Jean-Jacques Rousseau
La Nouvelle Héloïse
Bénédicte Peralez Peslier
I
La langue des émotions dans La Nouvelle Héloïse
Succès incontesté du XVIIIe siècle, particulièrement prisé du lectorat féminin, le roman épistolaire Julie ou La Nouvelle Héloïse fait date à plus d’un titre. Non seulement ce « chef-d’œuvre du sentiment » érige une société des cœurs destinée à déjouer les passions sociales, développant ainsi les principes qui sous-tendent l’œuvre philosophique de Rousseau, notamment le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes (1755), mais il marque les esprits par son verbe lyrique. Loin de nourrir uniquement la musicalité de la langue de Rousseau, cette puissance élégiaque sédimente toute sa théorie du langage musical et du langage parlé, eux-mêmes mis au service de la philosophie morale de l’écrivain.
Les usages lexicaux de Rousseau ressortissent en particulier d’une morale du sentiment qui les inscrit dans un réseau d’emplois extrêmement cohérent. Les deux sèmes majeurs qui innervent les lettres ont trait d’une part aux émotions, à la sensibilité des personnages, d’autre part à la morale. Or, la seconde est inhérente à l’exercice des deux premières.
Notre étude envisagera donc la langue de La Nouvelle Héloïse selon une approche morphologique et sémantique destinée à faire ressortir les isotopies majeures de l’œuvre.
I. Lexique
1. Le langage du cœur
Le « langage du cœur » (lettre 48, p. 166), tel qu’il est défini par St. Preux dans la lettre XLVIII, détermine non seulement le sème dominant des lettres de La Nouvelle Héloïse et de nombreuses œuvres de Rousseau, celui des sentiments, mais aussi les fondements du langage, conférant à la langue de l’écrivain une cohérence aussi réglée que celle des théories sur le langage et la musique développées dans l’Essai sur l’origine des langues, publié à titre posthume en 1781 mais commencé plusieurs décennies auparavant, et dans le Dictionnaire de musique en 1768.
Nombre des termes relevant du champ lexical de l’amour sont communs à la terminologie qu’utilise Rousseau pour rendre compte des usages de la langue mais aussi au vocabulaire moral.
a. Le vocabulaire des sentiments
Les personnages de La Nouvelle Héloïse se présentent comme des êtres affectifs. Le champ lexical et le réseau sémantique de l’amour sont dominants dans l’œuvre.
Le nom amour est très présent dans l’œuvre. Il a régulièrement un sens large, désignant un lien affectif en dehors de toute attirance sexuelle. De même, les termes de la série dérivationnelle à laquelle il appartient, aimer, aimable (lettre LXII, p. 208), peuvent s’appliquer à l’amitié comme à l’amour filial ou aux relations entre maîtres et serviteurs. « Dans l’Héloïse, note Michel Maillard, amour et amitié entretiennent des rapports complexes d’homologie et d’opposition », l’amitié de Claire et de Julie, dénommées les « inséparables » à de multiples reprises, non sans agacement sous la plume de St. Preux, étant proche de l’amour, et l’amour tendant « vers la chasteté de l’amitié ». Le nom ami et son féminin amie, employés fréquemment en apostrophe, servent à désigner l’être aimé : St. Preux est appelé « mon digne et respectable ami » par Julie, dans la lettre XXXV (p. 143), mais aussi « mon bon ami », « mon doux ami », « mon unique ami » ; il écrit lui-même à sa « charmante amie » (lettre LX, p. 207). Claire aussi est désignée comme l’amie de Julie (lettre XXIX, p. 126, passim). Le titre d’amie s’offre toutefois rapidement comme un synonyme d’amante, dès la lettre V (p. 66). En revanche, si St. Preux l’utilise en apostrophe (« chère amante », lettre X, p. 79), le nom amant ne fait jamais l’objet d’un tel emploi sous la plume de Julie.
Siège de l’amour, « métonymie et métaphore du corps tout entier », le cœur est le thème central de La Nouvelle Héloïse. Si Rousseau fait parfois référence au cœur comme organe qui « palpite » (lettre LIII, p. 183), et dont on entend les « battements » (lettre XLVI, p. 163), l’auteur renouvelle surtout l’emploi de ce mot en en faisant le dépositaire de multiples sentiments, tel le désir, la jouissance, la souffrance, par le truchement de l’expression « au fond de mon/son/ton cœur » (lettre 37, p. 148, lettre 50, p. 174, lettre LX, p. 208 ; passim). Le cœur est, à ce titre, le « guide » des sens (lettre L, p. 174), celui qui « dicte » les discours aux hommes (lettre LX, p. 203). Comme le souligne Jean Sgard, « l’originalité de R. apparaît surtout dans la valeur morale qu’il donne aux mouvements du cœur », à son élan, mis en évidence par le verbe voler (lettre XLVII, p. 164, passim) et par le nom effusions (lettre LV p. 186). Les sentiments purs mènent à « l’union des cœurs » (lettre IX, p. 77). Les adjectifs vertueux (lettre III, p. 62), bon (lettre VII, p. 72), sensible (lettre XXIII, p. 106 ; lettre XXX, p. 129, passim), qualifient le cœur aimant.
Mot le plus utilisé dans les œuvres de Rousseau après les noms cœur et âme, le nom sentiment connaît, selon le recensement de Jean Sgard, 375 occurrences dans La Nouvelle Héloïse. Dans le roman en général, au XVIIIe siècle, ce dérivé du verbe sentir signifie « affection, amour, tendresse » (Trévoux, 1721), mais il tend à désigner de plus en plus, à partir de l’époque classique, « [l]es affections, [l]es passions, et […] tous les mouvements de l’âme » (Académie, 1762). On trouve à plusieurs reprises la première acception du mot, à savoir « opinion, conviction » (voir notamment lettre XXIV, p. 115), ainsi que la seconde, « faculté qu’a l’âme de recevoir l’impression des objets par les sens » (Académie 1762), comme l’atteste la lettre III (« le sentiment de vos propres peines », p. 61). Toutefois, notre étude privilégiera l’emploi proprement romanesque du mot. Dans La Nouvelle Héloïse, le terme revêt souvent une valeur galante (« le sentiment dont ton cœur se nourrit », lettre LV, p. 187), mais Rousseau distingue l’amour, source des sentiments, des sentiments eux-mêmes, qui en sont le cours. La lettre LV témoigne à ce titre de la variabilité des sentiments, à travers les aveux de St. Preux : « Mes sentiments, n’en doute pas, ont depuis hier changé de nature ; ils ont pris je ne sais quoi de moins impétueux, mais de plus doux, de plus tendre et de plus charmant » (p. 186). Dans son dernier sens, le sentiment ressortit à la sensibilité : émanant encore une fois de l’amour, de l’amitié, de la sympathie ou de la tendresse, il se manifeste sous la forme de la pitié, de la bienveillance, de l’admiration notamment, et se voit souvent qualifié, à ce titre, d’« honnête » (lettre XXIII, p. 114 ; lettre 50, p. 174). Altéré par la société, le sentiment perd sa nature première, mais les personnages de La Nouvelle Héloïse sont en quête du sentiment « vrai », « pur » (lettre XXXV, p. 142), « naturel » (lettre LVII, p. 199) et « droit » (lettre V, p. 67), le seul qui puisse être « paisible » (lettre LV, p. 187).
L’adjectif tendre, dans son acception figurée, qualifie souvent les grands états affectifs, dans La Nouvelle Héloïse, tel l’amour (lettre XXXV, p. 143, passim) ou l’amitié (lettre LXII, p. 209), les sentiments filiaux (la « tendre mèr...