En France
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Lâarrestation
Jamais on nâavait vu pareil temps en janvier. Le soleil nâĂ©tait pas si pĂąle et les rayons quâil lançait vigoureuse-ment sur les arbres dĂ©pouillĂ©s et les champs nus faisaient penser Ă une rĂ©surrection des forces de la Nature. Les chapeaux de paille faisaient une rĂ©apparition bien inattendue et lâon en arrivait Ă oublier les noirceurs et les difficultĂ©s dâune vie rendue amĂšre par lâOccupation et Ă reconsidĂ©rer lâexistence dâun point de vue optimiste ; la guerre ne pouvait pas toujours durer, et, en contemplant un ciel si bleu, nous retrouvions ce qui nous avait manquĂ© depuis trois annĂ©es : la joie de vivre.
Le dĂ©jeuner avait Ă©tĂ© excellent. Je me souviens encore de certain pĂątĂ© en croĂ»te qui nous fut servi ce jour-lĂ . La personne qui faisait office de cuisiniĂšre sâĂ©tait surpassĂ©e. Je me rappelle Ă©galement la couleur brun dorĂ© du clafoutis. Notre chĂšre hĂŽtesse, cordon-bleu Ă la rĂ©putation bien Ă©tablie, tenait Ă©videmment Ă mettre en lumiĂšre le fait que la science pĂątissiĂšre ne lui Ă©tait pas non plus tout Ă fait inconnue.
Nous digĂ©rions bĂ©atement. Cependant, une pensĂ©e mâobsĂ©dait sans trĂȘve depuis le matin. Je nâai jamais cru en ce que lâon a coutume dâappeler un pressentiment, mais, nĂ©anmoins, la coĂŻncidence est pour le moins curieuse. Un lutin entĂȘtĂ© me tambourinait la tĂȘte depuis le matin en me rĂ©pĂ©tant : « Mon Cher Ami, regarde-toi ! Tout va trop bien pour toi ; tu nâas pas faim et es ma foi bien gras ! Quand dâautres souffrent mille misĂšres, tu coules des jours bien tranquilles et ton regard se pose rassurĂ© sur un ventre qui nâa jamais eu lâoccasion de faire des plis ! Mais prends garde, il se peut que cela ne dure plus si longtemps. »
Je nâavais rien prĂ©vu pour lâaprĂšs-midi. Je devais aller me faire photographier Ă Sardent (petit bourg creusois situĂ© Ă trois kilomĂštres du village oĂč nous avions Ă©lu domicile). Il le fallait, car il Ă©tait dans nos plans de faire Ă©tablir une carte dâidentitĂ© fantaisiste pour Ă©chapper Ă la dĂ©portation du travail . Malheureusement, le contrordre : « Ne vous dĂ©rangez pas aujourdâhui » mâĂ©tait parvenu par lâintermĂ©diaire du facteur. Si le photographe avait Ă©tĂ© disponible ce 28 janvier , il est infiniment probable que la Haute-SilĂ©sie nâeĂ»t jamais Ă©tĂ© honorĂ©e de ma visite ; mais il Ă©tait sans doute Ă©crit sur les tablettes de la DestinĂ©e que, comme tant de malheureux, je devais connaĂźtre la grande aventure.
Nâallant donc pas au bourg, je mâoccupais tranquillement en compagnie dâun de nos amis, berger de son Ă©tat, Ă agencer une clĂŽture de fil de fer, afin que les jeunes poulets ne puissent pĂ©nĂ©trer dans le jardin. La pince en main, je tordais le fil, arrachais les clous, sortais les vieux piquets de leur emplacement afin dâen remettre de neufs, lorsque le bruit dâun moteur assez puissant me fit retourner la tĂȘte. Une grande automobile noire venait de stopper au milieu du chemin du village. Quatre hommes en descendirent. Un chien Ă©galement.
Celui qui paraissait diriger lâexpĂ©dition sâavança droit sur moi. Mon pĂšre, Ă son passage, lui demanda : « Vous dĂ©sirez, monsieur ? » LâAllemand, un fort gaillard en trench-coat et chapeau mou, ne fit pas le moindrement attention Ă lui et, arrivant en face de moi, il me dit, une main dans sa poche : « Que faites-vous ici ? Comment vous appelez-vous ? » Jâavais posĂ© mes pinces et je le regardais droit dans les yeux. DĂšs ma premiĂšre vision de la voiture, du fusil-mitrailleur et du chien de berger, jâavais compris. Je ne me faisais aucune illusion. Je savais, par lâaudition des radios alliĂ©es, quel Ă©tait le sort de ceux qui tombaient entre les mains des nazis. Ma conviction la plus intime Ă©tait que les reportages britanniques sur les camps de concentration allemands en gĂ©nĂ©ral, et sur le traitement infligĂ© aux Juifs dans ces dits camps en particulier, bien loin dâĂȘtre exagĂ©rĂ©s, ne devaient ĂȘtre quâun pĂąle reflet de ce qui devait sây passer en rĂ©alitĂ©.
Je rĂ©pondis Ă ses deux questions : « Vous le voyez, je travaille Ă dĂ©monter cette clĂŽture. Quant Ă mon nom, je mâappelle Guy. »
Le SD (abrĂ©viation de Sicherheitsdienst : « service de sĂ©curitĂ© ») me rĂ©pliqua trĂšs durement : « Guy, ce nâest pas un nom de famille, ça ! Guy comment ? Et vos papiers ? Les avez-vous ? Faites-les voir ! » Son français nâĂ©tait ni trĂšs clair ni trĂšs correct, mais il Ă©tait nĂ©anmoins possible de le comprendre. Je lui exhibais ma carte dâidentitĂ©, laquelle portait un superbe cachet rouge « JUIF » en majuscules imposantes. Il fit : « Ah, ah ! », puis soudain, dâun seul coup, il me lança Ă la figure :
« Et votre pĂšre, oĂč est-il ?
â Jâai dĂ©jeunĂ© avec lui, je ne lâai pas revu depuis.
â Y a-t-il longtemps que vous avez terminĂ© votre repas ?
â Deux heures environ.
â Et oĂč est-il ?
â Je viens de vous dire que je ne le savais pas.
â Vous avez certainement une idĂ©e sur lâendroit oĂč il peut ĂȘtre et je vous conseille de nous la communiquer.
â Il est parti se promener dans les champs selon son habitude ; il ne reste pas toute la journĂ©e Ă la maison, quây ferait-il ?
â OĂč se promĂšne-t-il ? Le lieu exact ?
â Il existe tant de prĂ©s et de champs aux alentours quâil ne mâest pas possible de vous fixer.
â Vous ne voulez pas le dire ? TrĂšs bien. »
Puis, se retournant et montrant notre maison : « Vous habitez lĂ , nâest-ce pas ? » Sur ma rĂ©ponse affirmative, il me dit : « PrĂ©cĂ©dez-moi » et mâindiqua dâun geste du menton la porte du rez-de-chaussĂ©e. Nous entrĂąmes tous deux dans la piĂšce. Il ouvrit une armoire, examina les deux lits, puis soudain :
« Et oĂč couchez-vous ?
â Au premier.
â Allons-y », et, me mettant le canon de son revolver dans les cĂŽtes, il me fit passer devant lui pour monter lâescalier. Il examina tout et, se dĂ©cidant enfin :
« Vous ne savez toujours pas oĂč est votre pĂšre ? Vous me permettrez de vous dire que la discrĂ©tion poussĂ©e trop loin nâest pas toujours saine. »
Puis, brutalement :
« Vous venez avec nous, habillez-vous, et vite. »
Pendant que le policier mâinterrogeait, mon pĂšre, rĂ©alisant enfin ce qui arrivait, Ă©tait sorti par la porte qui donnait sur la route, seconde issue dont les sbires de la Gestapo nâavaient mĂȘme pas soupçonnĂ© lâexistence. Câest bien ce que jâavais escomptĂ©, en prolongeant Ă dessein mon interrogatoire par des rĂ©ponses lentes et mal assurĂ©es aux questions trop vivement posĂ©es. Ătant, bien naturellement, assez troublĂ©, je pris ce que jâavais sous la main, et, une fois prĂȘt, je descendis avec le colosse qui me conduisit Ă la voiture. Ils mâinstallĂšrent sur le strapontin, afin de mâavoir Ă leur complĂšte merci et pour ne courir aucun risque inutile. Le chauffeur et le chef prirent place devant moi, les deux autres derriĂšre, leur molosse sur les genoux. JâĂ©tais, ma foi, joliment encadrĂ©. La limousine dĂ©marra, et, le cĆur serrĂ©, je jetai un dernier regard Ă notre pauvre grand-mĂšre, Ă qui je venais de dire « Ă bientĂŽt », en guise dâadieu, et qui sâĂ©tait traĂźnĂ©e jusquâĂ la voiture avec une mine si dĂ©faite que les larme...