Troisième partie
L’heure de gloire
(1213-1223)
Chapitre I
Deux années décisives
(1213-1214)
Décidément, l’année 1213 paraît prémonitoire dans la mesure où elle prive réellement le Capétien d’une accalmie, du moins sur le plan militaire, et voit en revanche la concrétisation d’une coalition inquiétante rassemblant princes, souverains et vassaux dont l’autorité est installée plutôt au nord de la Loire.
La bataille de Damme s’intègre pleinement aux grands affrontements de la fin du Moyen Âge en mer du Nord. Dans l’ouvrage La Fandre et la mer, on s’aperçoit qu’avant la guerre de Cent Ans, les batailles navales associaient des attaques par terre et par mer. Ce conflit en est une parfaite illustration ! Ainsi, elle se déroule les 30 et 31 mai 1213. À cette époque, Damme, qui s’impose comme l’avant-port de Bruges, se situe à l’intérieur de l’estuaire du Zwin, récemment créé après un raz de marée en 1134. Le Zwin permet ainsi à la ville de Bruges d’avoir un accès à L’Écluse qui deviendra à son tour le premier avant-port de Bruges. Philippe a l’intention d’envahir l’Angleterre afin de gêner une éventuelle attaque anglaise en Poitou. Le souverain souhaite profiter de la situation dans la mesure où il est en Flandre afin de soumettre Ferrand de Portugal, comte de Flandre, infidèle et félon !
Le roi des Francs, par sa présence dans le comté, veut rappeler sa souveraineté aux Flamands. La grande partie de l’armée française est à ce moment mobilisée par le siège de Gand, ville hautement symbolique puisqu’il s’agit de la véritable capitale flamande où se trouve alors le château des comtes de Flandre. En outre, une expédition hétéroclite d’environ 1 700 navires composée de barques de pêcheurs ou de nefs de commerce chargées abondamment de victuailles et d’affaires personnelles constitue, pour l’époque, une véritable « armada ». Mais le nombre d’embarcations représente un handicap car plusieurs d’entre elles n’ont pas pu pénétrer dans l’estuaire (cinq cents environ sont restées au large). La force navale possède une défense limitée et, surtout, nombreux sont les équipages ou la soldatesque de France qui, attirés par les richesses de la plaine flamande, ont mis pied à terre pour s’adonner au pillage du « plat pays ».
Le roi Jean profite de cette situation pour envoyer une flotte composée de sept cents chevaliers, de leurs hommes accompagnés de mercenaires. Elle est commandée par le célèbre Guillaume Longue-Épée*, entouré de Hugues de Bove et de Renaud de Dammartin, comte de Boulogne, deux félons pour Philipe Auguste. Les Anglais s’emparent, d’après les chroniques, de trois cents à quatre cents bâtiments ancrés, mouillant devant Damme, les pillent et en incendient une centaine d’autres.
Alertés, les équipages français débarqués rejoignent à la hâte leurs navires et tentent de résister à l’adversaire. Le 31 mai 1213, les Anglais prennent les Français en tenaille, se positionnant de part et d’autre du Zwin. C’est alors que le roi de France décide de quitter Gand afin de secourir sa flotte déjà mal en point. Finalement, les Anglais n’ont détruit ou capturé que la moitié environ des navires avant d’être refoulés. Ils repartent avec un énorme butin selon Guillaume le Maréchal comprenant deux cents ou trois cents navires saisis. En revanche, si Philippe Auguste voit le port encombré de débris, il décide de mettre le feu au reste de sa flotte au cas où il y aurait une contre-attaque anglaise. À ce moment, le roi de France prend conscience de l’importance de posséder une flotte et, selon nous, de la portée stratégique croissante du Détroit. En effet, les convois, à l’époque, servent davantage à transporter les troupes qu’ils ne sont des navires de guerre. La Flandre est un véritable enjeu économique entre les deux puissances de part et d’autre de la Manche, la laine anglaise de grande qualité a déjà permis aux villes drapières flamandes de s’enrichir.
Les événements méridionaux : la première croisade albigeoise et la bataille de Muret
Bien rares sont les auteurs qui font allusion aux terres méridionales ; certes, elles sont éloignées du domaine royal qui s’est agrandi sensiblement depuis le début du règne de Philippe, mais la politique expansionniste du souverain français vers ces contrées plus lointaines va profiter de deux événements spécifiques à ces régions.
Le premier événement porte sur la croisade contre les Albigeois. Commencée en 1209, elle se poursuivra pendant plus de trois décennies ; officiellement, le bûcher de Montségur en 1244, décrit par Georges Duby, clôt cette période troublée, mais les ressentiments vont perdurer. Peut-on partager le point de vue de Pierre Bonnassié qui considérait l’Occitanie comme un État manqué ? (Ill. II). Le phénomène n’est pas nouveau puisque, dès la fin du XIIe siècle, on signale la présence d’hérétiques dans la région de Nevers. Innocent III, bien qu’opposé à Philippe Auguste dans l’affaire de son mariage avec Ingeburge, cherche soudainement l’appui du souverain français. En effet, le royaume possède depuis peu des atouts indéniables et appréciables : une forte présence des établissements cisterciens investis dans la lutte contre l’hérésie, des théologiens célèbres à Paris tels Alain de Lille ou Pierre le Chantre, maîtres d’université, soutiens zélés de la doctrine de l’Église catholique orientant ainsi la politique pontificale de rapprochement. Enfin, le comté de Toulouse, où l’hérésie s’est développée, est sorti de la mouvance royale en raison de l’attitude indulgente, voire complaisante du comte Raimond VI à l’égard des dissidents de la Chrétienté. Pourtant, il est vassal du roi de France par le lien féodal.
L’affaire prend de l’ampleur et ne s’arrête pas uniquement au niveau doctrinal. Ainsi, le suzerain, Pierre II*, roi d’Aragon, voit l’intérêt de se rapprocher du comte pour accroître son influence sur ces terres méridionales. Mais depuis 1203, un moine cistercien, légat du pape, Pierre de Castelnau, lutte contre l’hérésie dans le midi toulousain. Devant le refus de Raymond VI* de prendre la tête d’une force armée pour soumettre l’hérésie, car le comte refuse de combattre ses propres sujets, le légat l’excommunie et jette l’interdit sur ses terres. Le 15 janvier 1208, l’assassinat de Pierre de Castelnau par un écuyer du comte provoque la colère du pape Innocent III qui confirme l’excommunication de Raymond VI, accusé d’être à l’origine du crime, en plus d’être bienveillant à l’égard des hérétiques.
C’est alors que le pontife lance auprès de Philippe Auguste un appel à la croisade des Albigeois. Mais le roi de France refuse sa participation directe pour deux raisons : sur le plan juridique, il estime que réformer et assainir le clergé local est du ressort du pape et, d’un point de vue pratique, il est en guerre contre Jean sans Terre et contre Othon IV, et ne veut donc pas se disperser. Le pape nomme un religieux, Arnaud Amaury, nouveau légat pontifical, pour diriger l’expédition. Dans un premier temps, le roi interdit aux barons de son royaume de rejoindre la croisade, puis se ravise. Le comte de Toulouse finit par rejoindre contre son gré les croisés pour éviter des ravages sur ses terres. Il fait amende honorable, publiquement, devant l’église à Saint-Gilles le 18 juin 1209, torse nu, humiliation suprême. Sa participation sera brève car il quittera la croisade et changera de camp.
La croisade cible les Cathares dans les vicomtés de Raimond-Roger Trencavel : Albi, Ambialet et Béziers, (fiefs tenus de son oncle, le comte de Toulouse), Carcassonne et Razès (fiefs tenus de Pierre II, roi d’Aragon). Le jeune vicomte tente de négocier avec la croisade, mais Arnaud Amaury demande au jeune vicomte de se soumettre ; ce dernier refuse. L’expédition progresse vers Béziers, peut-on lire dans la Philippide.
« Les champions de Dieu, s’avançant en troupes nombreuses, se rendirent d’abord en toute hâte devant la ville de Béziers, où s’étaient réfugiés un grand nombre d’hérétiques. C’était une ville très f...