II. ConnaĂźtre
Si lâon suit la tradition critique, les Essais poursuivraient la connaissance du Moi, et Ă travers celle-ci, la connaissance de lâhomme. Il faudrait chercher la valeur de lâĆuvre dans « le passage de lâindividu nommĂ© Montaigne Ă la description gĂ©nĂ©rale de lâhomme ». Câest dans cette psychologie empirique, libĂ©rĂ©e des dogmes, que serait prĂ©figurĂ©e la littĂ©rature classique. « Tout ce quâil confesse de lui est document sur la nature humaine. Il contribue ainsi, plus que personne, Ă engager la littĂ©rature française dans la voie oĂč lâĂ©poque classique trouvera ses Ćuvres les plus significatives et les plus fortes : il lui propose son objet et sa mĂ©thode, une psychologie toute dâobservation, aussi affranchie quâil est possible de la mĂ©taphysique et du dogme », Ă©crit Gustave Lanson. Cette tradition critique perdure, mĂȘme si le vocabulaire et les outils diffĂšrent. Câest aussi une maniĂšre de rendre hommage Ă lâĆuvre de Montaigne comme voie dâaccĂšs Ă la connaissance de soi, et rĂ©servoir inĂ©puisable de la littĂ©rature moderne. Mais lâessai du jugement vise-t-il la connaissance de lâhomme ? Quel type de connaissance pouvons-nous associer Ă lâexercice du jugement ? Le but de lâessai nâest pas thĂ©orique, mais rĂ©flexif. Montaigne ne veut rien laisser subsister en lui sans le soumettre Ă la vue de son jugement. LâhostilitĂ© Ă lâĂ©gard des mĂ©decins, par exemple, dĂ©testation quâil dit avoir hĂ©ritĂ©e de sa famille, est soumise Ă examen.
Il est possible que jâay receu dâeux cette dispathie naturelle Ă la medecine ; mais sâil nây eut eu que cette consideration, jâeusse essayĂ© de la forcer. Car toutes ces conditions qui naissent en nous sans raison, elles sont vitieuses, câest une espece de maladie quâil faut combatre ; il peut estre que jây avois cette propension, mais je lâay appuyĂ©e et fortifiĂ©e par les discours qui mâen ont estably lâopinion que jâen ay.
Le chapitre sur les mĂ©decins (II, 37) est lâoccasion pour Montaigne de faire beaucoup plus que de dire son antipathie Ă leur encontre, câest aussi et surtout lâoccasion de faire passer une sorte de test Ă cette « propension » personnelle et familiale. Si lâopinion personnelle Ă©tait restĂ©e Ă lâĂ©tat dâinclination, Ă©crit-il au conditionnel, il aurait « essayĂ© de la forcer », comme il se montre ailleurs en train de « forcer quelque barriĂšre de la coutume ». Lâemploi du verbe « essayer » renvoie Ă la valeur de mise Ă lâĂ©preuve, dâinterrogation active ou de test rationnel que revĂȘt lâessai du jugement. Ă propos de tel philosophe, Montaigne Ă©crit que « ses disciples, pour essayer sa continence, lui avaient fourrĂ© dans son lit LaĂŻs, cette belle et fameuse courtisane, toute nue. » Le but de lâessai nâest pas de produire une connaissance de soi-mĂȘme, mais de faire passer les jugements au banc dâessai de la rĂ©flexion. Le contenu de lâopinion restera le mĂȘme, mais elle aura elle-mĂȘme changĂ© de statut : ce sera une opinion rĂ©flĂ©chie.
Tel quâil se dĂ©crit, Montaigne reconnaĂźt en lui un ensemble dâinclinations naturelles, dâ« opinions empruntĂ©es dâautrui », mais aussi un effort rationnel pour ne pas dĂ©pendre de ce donnĂ©. Lâessai fait passer au crible du jugement les considĂ©rations spontanĂ©es et les savoirs empruntĂ©s. « Je ne compte pas mes emprunts, je les pĂšse ». Lâenjeu nâest pas dâĂ©laborer une encyclopĂ©die personnelle, mais de conduire une entreprise critique Ă la premiĂšre personne. Nous sommes toujours dĂ©jĂ installĂ©s dans des rĂ©actions et des savoirs, saturĂ©s dâopinions et de discours dont la valeur de vĂ©ritĂ© nous Ă©chappe. Comment faire passer une opinion empruntĂ©e Ă lâĂ©tat de jugement rĂ©flĂ©chi, que je puisse assumer Ă la premiĂšre personne ? Le programme de lâessai est un programme qui reste fondamentalement rationaliste, malgrĂ© la critique sceptique de la raison que lâon trouve dans les Essais. Nous explorerons la physionomie de cet usage rĂ©flexif de la raison Ă partir de thĂ©matiques privilĂ©giĂ©es, en commençant, comme le fait Montaigne, par des questions militaires.
1. Questions militaires
Le titre du premier chapitre des Essais, « Par divers moyens on arrive Ă pareille fin » (I, 1) se prĂ©sente comme un constat qui relativise lâimportance du choix des moyens. Ce titre philosophique pose la question de lâaction rationnelle en gĂ©nĂ©ral, mais les exemples choisis sont exclusivement militaires. Lâauteur souhaite-il montrer Ă ses lecteurs quâil sâadresse en prioritĂ© aux gentilshommes de son temps ? Tout se passe comme si Montaigne cherchait la reconnaissance de ses pairs, en soumettant ces questions militaires Ă un public cible dont il souligne par ailleurs lâinculture ! « Ceux auxquels ma condition me mĂȘle le plus ordinairement, sont pour la plupart gens qui ont peu de soin de la culture de lâĂąme, et auxquels on ne propose pour toute bĂ©atitude que lâhonneur, et pour toute perfection que la vaillance. » Sur la base dâexemples militaires, câest toujours une question pour le jugement qui est posĂ©e. Les « questions » dĂ©signent prĂ©cisĂ©ment des objets offerts Ă lâexamen du jugement.