sont internes et se situent notamment dans le Nord de l’Angleterre, plus particulièrement en Écosse, où elles sont liées aux problèmes de succession, de religion et d’annexion au royaume écossais (le Royaume-Uni de Grande-Bretagne est instauré après la signature du traité de l’Union avec l’Écosse en 1701). Les deux grandes rivales de l’Angleterre, la France et l’Espagne, représentent, quant à elles, les dangers extérieurs ; des rivalités installées de longue date et qui évoluent, avec l’envol des relations diplomatiques vers toujours plus de manipulation et donc une nécessité accrue de surveillance. Or, la dangerosité de ces diverses menaces transpire à travers la multiplicité des conspirations et complots, mais aussi les véritables révoltes armées opposant les forces jacobites soutenues par les deux pays rivaux catholiques aux troupes britanniques. Le « Grand Jeu » de l’espionnage, entre soulèvements et contre-offensives, est lancé et place le recours aux espions de sa Majesté au cœur des opérations gouvernementales et militaires. L’expression « Grand Jeu » est utilisée par Rudyard Kipling dans son roman Kim pour parler des rivalités coloniales gérées par un jeu d’espionnage et de contre-espionnage entre le Royaume-Uni et la Russie en Asie au XIXe siècle.
LE COMPLOT DE BABINGTON : CODES SECRETS DÉCHIFFRÉS ET FAUSSES LETTRES
Sous le règne d’Élisabeth Ire, l’évolution des relations internationales en Europe fait naître une réelle obsession de l’information qui encourage le recours aux espions réguliers mais contribue aussi à l’avènement d’un type d’espion nouveau : les représentants diplomatiques. En parallèle, l’augmentation d’envois de courriers diplomatiques requiert l’utilisation de modes de cryptage toujours plus complexes dans un monde où les diplomates ont désormais pour devoir de transmettre à leurs gouvernements toutes les informations glanées et collectées, et ce quelle que soit leur nature. En temps de guerre comme en temps de paix, l’espionnage britannique revêt un nouveau visage et se concentre sur une meilleure analyse des informations collectées qui, menée par un groupe inédit de spécialistes de l’information, surnommés les Intelligenciers, permet pour la première fois d’interpréter et d’utiliser les informations dans la mise en œuvre de politiques gouvernementales contre les menaces extérieures et intérieures. L’Espagne et la France, toutes deux catholiques, considèrent l’Angleterre protestante non seulement comme un pays hérétique, mais aussi comme un frein majeur à leurs expansions territoriales respectives ; quant aux partisans écossais de la reine Marie Stuart, ils complotent pour restaurer la lignée catholique sur le trône. Face à ces périls toujours plus pressants, Sir Francis Walsingham, chef du service d’espionnage et secrétaire principal de la reine Élisabeth Ire de 1573 à 1590, s’érige en tant que père fondateur des services modernes de renseignement. Sa tâche est d’établir un réseau d’agents, opérant à la fois sur le sol anglais et à l’étranger, afin de récupérer des informations sur les activités des conspirateurs catholiques, comme le roi Philippe II d’Espagne et certains partisans du Pape.
Après avoir étudié le Droit à Padoue en Italie, Walsingham se lance dans des activités confidentielles d’espionnage pour le compte de Sir William Cecil, le secrétaire principal de la reine Élisabeth Ire en 1568. Nommé au poste d’ambassadeur d’Angleterre en France en 1570, Walsingham emploie tout d’abord des émigrés espagnols et français, installés à Londres, dans le rôle d’informateurs et de révélateurs de complots. Puis en 1573, Walsingham revient sur le sol anglais où sa nouvelle fonction de secrétaire principal de la reine lui octroie de nombreux pouvoirs ainsi qu’un budget annuel de deux mille livres sterling pour mener à bien ses activités clandestines. Convaincu que l’information est source de tout pouvoir et inquiet de la situation politique internationale, il constitue un vaste réseau d’espions qui collecte et accumule un grand nombre de renseignements et de statistiques politiques, économiques et administratives sur des pays, comme la France, l’Écosse, les Pays-Bas, l’Espagne et l’Italie et même la Turquie et l’Afrique du Nord. La politique intérieure de Walsingham est également basée sur l’utilisation d’espions puisqu’il infiltre dans les prisons des agents doubles et des informateurs ayant recours à la corruption, au chantage ou encore à de subtiles manœuvres psychologiques.
Ses exploits pour déjouer les complots se multiplient ; les informations que ses agents lui transmettent l’amènent, dès novembre 1583, à faire arrêter et torturer Francis Throckmorton pour possession d’une carte d’invasion des ports anglais et d’une liste de partisans catholiques. Mais sa plus belle prouesse est celle de l’efficacité de la surveillance de l’Armada espagnole (une flotte dont la réputation n’est pas usurpée) depuis sa construction dans les chantiers navals, jusqu’au jour où la flotte met le cap sur l’Angleterre en 1588, grâce aux rapports réguliers envoyés par son espion, Anthony Standen. Ceux-ci restent vagues et manquent de précision, mais fournissent au chef de l’espionnage les moyens nécessaires pour contrecarrer les attaques avant qu’elles n’aboutissent, d’autant que Francis Walsingham contribue lui-même à l’opération par des procédés de propagande efficaces. Il publie lui-même ses diffamations : des pamphlets révélant le faux mariage secret et l’alliance conspirative, entre Marie Stuart et le quatrième duc de Norfolk, Thomas Howard. Ces activités clandestines, déjà élaborées pour l’époque, nous autorisent à mentionner la création, dès 1569, du premier service secret britannique, coordonnant plus de cinquante espions, parfois rémunérés sur les propres deniers de Walsingham.
En complément de ses agents, le chef de l’espionnage s’entoure d’experts en chiffrement et déchiffrement comme Philip Van Marnix, un brillant noble flamand anticatholique, capable de décrypter un grand nombre de codes secrets. En 1577, Walsingham intercepte des lettres cryptées en Gascogne au sujet d’un mariage en Espagne ; en moins d’un mois, leur code secret est déchiffré par Marnix. Le nomenclateur (une méthode combinant l’emploi d’un alphabet crypté de lettres de substitution avec une liste codée de mots, syllabes et équivalents de mots) correspond, en tous points, aux codes espagnols habituels, à savoir qu’il n’utilise qu’un seul alphabet, un syllabaire usuel et un vocabulaire total n’excédant pas deux cents mots. Toutefois, malgré l’apparente classicité du code, sa particularité est double : il utilise une méthode de substitution dans laquelle un symbole remplace soit une lettre de l’alphabet (excepté le j, le v et w), soit un mot, dont la substitution par une lettre est préétablie, mais le code ajoute aussi quatre signes n’ayant aucune signification appelés « nuls » ainsi qu’un symbole doublant la lettre suivante. Ce code, assez peu sécurisé, est facile à percer pour le déchiffreur qui base son analyse sur la fréquence des symboles et des lettres utilisées dans la langue anglaise afin d’éliminer les nulles et faire correspondre les symboles aux lettres. Le déchiffrement de ce code est déterminant pour Francis Walsingham car le message révèle les intentions belliqueuses du roi d’Espagne et permet de confirmer la nécessité d’une surveillance accrue et constante de ce pays (une surveillance qui révélera l’assaut de la Grande Armada espagnole, prévue en juillet 1588, et facilitera la mise en place de la contre-attaque surprise, grâce à la divulgation d’un faux rapport militaire, dirigée par Sir Francis Drake, dans le port de Cádiz en avril 1587).
Walsingham mesure tout le pouvoir qu’un service de déchiffrement peut lui apporter en lui fournissant l’accès aux informations. Ainsi il recrute un autre déchiffreur qui devient l’un de ses assistants les plus confidentiels : Thomas Phelippes. Ce dernier est considéré comme le premier grand cryptanalyste d’Angleterre ; grâce à son activité de faussaire, il peut également décacheter le sceau d’une lettre, la lire et la recacheter sans que personne ne s’en aperçoive.
En 1568, mue par la peur de voir sa cousine Marie Stuart la destituer et monter sur le trône, Élisabeth Ire la fait assigner à résidence sans pour autant se résigner à la faire exécuter. En 1586, la conspiration, menée par un jeune noble catholique Anthony Babington, qui vise le renversement de la reine Élisabeth Ire et l’installation de sa cousine catholique, Marie Stuart, reine d’Écosse, emprisonnée à Chartley Hall depuis janvier 1586, sur le trône d’Angleterre, est découverte grâce à l’agent double Gilbert Gifford. Arrêté au port de Rye en provenance de France, cet ancien diacre catholique, lié au cercle d’amis français de Marie Stuart, est retourné par Francis Walsingham et employé en tant qu’agent double pour le compte du gouvernement britannique. Gifford propose à la prisonnière d’acheminer clandestinement la correspondance et les messages secrets qu’elle échange avec Babington en les dissimulant dans des barriques de bière. Mais Marie ne soupçonne pas que Gifford intercepte les lettres qu’elle envoie à l’ambassadeur espagnol, Bernardino de Mendoza, ou à Charles Paget, qui abordent l’organisation d’une invasion imminente, avant de les t...