Mon évasion
Avant de sauter, j’ai crié « Au revoir tout le monde ! » à mes camarades qui m’avaient fait la courte échelle et m’avaient aidée à passer à travers la petite fenêtre du wagon à bestiaux. Le train roulait à allure modérée dans la nuit, et le vent me fouettait le visage. Accrochée par la main droite, le corps dans le sens de la marche du train, j’ai donné un grand coup de pied contre le wagon pour me projeter sur le ballast. Vite relevée, je fais marcher mes jambes, mes bras : rien de cassé, pas une égratignure.
Serré dans ma main gauche, mon petit sac est là. Il contient une tranche de pain et ma cuillère. Figée, je regarde le feu arrière rouge du train qui s’éloigne. Il semble ralentir… Il ralentit effectivement et s’arrête à 100 mètres. Je m’allonge dans le fossé qui borde la voie ferrée. La peur me tord les boyaux. C’est fini. Une sentinelle a dû m’apercevoir. Il y en a une entre les wagons, sur une petite plate-forme. Ils vont lâcher les chiens, et de cela j’ai plus peur que de tout. Je n’ose plus respirer et reste à plat ventre, les yeux fermés. Des ordres brefs sont lancés. Les voix gutturales résonnent dans la nuit. Quelques minutes se passent et le train repart. Je relève la tête et suis du regard le feu rouge qui s’estompe et disparaît bientôt dans l’obscurité.
Je suis libre !
C’est le 14 avril 1945. Depuis cinq jours, l’électricité était souvent coupée et le travail interrompu dans l’usine Auto-Union de Zschopau où nous nous trouvions depuis le mois d’octobre, 500 femmes, expédiées directement d’Auschwitz pour remplacer la main-d’œuvre allemande dans la fabrication de pièces détachées pour moteurs d’avions. Toute la semaine, les bruits les plus contradictoires avaient circulé : les Alliés approchent ; ils sont à 100 kilomètres, à 50… à 30. Nos Aufseherinnen étaient très nerveuses. C’était bon signe. Pourvu qu’on nous laisse ici. Ce serait trop beau !
Le 13 avril on nous avait envoyé un nouvel Oberscharführer , le plus mauvais que nous ayons jamais eu. Il hurlait, sans cesse au paroxysme de la colère, et les Aufseherinnen, zélées, nous frappaient à bras raccourcis. Trois cents femmes étaient arrivées d’une usine voisine. Il avait fallu partager nos lits avec elles et nous voici 800 femmes, grouillant dans une immense salle, se disputant un des 20 robinets. On s’attendait au pire. En effet, le lendemain, le bruit s’était répandu comme une traînée de poudre : on nous emmène. Où ? Dans un autre camp, pour nous gazer probablement. À 6 heures, on nous avait réunies dans la cour. Chacune avait sa couverture et une tranche de pain. Départ lugubre au milieu des cris, des coups… Les prisonniers français « transformés », qui travaillaient à l’usine à l’étage en-dessous du nôtre, étaient massés dans le fond de la cour. Ils assistaient à cette scène, impuissants et stupéfaits. L’un d’eux avait pu nous glisser : « Les Alliés sont à Chemnitz. » Chemnitz, 17 kilomètres ! Une lueur d’espoir. Si seulement le train pouvait ne pas partir ce soir… Les Alliés venaient de l’ouest. Les Russes, à l’est, approchaient aussi. Lorsqu’ils se rejoindraient, les Allemands seraient fichus. Mais en attendant, c’est vers le sud qu’on nous emmenait. Vers la Tchécoslovaquie…
Nous sommes tassées dans le dernier wagon du train. « Hommes 40 ». Nous, nous sommes 120. On a réussi à déclouer la planche qui bouchait la fenêtre, pour avoir un peu d’air. Et puis l’idée a jailli, a passé de bouche à oreille, s’est imposée à notre petite bande de Belges et de Françaises à laquelle se joignaient Bianca l’Italienne et Alice la Hongroise. Nous sommes 14, bien décidées à nous évader à tout prix. Le plus difficile, dans l’obscurité du wagon, est d’atteindre la fenêtre. Je dois traverser la largeur du wagon en marchant sur les corps accroupis et compressés de mes codétenues, qui ne comprennent pas pourquoi je me déplace et ne me facilitent pas les choses. Elles sont déjà si mal et je les dérange ; pour se venger, elles me griffent les chevilles pendant cette lente progression. Je pense que chaque tour de roue m’éloigne davantage et j’ai hâte de sauter. Enfin, j’atteins la fenêtre et je saute : la septième.
Je suis libre. Cette phrase se répète dans ma tête comme un leitmotiv, tandis que je gravis un monticule au-dessus du ballast. Me voici sur la route qui, à cet endroit, longe la voie ferrée. Je la traverse et entre dans un champ. La route est dangereuse. Un clair de lune brille, splendide. Curieux effet d’optique, je ne distingue pas le relief du sol. Le champ m’apparaît plat et je ne peux éviter de tomber en butant sur chaque bosse. Je me rends compte bientôt que je ne pourrai continuer longtemps à marcher en plein champ, car je me fatigue énormément. Aussi, je m’arrête pour réfléchir et me repérer. Je domine la voie ferrée, la route la borde puis s’en écarte. Mon plan est très simple. Je veux gagner Chemnitz et passer à travers les lignes pour rejoindre les Alliés. Je sais que Chemnitz se trouve à 17 kilomètres de Zschopau. Pour ne pas me perdre, il me faut retourner à Zschopau d’abord. De là, on verra. Le train nous menait, paraît-il, vers le sud. Donc je dois prendre la direction nord. Le ciel est merveilleusement étoilé et je repère facilement la Grande Ourse et la Petite Ourse avec l’étoile Polaire. Je bénis mes cheftaines qui m’ont appris à m’orienter. Je vérifie la direction prise par mon train. C’était bien le sud, donc, résolument, je décide de suivre l’étoile Polaire et retourne sur la route, direction nord.
Je marche facilement sur le bitume, zigzaguant un peu, déshabituée de marcher autrement qu’en rang de cinq. Au moindre bruit, je m’aplatis dans un fossé. Piétons, cyclistes, quelques autos, toujours en sens contraire. Bientôt, je m’enhardis et ne me cache plus. Je croise des gens. Personne ne fait attention à moi. Je marche longtemps. Aux carrefours, je suis mon étoile. Il y a peu de circulation. Tout à coup, une voiture s’arrête brusquement après m’avoir croisée. Un soldat se penche à la portière et appelle ; un dixième de seconde, je pense à fuir, mais c’est impossible. Tant pis. À la grâce de Dieu. Je m’approche, et le soldat, très poliment, me demande la route pour Annaberg . Je suis tellement surprise que je ne trouve pas de mots pour répondre. Son voisin, impatient, me regarde et dit interrogativement : « Gerade ? » Soulagée, je me dépêche de lui répondre : « Ja, ja, gerade. » La voiture démarre. Au cours de la nuit, plusieurs soldats, en voiture ou à bicyclette, s’arrêteront pour me demander leur chemin. Pour chacun, ma réponse est prête : « Gerade. » Et l’idée de les envoyer peut-être dans une fausse direction me réjouissait le cœur. Mais comme j’aurais voulu savoir si j’étais, moi, dans la bonne direction !
Je ne les avais pas vus, sur cette route sombre au milieu de la forêt, lorsqu’ils ont surgi devant moi, tous les deux, braquant leur lampe électrique sur mon visage. Deux gendarmes, taillés en colosses : « Papiers ! ». Je n’en ai pas, évidemment. La conversation s’engage.
– Vous êtes étrangère ?
– Oui, française.
– Ah ! Et où travaillez-vous ?
J’hésite à répondre. J’ignore totalement où je me trouve. Suis-je loin de Zschopau, d’Annaberg ? Le gendarme enchaîne : « Sans doute travaillez-vous à Scharfenstein ? » « Ja, ja, Scharfenstein. » Me voici sauvée de nouveau. Je bafouille. « Laissez-moi vite rentrer chez moi. » Ils plaisantent entre eux. Je ne comprends qu’à moitié. « Je viens de chez mon ami, oui, oui, un Français. Mais, je suis en retard. Laissez-moi passer. » Ils sont bons garçons. Ils comprennent et on se serre la main : « Auf wiedersehen ».
Et je continue à marcher. La nuit est très sombre à présent. J’ai l’impression d’être complètement perdue. J’essaye de déchiffrer les panonceaux que je rencontre à certains croisements de route, mais ils sont placés en haut de longs poteaux et, dans la nuit, je ne distingue aucune lettre. J’essaye une fois de grimper en haut d’un poteau, mais en vain. Mes mains glissent. Mes pieds glissent… et je renonce au mât de cocagne.
À l’entrée d’un village, ou d’un pont, je suis arrêtée par la Volkssturm , des vieux villageois, en civil, qui prennent très au sérieux leur rôle de sentinelle : Pas de papiers ? On va s’expliquer à la mairie, pas d’histoires. On me pousse dans une grande salle tout au fond de laquelle quatre hommes jouent aux cartes sous une lampe fumeuse. Ils s’arrêtent et me regardent avec curiosité. L’interrogatoire commence et je réponds avec assurance.
« Oui, j’ai oublié mes papiers. »
« Je suis étrangère. Française. »
« Je travaille à Scharfenstein, à l’usine. »
« Ce que contient mon sac ? Regardez vous-mêmes, mon pain et une cuillère. »
A...