L’opposition fondamentale
Parmi tous ces exemples se dégagent donc deux grands systèmes opposés de rapport au beau. Il s’agit des modèles proustien et wildien. Le premier consiste, pour ainsi dire, à faire de l’art sa vie et le second, à faire de sa vie un art. On verra que cette grande alternative ne se confond pas avec l’opposition présente chez Thomas Mann entre l’art, d’un côté, et la vie, de l’autre.
Les figures de l’opposition
Sur le premier terme, tous s’entendent à peu près.
La création artistique exige un engagement de tout l’être et une discipline de fer. Comme Spinell, l’écrivain de Tristan, Aschenbach se lève tôt et se lave à l’eau froide avant de se mettre au travail. Il a adopté le mot d’ordre de Frédéric II : Durchhalten (« tenir bon »). Basil Hallward se consacre entièrement à son art et n’a guère de temps pour les sorties et les conversations. Elstir se relève la nuit pour travailler et vit à l’écart du grand monde. Car, selon une représentation qui doit encore beaucoup à la conception romantique, l’art isole ses serviteurs, les éloigne de la société. Chez Thomas Mann, cette solitude de l’artiste commence dès l’enfance, comme si elle n’était pas la conséquence mais la cause du travail artistique, comme si les individus en question ne se livraient pas ainsi corps et âme à la modalité de création par un choix longuement mûri ou, au contraire, par un concours de circonstances mais par tempérament (voir Tonio Kröger, Aschenbach, ainsi que le petit Hanno Buddenbrook, génie précoce et prématurément disparu). Dans l’unique allusion à l’écrivain qu’il est devenu, le narrateur de la Recherche parle de lui-même comme d’un « étrange humain qui, en attendant que la mort le délivre, vit les volets clos, ne sait rien du monde, reste immobile comme un hibou et comme celui-ci, ne voit un peu clair que dans les ténèbres ». Ce qui n’empêche pas la solitude de l’artiste d’être habitée par le monde : une formule du critique Vincent Descombes résume bien la situation : « L’œuvre s’accomplit dans un espace séparé du monde, non pourtant des saveurs du monde, seulement des besognes mondaines. » C’est ainsi qu’il faut comprendre ici la place et la représentation de l’atelier de l’artiste. La discussion sur l’art du chapitre central de Tonio Kröger se déroule dans l’atelier munichois de Lisaveta Ivanovna, situé « à l’étage supérieur d’un immeuble de fond de cour de la Schellingstrasse ». Le soleil n’y pénètre que « par un clapet entrouvert de la fenêtre », et c’est encore trop pour l’artiste, qui se plaint d’avoir du mal à travailler au printemps. L’atelier d’Elstir à Balbec, frais et humide, plongé dans la pénombre et protégé de l’extérieur par des stores « clos de presque tous les côtés », est une sorte de grotte ou de cave (la fournaise du maître-verrier d’Il Fuoco, lieu symbolique de l’activité créatrice, se trouve dans un passage « humide, taché de salpêtre, plein d’une odeur saumâtre comme un antre marin »). Le narrateur doit aller le trouver fort loin de la digue et de ses badauds, dans une villa qui lui fait penser aux habitations de la banlieue parisienne. Là il trouve déjà l’obscurité et le silence qui régneront dans la chambre aux volets clos, aux murs tapissés de liège, où lui-même, devenu artiste, développera ses impressions tels de précieux clichés. L’atelier de Basil Hallward se situe également à bonne distance de la ville, et l’agitation citadine n’y est plus perçue, sinon « comme le bourdon d’un orgue dans le lointain ». Il est protégé de l’extérieur par de longs rideaux de soie tirés devant une fenêtre, si bien que l’activité des oiseaux et des insectes du jardin voisin se manifeste seulement par le passage de quelques ombres, « produisant passagèrement une sorte d’effet japonais ». Il n’est pas interdit de voir là, au passage, une nouvelle représentation du travail de filtrage et de stylisation que l’artiste fait subir au réel. La porte de l’atelier de Basil Hallward est néanmoins ouverte sur le jardin, et il faut interpréter cette particularité à la lumière de ce qui suit : la pénétration des effluves du lilas et de l’épine rose, l’évocation d’un cytise aux fleurs de miel annoncent la conversation dans le jardin entre Lord Henry et son éphèbe. L’essentiel n’est pas ce qui s’achève dans cet atelier, à savoir le tableau du peintre, mais ce qui s’y prépare : la rencontre et partant, la fécondation spirituelle, provoquées par ce tableau mais réalisées dans le jardin. Au cours du chapitre suivant, le parfum des roses continue à envahir l’atelier. Chez Wilde, l’appel du monde est le plus fort. Bref, quoiqu’il y ait entre toutes ces représentations du lieu de la création des différences non négligeables, les caractéristiques essentielles sont les mêmes.
Le cadre et le mode de vie de l’artiste vont de pair avec la fadeur et l’austérité de sa personne. Cela vaut d’abord pour son apparence physique. Tonio Kröger, Spinell, Aschenbach ont hérité des cheveux bruns et/ou des yeux foncés de leur créateur et, dans l’imagerie de Thomas Mann, ils s’opposent respectivement au beau Hans Hansen, au fringant M. Klöterjahn et à l’éphèbe Tadzio. Lorsque Basil Hallward déclare avoir mis beaucoup de lui-même dans le tableau qu’il achève, Lord Henry refuse de reconnaître derrière le jeune Adonis du portrait les traits abrupts (« rugged strong face ») et le cheveu charbonneux (« coal-black hair ») du peintre. De même Swann ne pourra-t-il pas faire le rapprochement entre la sublime sonate entendue chez les Verdurin et l’humble professeur de piano de sa campagne : « Oh ! Non, répond-il aux Verdurin, si vous l’aviez vu deux minutes, vous ne poseriez pas la question ! ». Le narrateur relèvera le paradoxe :
comme il était singulier que le pressentiment le plus différent de ce qu’assigne la vie terre à terre, l’approximation la plus hardie des allégresses de l’au-delà se fût justement matérialisée dans le triste petit bourgeois bienséant que nous rencontrions au mois de Marie à Combray !
D’ailleurs, Vinteuil et Basil Hallward présentent plusieurs caractéristiques de « l’artiste bourgeois », même si ce thème est loin d’avoir dans la Recherche ou Dorian Gray la valeur fondamentale qu’il prend chez Thomas Mann. Leurs discours, leurs jugements et leurs comportements sont ...