Chapitre premier
D’un plat qui fume encore
Le mal des lumières ne peut se corriger
qu’en acquérant plus de lumières encore.
(Mme de Staël)
Il semble bien que les Lumières ne soient pas un objet historique tout à fait comme les autres. Le Romantisme, la Renaissance, le Classicisme, la Scolastique nous intéressent, ils ne nous émeuvent plus autant. Avec les Lumières, l’Histoire nous repasse un plat encore chaud. Faut-il regretter telle anomalie ? C’était, à travers la Révolution française, le vœu de F. Furet, ce bizarre historien-idéologue à l’ancienne (beaucoup d’idéologie, peu d’archive). « Cessez donc de vous passionner pour ce qui me passionne ! », clamait-il entre Paris et Chicago à des auditoires ébahis. La France devait d’urgence jeter de l’eau glacée sur ses braises, pour en faire des cendres bonnes à couvrir sa tête enfin refroidie. Elle le devait pour devenir à son tour, avec hélas deux siècles de retard, une nation sage, un peuple raisonnable. Apte au business et aux transactions politiques prudentes, entendons minimes ou minimales.
Les Français ont grand tort, disait-il par monts et vaux, de s’attacher à leur passé révolutionnaire ; les Américains bien raison de vénérer religieusement leurs Pères fondateurs et le drapeau domestique (ce que les attardés de France et de Navarre ne font pas, c’est la faute à Voltaire). Mais pourquoi donc ? se demande le candide de service. Réponse du regretté professeur : parce que la Constitution américaine perdure, et que nous en changeons comme de chaussettes. Faute de vouloir connaître la vérité vraie du politique, sise au-delà des eaux polluées. Depuis 1688, l’An I de la glorieuse liberté modérée. Mais la fin approche enfin des bicentenaires excentricités hexagonales : révolutions, grèves, constitutions, nationalisations, anticléricalisme, impôt sur la fortune, fonctionnaires à statuts, intellectuels gauchement contestataires, conflits idéologiques, Code du travail paralysant, préventions envers la richesse, État déclaré providentiel car saisi par la débauche redistributionniste...
Croyant parler d’Histoire et même de science, l’intellectuel communiste repenti écoulait en douce l’idéologie officielle du Marché Commun sous contrôle américain, l’opium des intellectuels en quête de confort. Sa célébrité a passé comme celle des vedettes médiatiques – sitôt disparu, sitôt oublié. Trois tours sous la lumière, et puis la fosse commune des bibliographies, qui nous attend tous en guise de Purgatoire avant le néant. La question demeure pourtant : pourquoi diable tant de passions, tant d’essais autour des Lumières, surtout dans leur version française ?
Rien que sur notre sol en passe de se libérer des traditions et autres avantages mal acquis – l’État se proclame « actionnaire principal et patron », la police chasse l’immigré après le juif, le faciès sert d’étoile – j’en dénombre au moins quatre ou cinq depuis l’an 2000, et nullement destinés au seul cercle des spécialistes blasés. C’est par eux qu’il faut commencer. Car on ne pense pas tout seul, à supposer qu’on pense dès qu’on écrit. Je retiens un expert de la littérature éclairée (J.M. Goulemot), un essayiste fécond (T. Todorov), un philosophe médiologue guère moins disert qu’un média (R. Debray), un cardinal juif promu sur fond de silence papal devant les fours crématoires (J.-M. Lustiger). Qu’est-ce donc, d’après ces textes, que les Lumières ? et pourquoi doivent-ils en parler ?
Été 2008 : que faire des Lumières ?
Pour illustrer l’actualité, comme on dit, du débat, ouvrons la revue Le Débat et commençons par là. Il s’agit de savoir si les Lumières sont « un moment définitivement dépassé de notre histoire » ou « une source d’inspiration vivante ». L’historien polonais K. Pomian est chargé de retracer d’abord « Le temps et l’espace des Lumières » (p. 135-145). Par Lumières, déclare-t-il d’emblée, il faut entendre un siècle à la fois un et pluriel en raison d’une « pluralité de générations, de pays, de milieux, de domaines, d’attitudes, d’intérêts et de courants », et ne pas en subordonner l’approche, comme jusqu’en 1940, à l’influence des gens de lettres sur la Révolution. Il faut donc cesser de vénérer l’Événement franco-français et sa brillante littérature « mondaine » ; s’intéresser aux sciences naturelles, historiques, sociales des Lumières ; ne plus se focaliser sur la seule philosophie hexagonale, « littéraire, anticléricale, étrangère aux problèmes métaphysiques » par son tropisme empirico-sceptique, coupé dès lors de Spinoza, Leibniz, Newton, voire Kant. Il y eut certes Cassirer (1932), Hazard (1935), Wade (1938), mais leur influence s’exerça avec retard. C’est que, outre le nazisme et la guerre, leur effort se heurtait à « la vision de l’histoire véhiculée par les partis communistes », qui voulaient faire de la révolution bolchévique « le seul héritier légitime de la tradition ²matérialiste, rationaliste et progressiste² de la pensée européenne ». Cette idée ne se décomposa qu’à partir des années 1960, en France vers 1980, sous l’effet des recherches universitaires et des secousses politiques.
Se dégage dès lors une autre image des Lumières, qui vont « des années 1685/1688 aux années 1830 », de la Glorious Revolution anglaise jusqu’à la naissance du socialisme et aux insurrections nationales. Il faut donc distinguer six générations, celles de 1685/1688, 1715, 1750, 1775, 1790, 1815, chacune marquée par un « événement identificateur », sans qu’il faille supposer une évolution linéaire de plus en plus radicale dans sa critique. Il s’opère au contraire un déplacement territorial des œuvres majeures, elles-mêmes fortement différenciées (moments hollandais, anglais, français, écossais, allemand). Mais « seules l’Angleterre et la France produisent des œuvres qui se propagent dans l’Europe entière tout au long ». Cependant, « cela ne vaut que pour les savoirs. La géographie des beaux-arts est différente », Venise dominant jusque vers 1720, la France après 1750, tandis que la musique suit une autre courbe.
Il en découle que les termes désignant les Lumières recouvrent des contenus divers selon les générations et les pays, que « la France est plus un cas à part qu’un modèle général ». Reste qu’il y a bien une séquence philosophique européenne, ouverte par le théisme anglo-néerlandais, confronté à divers naturalismes plus ou moins radicaux, à l’anthropocentrisme écossais, lui-même questionné par la philosophie transcendantale allemande d’orientation idéaliste. L’accompagne une évolution de la hiérarchie des sciences : mathématiques et physique, puis histoire naturelle, puis sciences morales (histoire, pédagogie, droit, économie, anthropologie), puis épistémologie, esthétique, éthique, herméneutique, voire sociologie.
Il s’ensuit que les « contradictions internes » s’accentuent, notamment en France ; que les défenseurs de la religion et de la tradition affinent leurs armes ; que des peuples veulent résister au modèle français ; que d’autres formes de sensibilité apparaissent (roman gothique, goût des ruines, du sublime, de l’ésotérisme).
Cette incontestable diversité ne détruit pas l’unité des Lumières. À preuve l’adoption du français comme langue des élites, les voyages et échanges, les lectures partagées, la vénération des grands hommes (Voltaire, Rousseau), l’identité des modes, des formes de sociabilité mondaine et savante, la propagation de la franc-maçonnerie, d’une « sensibilité cosmopolite et philanthropiq...