Cahier 1
1 â Hanka (Anna). 2 â Mme Fischl. 3 â M. Fischl.
4 â M. Stacke. 5 â AgnĂšs. 6 â Otto. 7 â Mme Stacke.
8 â Ădouard. 9 â M. (?). 10 â Lixi (Alex). 11 â Olga.
12 â Jean. 13 â Ămile. 14 â Joseph. 15 â Charles.
Printemps 1945.
19 octobre 1943
Je commence ce journal avec lâespoir que je le finirai dans une autre ville. Comme je pense que personne ne le lira, jâĂ©cris ce qui me passe par la tĂȘte tout simplement. Jâinscris ici les Ă©vĂ©nements de la maison, câest-Ă -dire :
Les colĂšres de M. Stacke sur sa femme, fort frĂ©quentes dâailleurs, les nouvelles acquisitions qui mâintĂ©ressent, ensuite les divers faits politiques, les faits dâarmĂ©es ou tout ce qui mâintĂ©resse.
Je rĂ©pĂšte que jâespĂšre ne pas le finir Ă Salles-dâAngles mais autre part, et, en quelque sorte, ce sont comme des mĂ©moires inscrits ici, plus quâun journal.
Vue aérienne de la maison des Stacke
Ă Salles-dâAngles (Charente), vers 1980.
Sur le perron dâentrĂ©e de la maison de M. et Mme Stacke Ă Salles-dâAngles. De gauche Ă droite : un ami,
Mme Stacke, Mme Fischl, Lixi, M. Fischl, Hanka.
Aujourdâhui, le 19 octobre 1943, qui est un mardi, il nây a rien dâimportant. Mme Stacke est malade, mais comme dans une comĂ©die de MoliĂšre, qui y trouverait, sâil Ă©tait en vie, une jolie Ă©tude sur lâhystĂ©rie.
M. Stacke est fort en colĂšre et a menacĂ© de sâenfuir, mais câest une scĂšne habituelle et personne nây fait attention. Moi, nâayant rien Ă faire, je commence ce journal. LâĂ©cole commence demain. M. Stacke tient conseil avec K et H, et aprĂšs deux heures de confĂ©rence, ils nâĂ©taient pas plus avancĂ©s quâavant. La confĂ©rence des trois puissances se tient dans la capitale des cosaques , jâespĂšre quâon y verra clair.
Hier, il y a eu une petite explosion au camp qui a fait 27 morts, dont plusieurs du village . Hanka, la bonne, nâest toujours pas rentrĂ©e, ce qui cause un surcroĂźt de travail Ă tout le monde.
Dimanche, il y aura des hĂŽtes ici, il faudra se tenir Ă carreau pour ne pas faire de bĂȘtises.
Aujourdâhui, je fais une constatation qui me remplit dâĂ©pouvante : la barbe me pousse au menton, câest gai. Je me suis mesurĂ© : 1,78 m, je suis le plus grand de tous. NoĂ«l approche, jâespĂšre que je trouverai [des choses] Ă acheter. Le soir, une charrette en passant dans la rue a fait tomber une peinture qui sâest brisĂ©e. Mme Stacke est rentrĂ©e Ă 8 heures : grande colĂšre de M. Stacke qui lâa fait tomber sur ses enfants. Jean, le quatriĂšme par ordre dâĂąge, a pris une fessĂ©e formidable et est parti se coucher sans manger, son frĂšre Ămile pareil. Mme Stacke menace dâune chaise. Danton ou Robespierre nâauraient pas mieux fait.
Mercredi 20 octobre 1943
Depuis 8 heures du matin, les trois puissances, câest-Ă -dire H, K et M. Stacke, sont en confĂ©rence qui dure jusquâĂ lâarrivĂ©e de Mme Stacke qui rentre de nouveau bredouille, sans Hanka. La colĂšre de M. Stacke, qui sâĂ©tait calmĂ©, est terrible sur sa femme qui est jalouse comme une tigresse avec lui. AprĂšs avoir criĂ©, tempĂȘtĂ©, il attelle la jument et part pour une destination inconnue. LâatmosphĂšre est Ă©touffante, on pressent quelque chose dans lâair. Mme Stacke est partie chez lâEspagnole qui habite en face. K est tellement nerveux quâon nâĂ©tudie pas. JâespĂšre que cette sotte affaire se terminera bientĂŽt. Ă midi, on mange un canard avec des nouilles.
Je veux essayer de faire le portrait de tous les personnages qui entreront dans mon journal.
Dâabord, par ordre de puissance, Mme Stacke. Elle a six enfants : Olga, Joseph, Charles, Jean, Ămile et AgnĂšs, tous en bonne santĂ©. Elle a un seul dĂ©faut, câest dâĂȘtre jalouse et de beaucoup bavarder.
Ensuite, M. Stacke, qui vient aprĂšs malgrĂ© son titre de patron, car il est dominĂ© par sa femme. Il a une voix de Jupiter et crie toute la journĂ©e, le calme ne renaĂźt quâaprĂšs son dĂ©part. AprĂšs viennent Hanka et Franta qui sont bons aussi.
Ă midi, encore une discussion violente qui sâest bien terminĂ©e, sans chaises cassĂ©es, et maintenant le calme rĂšgne momentanĂ©ment. Un pari de 5 000 F est fait entre K et M. Stacke que la guerre finira dans six mois. Moi, je ne dis rien, pourvu quâelle finisse vite, câest tout ce que je veux et dĂ©sire. En fait dâarmes, rien, et en politique, rien. Le nombre des blessĂ©s ou tuĂ©s sâĂ©lĂšve Ă 30. Lâexplosion mentionnĂ©e hier a dĂ» ĂȘtre terrible.
Je veux essayer de dĂ©crire une scĂšne entre M. et Mme Stacke. M. Stacke entre, il revient dâun voyage Ă Cognac :
« OĂč as-tu Ă©tĂ© ? » « Quâas-tu fait ? » « Qui as-tu vu ? », etc.
Josph et Aneska Stacke assis sur un banc
dans les années 1940.
Toutes ces questions Ă©nervent M. Stacke qui se met en colĂšre et les injures pleuvent. Dans le plus fort de sa colĂšre, il ramasse une chaise et menace de lâassommer avec. Une heure plus tard, tout est fini et chacun agit comme si rien ne sâĂ©tait passĂ©. La mĂȘme chose recommence cinq fois par semaine. On y est dĂ©jĂ habituĂ©, on nây fait mĂȘme pas attention. Mais ces derniers jours, les colĂšres sont plus terribles et plus frĂ©quentes. Tout cela Ă cause de Hanka et de son enfant.
Jeudi 21 octobre 1943
La matinĂ©e sâest passĂ©e sans discussions, grĂące Ă lâabsence de M. Stacke. Cet aprĂšs-midi, Mme Stacke a fait une couronne pour lâenterrement des victimes de lâexplosion. Jâai envoyĂ© les livres chez Monsieur le curĂ© et il nây avait que ses parents, donc rien Ă lire. K, jâespĂšre, me prĂȘtera des Revues des Deux Mondes qui sont intĂ©ressantes. Le soir, des gendarmes sont venus. Grand Ă©moi chez tous. M. Stacke a vendu deux tableaux de Auguin pour 30 000 F. Moi, jâen aurai donnĂ© 1 000, et encore. Mais cet homme a de la chance.
Vendredi 22 octobre 1943
Le matin, une femme est venue pour laver le linge de Mme Stacke. Aussi je suis restĂ© constamment en haut. Ă midi, on a mangĂ© chez Franta. Une lettre de M. P. est venue nous Ă©gayer : il demande 32 Ćufs, pas plus. Nous nâen avons mĂȘme pas une douzaine.
Le soir, Hanka est arrivĂ©e. Grande joie chez tous, mĂȘme chez M. Stacke pour qui la situation Ă©tait gĂȘnante, mais au dĂźner on voyait quâil Ă©ta...