Retour à la vie
Les quelques pages de mes souvenirs réunis en cahier et qui couvrent la période s’arrêtant en 1945 avaient l’excuse de la prime jeunesse. Leur intérêt résidait surtout dans la richesse événementielle de l’époque. Après la guerre, non qu’il ne se fût rien passé et il s’en faut, je partage l’événement avec les autres et ne vois donc guère l’intérêt d’en faire un étalage livresque. Pour cela, on trouve plus riche, plus approfondi et mieux écrit. Je parlerai donc du monde qui m’entoure à travers mes idées ou du moins celles que je crois avoir été les miennes en son temps. Pour plus de sûreté, je parlerai de moi à travers les gens qu’il m’a été donné de rencontrer et de connaître.
Ces pages seront à lire au second degré ; j’y serai volontiers méchant car peut-être est-ce là ma nature ; mais surtout parce que je suis conscient d’appartenir aux quelques survivants d’un monde de happy few destinés à porter des yeux sans indulgence sur un monde sans fards. Je suis conscient de faire partie des tous derniers d’une classe sociale en déséquilibre. Juif français et fier de l’être, mais méprisant mes concitoyens dont la bassesse collaborationniste ne s’est pas arrêtée à la Libération, renonçant à expliquer à mes coreligionnaires séfarades que vivre dans ce pays implique des droits, il est vrai, mais aussi des devoirs de bienséance et de culture. Me devant d’oublier que nous sommes les derniers bourgeois à avoir pu faire appel à une nurse pour élever nos petites têtes blondes, que nos grands-pères faisaient courir sous leur couleur à Chantilly et que, comme disait Rachel, « les langes de nos ancêtres bruissaient » car amidonnés comme il se devait.
Bon, c’est fini ! Ce monde a basculé définitivement dans la médiocratie avant que de se faire balayer par un tiers-monde de plus en plus en quart. Il faut se persuader qu’il était bien d’inventer la Sécurité sociale et le SMIG. C’était moral mais bien chiant, car si, avant, seule une minorité profitait d’une vie de cachemire, demain qu’en sera-t-il ?
Comment devenir un adolescent de quinze ans bien élevé, courtois et respectueux de l’ordre social et familial ? Ce fut tout le problème de cette nouvelle période qui débuta en 1945. Il convenait de « rentrer dans le rang », et surtout d’oublier : oublier que pendant cinq ans l’on a été responsable quelquefois des autres, mais avant tout de soi, et que tout conseil venant d’autrui, même d’une « grande personne », devait être considéré avec circonspection et n’était pas toujours bon à suivre ; oublier, et c’est cela qui est impossible, la peur.
La peur s’oublie d’autant moins qu’il est impossible de la décrire, de la remémorer. Certes, la peur immédiate, celle devant le danger qui vous surprend, est quasi reproductible, faite de décharges d’adrénaline, de jambes coupées et de battements de cœur. Mais l’angoisse sans fin, celle qui, jour après jour, et surtout nuit après nuit, vous étreint, poitrine et tripes, celle qui, présente à tout instant, ne cède ni à la faim ni aux rires ; petit cancer tapi dans votre esprit et qui préside à vos gestes, à vos pensées, et conditionne tout l’avouable et, surtout, tout l’inavouable ; peur qui provoque la superstition, suscite des rites : mettre ses chaussures sur une même ligne, sinon il arrivera quelque chose ; réciter une prière et la recommencer maintes fois car la distraction sera source de conséquences fâcheuses ; inventer des augures – si trois oiseaux passent, alors tout ira bien ; si telle ou telle personne entre avant l’autre, mes parents seront arrêtés ; si mon lacet casse quand je tire dessus, je ne m’en sortirai pas.
Et, quelques décennies plus tard, les rêves qui reviennent, les rites qui vous interpellent à nouveau. Certes, la peur ne se raconte pas car elle ne se formule pas, mais combien de névroses d’aujourd’hui renvoient à ces souvenirs non expurgés ? On ne peut l’évoquer – et encore avec pudeur – qu’avec ceux qui l’ont connue comme vous, lors de conversations d’initiés.
Peut-être est-ce de là que vient la surprenante discrétion des survivants des camps de déportation. Comme la peur, sans doute, l’horreur ne peut se raconter à ceux qui ne l’ont pas connue ; elle est indescriptible. Bien plus, les mots risquent d’être trop faibles et trop légers ; les phrases trop étroites ne peuvent tout embrasser. Il ne resterait que l’impression de trahir.
Et puis, que représente le souvenir de la peur dans l’esprit d’un enfant de treize, quatorze, quinze ans ? Il faudrait pour le définir avoir le souvenir de temps meilleurs. Nous étions passés du vide de la prime enfance à l’enfer, mais nous n’avions pas conscience qu’il y avait eu autre chose. C’était trop loin et trop vague : les soirées tranquilles, les familles réunies, manger à sa faim, jouer avec des enfants que l’on retrouverait sûrement le lendemain. Cela n’existait pas dans nos bagages.
Nous ne savions pas que, si l’on sonnait tôt le matin, cela pouvait être le laitier et non la Gestapo.
Les années passent, les cauchemars, eux, survivent. Mais comment évoluent les relations avec les bourreaux ? Vengeance, rétorsion ? Une immense lassitude se fait jour parmi les survivants, un respect de soi qui suscite discrétion et respect de soi. On ne peut mesurer l’horreur et celle-ci ne peut être compensée.
Alors, le pardon ? C’est là qu’apparaît à nouveau une différence essentielle entre la pensée juive et la pensée chrétienne. Pour le Juif, la notion du pardon implique avant tout deux conditions : qu’il y ait d’une part quelqu’un pour dire « Oui, nous avons péché, oui, je suis coupable », quelqu’un qui demande pardon, et d’autre part que celui qui a été lésé soit là pour accepter cette demande. Or, dans la grande majorité des Allemands qui, avec unanimité, épousèrent les thèses nazies, il n’y eut personne pour revendiquer une culpabilité. Tous les procès arguèrent de l’irresponsabilité de celui qui devait obéir aux ordres. Quant à ceux qui auraient pu pardonner, ils étaient cendres et fumées quelque part dans les camps de l’Est.
Qui étions-nous pour nous substituer à eux ? Quelle valeur avait notre souffrance, nous, les rescapés, à côté de celle de six millions d’hommes, de femmes, de vieillards et d’enfants disparus ?
Alors ? Restent les souvenirs, comme un cahier de doléances présenté au Tribunal suprême et hypothétique. Cahier de doléances qui rejoindra ceux des Juifs de France massacrés lors de la Peste noire, des Juifs d’Espagne massacrés lors de l’Inquisition chrétienne, des Juifs de Pologne et de Russie massacrés lors des pogroms, des Juifs des pays arabes. Seule différence : le dossier sera un peu plus gros.
Alors il faudra cohabiter avec les assassins. Certains Juifs, Neher par exemple, ne mettront plus jamais les pieds en Allemagne. D’autres, comme le gouvernement israélien, n’autoriseront que difficilement des visas touristiques aux Allemands qui avaient plus de treize ans en 1944. Génération perdue, refusant la notion de culpabilité collective. Nous espérons que les fils des assassins auront conjuré les démons de leurs pères et que leurs mains blanches seront garantes d’espoir de relations, sans suspicion de sang versé.
Mais tout cela sera intellectualisé bien plus tard. Pour l’instant, nous retournons en Alsace. Nous, c’est-à-dire environ quarante mille personnes : un tiers de Juifs survivants (la moitié ayant disparu en « nuit et brouillard »), un tiers d’Alsaciens ayant refusé de vivre en Alsace annexée, et un tiers de personnes faibles économiquement, qui avaient choisi de rester dans les provinces limousines en 1940, espérant la reconnaissance tarifée des autorités françaises.
Ah, ils s’étaient bien passé de nous, les autochtones ! Ils avaient bien tiré profit de la situation : le non-retour des médecins juifs, laissant leur clientèle aux autres, l’absence des commerçants juifs, dont les boutiques furent mises sous séquestre et achetées pour la suite à vil prix par ceux qui rêvaient depuis longtemps de les voler. Dès leur retour dans l’Alsace occupée par les Allemands, sous l’œil bienveillant des nazis, les autochtones fermèrent la porte des appartements des Juifs pour prendre qui la batterie de cuisine, qui les tapis, qui le piano, qui le salon Louis XV.
Et nous, qui revenions (nouveau retour des émigrés de Coblence ) en vainqueurs, assurés de notre patriotisme triomphant, détenteurs de notre résistance, parés de nos souffrances, retrouvant avec un rien de condescendance ceux qui avaient failli, qui n’avaient pas fait confiance et avaient été, pourquoi pas, un peu collaborateurs sur les bords. Dans les fourgons de l’armée Leclerc et Delattre de Tassigny, nous étions là, bien déçus. Il manquait le comité d’accueil et les guirlandes pour recevoir les héros. En un mot, nous gênions ; pire, ils nous ignoraient, car eux aussi avaient souffert et nous ne voulions pas l’admettre.
Nous avions pour nous le droit et la caution morale, et il fallut se contenter des miettes. Il fallut rechercher nos biens chez le voisin. Et c’est peut-être cela, le drame de l’Alsace.
Nul ne peut porter d’avis, a fortiori de jugement sur l’Alsace s’il ne prend en compte la spécificité de cette province. Elle est essentiellement différente. Le Picard, le Normand, le Gascon, tout comme le Souabe, le Hessois ou le Bavarois, ont été confrontés à travers les siècles aux problèmes de leur province, mais n’ont été que rarement mis face à des choix fondamentaux. En l’espace d’un siècle, l’Alsacien a dû par trois fois, en 1870, en 1918, en 1940, choisir son appartenance. Ce choix n’était pas de pur formalisme. Il impliquait un mode de vie et, surtout, dans une population rurale riche en terres et dans une population urbaine bourgeoise riche en biens immobiliers, l’abandon de ce patrimoine au profit d’un idéal.
En effet, l’Alsacien qui, ...