Philosophie et éthique de l’action sociale : de la vulnérabilité à la responsabilité
Sacha Mandelcwajg
En quoi la philosophie peut-elle éclairer le sens du travail social ? Quelle philosophie pour le travail social ?
Le but de cette étude est d’identifier et de définir les concepts communs au travail social et à la philosophie ; ceci afin de les articuler pour dégager les enjeux éthiques de l’action sociale.
On commencera par articuler philosophie et action sociale autour du concept fondamental de vulnérabilité : les hommes sont mortels, vieillissent, peuvent se blesser ou tomber malade, et sont donc marqués du sceau de la fragilité et de la vulnérabilité (Poché 2004, 2011). On peut justement définir le travail social principalement comme une « intervention d’aide à des personnes souvent en situation de fragilité et de faiblesse », en situation de « vulnérabilité » (Bouquet 2006, 2009).
La fragilité et la vulnérabilité fondamentales de l’être humain peuvent donc constituer le point de départ d’une possible philosophie éthique du travail social (Bouquet 2009 ; Poché 2004, 2011).
La philosophie de Lévinas, reprise de plus en plus fréquemment par les réflexions éthiques sur le travail social (Bouquet 2003 ; Poché 2003), est à ce titre exemplaire, car elle place la vulnérabilité au rang de véritable concept (Lévinas 1996) : c’est au départ la vulnérabilité d’autrui qui me fait face, la fragilité de son visage qui m’impose une responsabilité éthique vis-à-vis de lui. Selon une première lecture partielle de la philosophie de Lévinas, j’aurais une dette infinie envers l’autre homme et devrais tout lui donner au regard de sa faiblesse : la responsabilité serait peut-être alors synonyme de don sans réciprocité, de « charité » (Lévinas 1991).
Mais la « charité » peut-elle seule tenir lieu d’« action sociale », d’unique réponse éthique face à la vulnérabilité d’autrui ?
La charité suppose une inégalité entre celui qui donne et celui qui reçoit, elle risque de maintenir le bénéficiaire du don en situation de dépendance et de dette vis-à-vis du donateur (Berger 2005). C’est pourquoi une véritable « action sociale », qui vise idéalement l’autonomie du bénéficiaire, doit dépasser la simple charité par la « solidarité », fondée sur l’égalité (Karsz 2004 ; Berger 2005 ; Chantreau 2006 ; Nordmann 2011).
Ainsi, la problématique du travail social se situe dans une tension ou une dialectique entre assistance vis-à-vis de la vulnérabilité et visée de l’autonomie d’une part, entre charité et solidarité d’autre part : une éthique de l’action sociale serait alors la recherche d’un juste équilibre entre ces pôles.
Nous tenterons d’approfondir cette problématique et de définir cette éthique de l’action sociale en abordant les points suivants :
Philosophie éthique et action sociale : au commencement, la vulnérabilité
Une première réponse à la vulnérabilité : la responsabilité comme charité ?
Le concept d’accompagnement au sein de l’action sociale : de la vulnérabilité à l’autonomie
La solidarité comme dépassement de la charité : action sociale et responsabilité collective, le passage de l’éthique au politique
1. L’élaboration d’une philosophie éthique du travail social à partir du concept de vulnérabilité
a. Au commencement d’une éthique du travail social : la vulnérabilité humaine
En quoi la philosophie peut-elle éclairer le sens du travail social ? Quelle philosophie pour le travail social ?
Le but de cette étude est d’identifier et de définir les concepts communs au travail social et à la philosophie ; ceci afin de les articuler pour dégager les enjeux éthiques de l’action sociale.
On commencera par articuler philosophie et action sociale autour du concept fondamental de vulnérabilité. Notre hypothèse est en effet la suivante : à l’instar de tout un vocabulaire qui tourne autour de la fragilité, de la nudité et de la faiblesse, et qui apparaît progressivement dans la philosophie et les sciences humaines après la Deuxième Guerre mondiale, le concept de « vulnérabilité » influence considérablement les réflexions contemporaines sur l’éthique du domaine médico-social (Gaille 1440–1449 : 2011 ; Paugam 506–511 : 2011 ; Leblanc 2011 ; Brugère 2011 ; Jollien 2011).
Effectivement, suite à la catastrophe de la Shoah et à partir de la deuxième moitié du XXe siècle, certains penseurs vont développer une conscience aiguë de la « faiblesse » inhérente à l’homme, de la « fragilité » du monde humain et des institutions démocratiques, ce qui renvoie également en philosophie au lexique du « souci » (Lévinas1982 : 12 ; Arendt 1995) ou du « soin » (Worms 2010 ; Brugère 2011 ; Samama 2014) que l’on doit prendre d’autrui et de la société : par exemple, Simone de Beauvoir s’interroge dès 1947 sur la pertinence d’un éventuel concept de « faiblesse » en philosophie : peut-on dire d’un être qu’il est faible en soi, ou bien la faiblesse est-elle toujours relative à un contexte (Beauvoir 1947 ; Gaille1440–1449 : 2011) ? Ou encore, Hannah Arendt rappelle que les hommes ne sont pas seulement « mortels » mais « fragiles » (Arendt 1989 ; Botbol-Baum 2010 : 33–42). Ainsi, contrairement aux philosophies antiques qui sont en quête de paix intérieure, de « souci de l’âme » d’ordre individuel (Chalier 1998), Arendt nous incite à l’inverse au « souci pour le monde » au sens collectif et politique de ce terme (Arendt 1995) : être excessivement « insouciant » vis-à-vis des affaires de la cité risquerait de fragiliser les espaces publics démocratiques qui font l’essence même d’un monde pleinement humain ; un monde au sein duquel les hommes peuvent se rencontrer, apparaître les uns aux autres sans crainte, débattre et prendre ensemble des décisions collectives d’ordre politique (Arendt 1951).
Dans cette même perspective, nous insisterons plus particulièrement au sein de cette étude sur la pensée d’Emmanuel Lévinas, afin d’appuyer notre hypothèse selon laquelle ces philosophies de la vulnérabilité ont fortement influencé les éthiques contemporaines de l’action sociale : c’est bien Lévinas qui donne une véritable dignité au concept de « vulnérabilité » au sein du langage philosophique (Antenat 2003, 2005), concept qui sera réinvesti par nombre de penseurs du domaine médico-social (Botbol-Baum 2010 : 33–42). Selon Lévinas (1996 : 120–129) en effet, c’est au départ la « vulnérabilité » d’autrui qui me fait face, la fragilité de son « visage » qui m’impose une « responsabilité » éthique vis-à-vis de lui ; parce que le visage d’autrui est la partie la plus nue, la plus dénudée du corps et par conséquent celle qui est exposée à toutes les menaces, j’ai pour devoir de protéger l’autre homme lorsqu’il vient à ma rencontre. Conformément à son étymologie latine, le terme de « responsabilité » chez Lévinas signifie non seulement le fait de répondre « à » la demande d’autrui lorsque son visage m’appelle à l’aide, mais également l’obligation de répondre « de » ses souffrances, c’est-à-dire de lui porter secours concrètement. Ainsi, le face à face avec la vulnérabilité d’un autre nous invite à « se tenir au-dessus de notre souci de nous-mêmes » (Lévinas 1982 : 12 ; Mandelcwajg 2011 : 61–94).
La vulnérabilité originelle de l’humain implique donc une responsabilité éthique, une réponse face à la détresse d’autrui : celle du « souci » ou du « soin » que l’on prend de l’autre homme en situation de fragilité ; le « soin » signifie bien le fait de « songer » à une personne singulière, de s’inquiéter pour un être unique et irremplaçable, une attention à l’autre et une action de secours en direction de sa vulnérabilité (Got 2014 : 29–42 ; Samama 2014 : 47–64 ; Worms 2010 ; Brugère 2011).
La fragilité et la vulnérabilité fondamentales de l’être humain, le soin et le souci de l’homme souffrant qu’elles impliquent peuvent donc constituer le point de départ d’une possible philosophie éthique du travail social (Bouquet 2009 ; Poché 2004, 2011) : la « vulnérabilité » permet de « repenser le travail social par le souci des vies humaines ».
En effet, on peut définir le travail social principalement comme une « intervention d’aide à des personnes souvent en situation de fragilité et de faiblesse », en situation de « vulnérabilité » (Bouquet 2006, 2009) : les hommes sont mortels, vieillissent, peuvent se blesser ou tomber malade, et sont donc marqués du sceau de la fragilité et de la vulnérabilité ; ils peuvent par conséquent avoir besoin de secours, de soin de la part d’autrui et des institutions sociales (Poché 2004, 2011).
b. Articulation entre philosophie éthique et action sociale
L’action sociale implique donc bien une philosophie éthique, c’est-à-dire une réflexion sur notre rapport à l’autre, sur nos comportements vis-à-vis d’autrui et de la collectivité humaine. En effet, qu’est-ce que le « social » ?
Le « social » désigne les relations d’interdépendance dans lesquelles se trouvent les hommes ; pour le philosophe Joseph de Maistre, l’homme est par nature un être social.
Plus spécifiquement, le latin socius/societas signifie « le compagnon, l’allié, l’associé ». Une action sociale concerne donc dans cette perspective la possibilité humaine d’un rapport de « coopération », de soutien aux autres personnes « en difficulté ».
Travailler le « social », agir en vue du « social », est une action commune qui s’effectue avec autrui, entre au moins deux « compagnons », au sein d’une relation d’« accompagnement ».
L’accompagnement est une relation d’aide temporaire apportée à autrui lorsqu’il est dans une situation difficile. Étymologiquement, accompagner signifie « partager le pain » : cette relation à l’autre se caractérise donc par l’idée du « don » fait à autrui concernant ce qui est nécessaire à sa « survie ».
Ce terme comporte également l’idée de parcours commun : une relation de soutien, de proximité, d’échanges d’une certaine durée, qui a pour but de « secourir » autrui, de le « redresser », le « relever » avec « compassion » s’il a « trébuché » lors de son parcours de vie.
Ainsi, trava...