Pierre Michon,
lecteur de l’Ancien Testament
Gaël Prigent
À Paulette Piraud, de Bernay
Introduction
L’intérêt de Pierre Michon pour la Bible n’a jamais fait de doute pour les lecteurs attentifs de son premier ouvrage, qui fut aussi son premier chef-d’œuvre : Vies minuscules, et la suite de sa production n’a fait que confirmer ce qui se laissait d’emblée pressentir. La critique s’est d’ailleurs très tôt rendue compte de cette dimension sacrée, religieuse et biblique, et il ne s’agira aucunement de refaire ici les très belles analyses d’Agnès Castiglione, par exemple, dans « Les Béatitudes de Pierre Michon » : mais le titre de cet article confessait déjà une orientation évangélique et néo-testamentaire qu’on peut modestement essayer de nuancer. D’ailleurs, les entretiens parus sous le titre lui-même passablement vétéro-testamentaire : Le Roi vient quand il veut, ont donné à cette intuition une confirmation on ne peut plus explicite, non seulement à travers le nombre de références scripturaires qu’ils convoquent, mais surtout grâce à l’article d’abord paru dans Le Magazine littéraire et dont le titre dit tout : « La Bible est mon pays ». Le texte, comme l’ensemble des entretiens, déploie une érudition scripturaire sans faille et tout à la fois de la même nature que celle que l’auteur montre à l’égard de la littérature tout entière, en même temps qu’on ne peut plus spécifique, si l’on songe à l’affirmation finale d’une préférence pour cette littérature fondatrice sur celle que la tradition attache au nom d’Homère. On trouve cependant dans cette confession un peu plus que dans les autres échanges qui composent le volume, et en particulier quelques éléments dont on peut faire les caractéristiques les plus saillantes de la relation de l’auteur à la Bible, à partir desquelles on pourra faire retour à l’œuvre elle-même.
Le premier élément marquant tient à la façon dont Michon dit avoir découvert l’Écriture, en deux étapes distinctes :
La Bible n’est pas pour moi une histoire d’enfance. Ma mère ne m’a envoyé au catéchisme que pour être en bons termes avec le curé du coin, celui des Vies minuscules. Du message moral qu’il a sans doute cherché à me transmettre, je ne garde à peu près aucun souvenir. Mais il m’a donné une oreille : Josué, David, Horeb, Canaan, Dieu, j’entends ces mots par sa voix. La Bible est venue plus tard, à l’âge d’homme. (RVQV : 311)
Il est facile de voir que la Bible ne se donne pas d’abord comme un texte, mais comme une Parole portée par une voix, et l’on serait tenté de souligner déjà qu’il s’agit de la voix d’un mort, qui continue à résonner pour faire entendre le texte par-delà le gouffre qui l’a enfoui(e). Mais on notera surtout que d’emblée, c’est le corpus vétéro-testamentaire qui semble se confondre avec l’idée du Livre, puisque les noms dont la puissance exotique est ici évoquée lui sont tous empruntés. On ne s’étonnera pas, dès lors, que les exemples qui suivent et qui parcourent l’entretien soient tous de même provenance, avec une curieuse prédominance du Livre des Rois, puisque sont mentionnés : la disparition d’Élie (2 R 2) deux fois, la sorcière d’En-Dor (1 S 18, dit aussi 1 R 18), l’entrée de Judas Maccabée dans le Temple (1 M 4), le sacrifice d’Isaac (Gn 22), la figure de Samson (Jg 13-14), l’affrontement d’Élie et des prophètes de Baal (1 R 18, 20-46), la mort d’Achab (1 R 22). On s’arrêtera en revanche sur ce que nous apprend cette omniprésence des livres historiques, et de ce que la critique exégétique contemporaine appelle le genre narratif. Le goût michonien pour l’Histoire juive se comprend dans la double opposition que construit la suite du propos : avec les Évangiles, d’une part, centrés sur l’idée de résurrection, mais aussi et surtout avec la littérature grecque et sa mythologie :
L’ennui avec les Grecs, c’est cette obsession méticuleuse pour l’histoire du demos. C’est leur unique objet. Or, honnêtement, le demos, moi, je m’en fous. Ce qui m’intéresse, c’est le point où la transcendance, Dieu, rencontre la contingence, l’Histoire […] D’ailleurs, tout l’effort qui traverse l’Ancien Testament consiste justement à se dégager de la mythologie proche-orientale, de ces fatras de mythes qui ont fait peser leur chape sur des millénaires. Qu’on songe aux cinq mille ans d’art stalinien qui ont embelli et plombé l’Égypte. La Bible, on le sait, sort de tout ça. (RVQV : 314)
La littérature vétéro-testamentaire, en particulier narrative et à l’exclusion des « pinaillages » du Lévitique, aurait donc ceci d’exceptionnel qu’elle provoquerait une « secousse, cette espèce d’afflux insensé de sens qui vient de la lecture au premier degré » (RVQV : 316) que Michon semble pratiquer lorsqu’il emprunte, telles quelles ou presque, telle ou telle citation dont il nous dit que ses carnets sont pleins, mais dont il donne également des exemples de leur passage dans l’œuvre (la sorcière d’En-Dor dans La Grande Beune et Judas Maccabée dans Vies minuscules).
On aboutit ainsi à un panorama dressé par l’auteur lui-même de la présence, qu’il serait trop facile de qualifier de réelle, de la Bible sous la forme du Vieux Testament dans son œuvr...