Les tête-à-queue de l’Histoire
Fiction et diction sionistes chez Albert Cohen
Philippe Zard
Sur l’engagement de Cohen en faveur du sionisme, les faits sont établis, même si leur portée est parfois matière à discussion. Son origine ainsi que sa chronologie sont aujourd’hui connues, tout particulièrement le rôle déterminant de deux rencontres : celle d’André Spire, qui sera son initiateur littéraire et politique ; celle de Chaïm Weizmann, avec qui Cohen entre en contact en 1921 pour lui proposer ses services, et qui apportera à l’éphémère Revue juive son soutien intellectuel, sa caution morale et politique, et de conséquentes subventions. Dès lors l’engagement du jeune écrivain ne se dément plus. Cohen, tout en poursuivant son œuvre littéraire, mettra à profit les relations nouées au B. I. T. pour faire avancer, dans la mesure de ses moyens, la cause du sionisme. À partir de 1939, à Paris d’abord, à Londres ensuite, ses activités se concentrent sur trois fronts : le projet d’une légion juive contre les forces de l’Axe (qui avortera) ; l’aide aux réfugiés en partance pour la Palestine (projet qui, lui, sera largement couronné de succès) ; enfin, la création d’un Comité d’intellectuels en faveur de la cause sioniste (« Pro Causa Judaïca ») entre 1939 et 1940. Durant les années 1940-1944, Cohen, en Angleterre, ne perdra jamais de vue ses engagements en faveur de la naissance d’un État juif.
Pourtant, dans l’après-guerre, le militantisme sioniste de Cohen semble s’interrompre. L’écrivain cesse ses activités dans le cadre de l’Agence juive. Sa dernière grande œuvre politique est la création d’un « passeport international » pour les milliers de réfugiés apatrides de l’après-guerre – passeport dont il se plaira à dire qu’il est son « plus beau livre ».
Ont été invoquées pour expliquer ce brusque désengagement des causes politiques (la collaboration franco-sioniste engagée par De Gaulle semble s’enrayer), des causes plus étroitement biographiques (Cohen se serait retiré de l’arène publique pour se consacrer, dans une solitude ombrageuse, à sa création littéraire). On peut y ajouter cette vérité d’évidence : si le combat de Cohen cesse, c’est qu’il a triomphé : la naissance d’Israël en 1948 constitue pour l’écrivain l’aboutissement d’un projet qui n’avait cessé de l’habiter. Ses prises de position publiques, répétées et enthousiastes, de solidarité avec l’État d’Israël suffisent en tout cas à montrer que la distance de Cohen avec le militantisme n’a rien à voir avec l’expression d’un désaccord ou d’une désillusion politiques. De là à postuler une parfaite continuité entre le Cohen militant de l’avant-guerre et le Cohen retiré de l’après-guerre, il n’y a qu’un pas, que cependant nous nous garderons de franchir. Car, quelle que soit la part qu’on concède aux contingences historiques et personnelles, analyser les rapports de Cohen et du sionisme, c’est aller au-devant de paradoxes qui sont, indissociablement, ceux d’un homme, d’un écrivain et d’une époque. L’énoncé des faits suffit à manifester ces paradoxes. Que ce militant sioniste de la première heure n’ait jamais, ni avant ni après la naissance d’Israël, foulé la terre retrouvée, ne laisse pas d’étonner. Quant à la place, non seulement restreinte, mais assurément problématique que l’aventure sioniste occupe dans son œuvre de romancier, c’est un second paradoxe dont il y a fort à parier qu’il est très étroitement lié au premier. Il n’est peut-être pas vain d’espérer éclairer ces étrangetés par une étude nuancée des textes de Cohen sur le sionisme et Israël : textes poétiques (Paroles juives, « Cantique de Sion »), textes politiques (la Déclaration programmatique du premier numéro de la Revue juive), fictions romanesques (épisode palestinien dans Solal) en disent long – par leur évolution, comme par leurs silences et leurs contradictions – sur le rapport équivoque d’Albert Cohen à la thématique du retour à Sion. Plus que toute autre question, le sionisme permet d’appréhender ce que les mythes personnels d’un écrivain doivent à l’Histoire et l’articulation complexe, dans l’œuvre, entre le politique, le psychologique et l’esthétique.
Paroles juives : jewish is beautiful
Avant même le lancement La Revue juive, c’est Paroles juives qui constitue pour l’auteur le moment capital. Le sionisme n’y est pourtant pas évoqué en tant que tel ; mais le dernier mot du recueil affirme ostensiblement une position d’exterritorialité : à défaut d’être revenu à Sion, le poète écrit son recueil « en terre étrangère, juin-août 1920 ». Paroles juives se présente au lecteur comme un livre d’exilé. En profondeur se donne à lire un travail de pensée sur le judaïsme qui va constituer le soubassement du sionisme de Cohen, un travail poétique de réappropriation culturelle et nationale.
On pourrait en esquisser les circonstances biographiques. Il faudrait prioritairement mentionner la parenté, jusque dans leur titre (Poèmes juifs, Paroles juives), entre l’œuvre de Spire, récemment rencontré, et celle de Cohen. On suggérera également qu’il était sans doute plus facile à Cohen le déraciné, si longtemps resté sujet ottoman, de rejoindre le mouvement sioniste qu’à des familles françaises de vieille implantation, comme celles de Spire (ou, plus lointainement, celles de Bernard-Lazare)… On rappellera surtout que Paroles juives suit de très près le mariage d’Albert Cohen avec Élisabeth Brocher, protestante, fille de pasteur, et que le livre lui est adressé. Comme si la judéité, rendue plus précaire, plus problématique, par l’exogamie, devait trouver dans la littérature une forme de réassurance. Il est permis d’imaginer que ce contexte personnel détermine à la fois une réaction – (ré)affirmer son appartenance au peuple juif au moment même où l’on est exposé à s’en éloigner –, un projet – donner un contenu et un sens à l’expérience juive et définir en même temps une vocation d’écrivain – et une écriture – il s’agit de parler à son interlocutrice avec ses propres mots, ceux de la Bible et de relire avec elle, et contre elle, l’histoire des Hébreux.
Paroles juives procède de la justification (individuelle et collective) ; il s’agit de faire de son destin une volonté, et de sa condition une vocation, en inversant le stigmate en élection. Paroles juives, c’est le « jewish is beautiful » d’Albert Cohen : une poésie combative, parfois vindicative, une crânerie, une bravade, « un cantique insolent ». C’est aussi et surtout une œuvre de jeunesse en tous les sens de ce terme : d’où l’allure de défi, p...