Auschwitz
Sortie en ville une fois par semaine
Comment dĂ©crire ce que fut ma vie dans lâenfer dâAuschwitz. Car les mots sont insuffisants pour traduire cette pĂ©riode atroce⊠Trop dâimages se pressent devant mes yeux, dĂ©filant trop vite, hĂ©las, pour les dĂ©crire toutes, et ma mĂ©moire â heureusement peut-ĂȘtre â me fait dĂ©faut. ConsĂ©quence des bons traitements reçus ?
Il Ă©tait prĂšs de minuit quand, aprĂšs deux heures dâattente, qui nous semblĂšrent interminables, les portes de notre prison roulante sâouvrirent brusquement. SuccĂ©dant Ă la nuit, des flots de lumiĂšre crue dĂ©versĂ©e par une infinitĂ© de projecteurs blessaient nos yeux. Des ordres brefs, des hommes aux visages Ă©tranges, sous des bonnets rayĂ©s, vĂȘtus en forçats, firent irruption dans notre wagon. Nous devions le quitter aussitĂŽt sans rien emporter. On nous rassembla sur un des immenses quais parcourus en tous sens par de lourds camions, eux aussi munis de projecteurs. Pendant plus dâune heure, on nous fit avancer de dix mĂštres pour reculer de cinq. Interminablement, nous piĂ©tinions sur place. Ă la fatigue du voyage vint sâajouter lâanxiĂ©tĂ© de notre sort futur.
Les forçats entrevus â je ne devrais pas tarder Ă lâapprendre â Ă©taient des gens heureux Ă cĂŽtĂ© de nous ; ils Ă©taient chargĂ©s de transporter les bagages des dĂ©portĂ©s jusquâaux immenses dĂ©pĂŽts du « Canada » qui, sans contredit, devaient ĂȘtre les plus grands magasins de recel du monde. Ils sâĂ©taient dĂ©jĂ consolĂ©s de leur vie de bagne et Ă©taient devenus presque des fonctionnaires sans cĆur, volant et pillant. Ils nâĂ©taient pas malheureux. Pas de Français parmi eux â heureusement. En sabir, ils nous demandĂšrent montres, bagues, portefeuilles⊠quâils nous rendraient plus tard. Jâeus la chance dâĂȘtre distinguĂ© par un jeune S.S. qui, en excellent français, me rassura dâabord sur notre sort : nous pourrions, une fois par semaine, voir les membres de notre famille, Ă©crire aussi, sortir en ville. Finalement, ma montre lâayant sans doute tentĂ©, il me proposa de la garder. Jâaurais pu la lui donner, si jâavais su ! Lui ou un autre ? Quâest-ce que ça pouvait bien faire ?
Presque tous les wagons Ă©taient vides. Leur contenu humain attendait. Quand brusquement, sous les jurons et les coups, soixante malheureux enchaĂźnĂ©s, complĂštement nus, sortirent de leur prison roulante pour monter dans un camion, qui dĂ©marra rapidement. Complaisamment, les « anciens » nous expliquĂšrent quâils ne souffriraient plus, allant directement au « crĂ©matorium ».
Câest sur cette vision dâhorreur que nous quittĂąmes la gare. Nous Ă©tions absolument Ă bout de forces. Pourtant, pendant plus dâune heure encore, il nous fallut marcher, courir, par des chemins impossibles vers notre future prison. Partout, des barbelĂ©s, des projecteurs, des miradors. Nous passĂąmes sous des portes entiĂšrement cernĂ©es par des cordons de lampes sâallumant et sâĂ©teignant de seconde en seconde. Qui songerait Ă se sauver ? DĂ©jĂ les coups pleuvaient sur le dos des retardataires. Je serais incapable, par la suite, de me souvenir du chemin parcouru. Nous finĂźmes par arriver prĂšs dâun groupe de maisons. Je me souviens dâĂȘtre passĂ© prĂšs dâune porcherie, puis on nous fit entrer dans un bloc. DĂ©daigneusement, un S.S. jetait des ordres, accompagnĂ©s de coups de badine. Nous devions nous dĂ©shabiller dans une salle de douches. Lâeau nous ferait du bien. Mais nous ne nous lavĂąmes pas de sitĂŽt.
Le friseur
Nous ne gardĂąmes que souliers, ceinture et lunettes. Un interprĂšte traduisait en excellent français : « Tout donner, montres, portefeuilles, alliances, dents en or. » Il fallait tout donner. Ceux qui ne sâexĂ©cutaient pas rapidement comprirent vite. Les habits sâempilĂšrent dâun cĂŽtĂ©, les portefeuilles de lâautre. Quel dĂ©chirement pour moi de voir disparaĂźtre Ă jamais ces pauvres souvenirs du passĂ©. Beaucoup avaient les yeux humides. Nous nâavions pas encore la force de rĂ©agir et de cacher nos sentiments.
Il nous fallut partir Ă nouveau et nus cette fois, courir entre les maisons, « blocs » de rues inconnues, plus vite, toujours plus vite. Je vivais un cauchemar. On nous fit entrer dans une immense cuisine. DâĂ©normes cuisines oĂč quelque chose bouillait, des auges pleines dâeau. Nous avions froid et frileusement, nous nous rassemblĂąmes autour des fourneaux. La salle donnait sur un couloir intĂ©rieur et par de nombreuses fenĂȘtres, dâinnombrables tĂȘtes aux bonnets rayĂ©s nous examinaient curieusement en ricanant.
De tous cĂŽtĂ©s affluaient nos futurs compagnons de chaĂźnes, les « anciens » dont certains Ă©taient lĂ depuis trois ans. LâarrivĂ©e dâun convoi ! Quelle distraction pour ces pauvres gens qui Ă©taient avides dâavoir des nouvelles du pays. Plus dâun retrouva parmi nous un parent, un ami. CâĂ©taient alors des effusions, des larmes, causĂ©es par le dĂ©sespoir dâune rencontre en pareil lieu. Leurs propos Ă©taient dâun pessimisme qui nâĂ©tait pas fait pour me rassurer.
Il Ă©tait difficile, dans ce tohu-bohu, au milieu de ces forçats aux habits rayĂ©s, aux visages rasĂ©s, aux crĂąnes chauves, de retrouver quelquâun. Aussi mon Ă©tonnement fut grand lorsque je fus interpellĂ© par lâun dâeux qui, ayant habitĂ© LunĂ©ville, mâavait reconnu. ArrĂȘtĂ© depuis deux ans, il nâavait pas de nouvelles de sa famille. Polonais dâorigine, il avait pu se dĂ©brouiller en travaillant comme tailleur pour les droits communs polonais qui nous gardaient. MâentraĂźnant dans un coin, il mâinitia Ă la vie du camp avec des dĂ©tails qui me terrorisaient. Comme les quelques bouts de sucre, de margarine quâil mâoffrit me firent plaisir !! Avais-je trouvĂ© un ami ? HĂ©las ! Je nâeus, par la suite, que peu dâoccasions de le revoir.
Un ordre péremptoire et il fallut prendre la file, piétiner durant des heures autour des coiffeurs qui allaient nous raser complÚtement. En écrivant ces lignes, je crois encore sentir le froid des ciseaux, le contact brutal du rasoir, les bour...