1.
Journal
Camp de Compiègne
Premier séjour
31 janvier
Je suis dans un état de déficience physique et morale d’autant plus surprenant que je me croyais plus riche en réserve de potentiel. Mon état d’âme et mon état moral ainsi que mental sont lamentables. Voici plus d’un mois que je n’ai pu non seulement me décider à lire, mais je n’ai eu ni le goût, ni le désir, ni le besoin de le faire. Je ne peux m’expliquer cela que par la souffrance de la faim. Je vis dans un état de besoin de manger continuel, il s’ensuit qu’en vérité ma pensée est constamment tendue vers la nourriture du corps 1. Après chaque repas, qui se compose d’une tartine de pain sec le plus souvent, après avoir bu la tisane chaude, servie quelquefois assez tard, et heureusement aux environs de 8 h depuis quelques jours, une soupe entre 12 h 30 et 13 h 30, composée de carottes, navets, pommes de terre ces derniers temps faisant défaut, et quelquefois d’orge perlé, de pois cassés, cette soupe, comme quantité, remplit une assiette à soupe et enfin le repas de 17 h, composé d’un peu de pain, enduit d’un peu de margarine, et cela pas tous les jours, et de la confiture de la quantité d’une cuillerée à dessert, après chaque repas, dis-je, ma souffrance de la faim est, en vérité, plus grande par la sensation bien pénible de la mise en appétit seulement, car le triple suffirait à peine pour calmer la faim, en admettant que la quantité de pain ait été suffisante. Dire qu’il faut se contenter d’un quart de boule au maximum, puisque, la moitié du temps, c’est le cinquième d’une boule. Or, une boule pèse, en moyenne, entre huit et neuf cents grammes, paraît-il, ce qui constitue donc pour chacun moins de 200 g, une fois sur deux. C’est une véritable lutte et un arrachement pour s’arrêter de manger ce pain. Le moment le plus dur, le plus désolant, c’est à 17 h, quand le pain est distribué. Non seulement je l’attends avec une douloureuse impatience, avec la sensation de vertiges, mais j’ai énormément de mal à m’arrêter, car il me faut absolument en laisser pour le lendemain matin et midi. Représentez-vous cette sensation, quand je vous dirai que cette quantité de pain suffirait à peine pour le goûter !
12 février
Chaque jour, son histoire et ses vicissitudes.
En tout cas, ma santé semble résister aux conditions défavorables du froid, et le reste. Les nuits sont rarement convenables et, cette nuit, ma nuit, à ma grande surprise, fut mauvaise car j’ai beaucoup uriné, contrairement à ce qui aurait dû se produire. J’ai bu un peu plus qu’un quart de tisane et cela à 16 h 40, donc bien plus tôt que les jours précédents et, n’ayant pas mangé de soupe, mon activité rénale aurait dû être ralentie.
Mais j’ai mal dormi à cause d’un continuel besoin de vider ma vessie. C’est décevant et très ennuyeux parce que je ne sais plus à quoi penser et à quoi arrêter mon explication. J’ai hâte de pouvoir faire des recherches pour trouver l’explication physiologique et pathologique de la fonction anormale de mes organes rénaux et les voies qui l’accompagnent. Je crois ne pas devoir désespérer d’obtenir une amélioration de ces fonctions.
En attendant, je vais faire l’essai de ne pas boire du tout au moment du goûter, étant donné le besoin réduit en eau, en ce moment.
de la lessive
fil noir, aiguille
chemise sans manchettes, chaussettes
passe-montagne
canif dans la table de nuit ayant lame ouvre-boîtes, tout en métal
La glace en métal poli
pâte dentifrice
coryphédrine
cirage, brosse et chiffon
lampe méta avec méta
allumettes
enveloppes avec du papier
une petite casserole sans manche
chaussures d’Evry 2 qu’il a achetées à Agen
Sans date
La question se pose toujours de savoir si on doit attacher de l’importance aux petits accidents, sous la forme de taches qui peuvent arriver, ou arrivent, aux vêtements et aux couvertures au cours de la vie ici. À mon sens, cela n’a qu’un intérêt tout à fait secondaire, puisque, de toute façon, il faudra tout donner à nettoyer, et alors, une tache de plus ou de moins ne compte pas, pourvu que ce ne soit ni de l’encre, ni une autre matière plus ou moins indélébile ou destructrice, comme le feu.
Puis, aussi, en ce qui concerne le sommeil, qu’est-ce qui est le plus malheureux et le plus épuisant, est-ce d’être réveillé, et de pouvoir tout de même rester toute la nuit étendu, sans être obligé de se lever, ou d’être comme moi, qui non seulement ne dort pour ainsi dire pas, mais qui, en plus, est troublé dans son repos par l’obligation de vider sa vessie plusieurs fois dans la nuit, mais qui, en plus, s’expose au froid, et doit en plus perdre le réchauffement du lit, et doit dépenser une nouvelle quantité de calories pour retrouver un peu de bien-être.
Si j’avais à choisir, je serais heureux d’être dans le premier cas. Enfin, c’est une question d’adaptation aux circonstances et de savoir se mettre à la place des autres, et de ne pas croire qu’on puisse dans toutes circonstances vivre comme chez soi. Je constate, en ce qui me concerne, que je dois avoir adopté la méthode la moins mauvaise, tant en ce qui concerne l’habillement et la toilette.
Je vois des gens qui n’hésitent pas de se mettre le torse plus ou moins nu, et même le corps, dans un lavabo froid et soumis aux courants d’air, pour faire une toilette assez complète, mais j’en vois aussi qui toussent beaucoup et qui souffrent d’autres effets du froid. Je considère que c’est moins néfaste de négliger l’hygiène de la peau que de mettre sa santé en danger par ce froid excessif.
Comment trouver les mots qui peuvent vraiment exprimer un commencement d’émotion en présence des nouvelles qui prennent corps. Et cependant, je sens la nécessité d’un minimum de réserve. L’esprit est nourri de temps d’incertitude, de tant de crainte de l’inconnu, de tant de bruits qui, tout en [se] contredisant, ne manquent pas de laisser des impressions qui marquent assez profondément pour que leur effet continue leur action. De sorte que l’équilibre complet ne peut encore s’établir. On est chaque fois ramené à un état mental et d’âme qui empêche l’installation en vous d’une sensation de calme et de contentement durable . Je sens en moi le même manque de courage et de volonté pour faire simplement ce que, dans ma vie habituelle, il m’aurait été impossible d’envisager, mais d’avoir la moindre hésitation. Est-ce que, par exemple, j’aurais pu rester pendant tant de semaines sans pouvoir et sans avoir envie de lire. Non seulement, cela ne m’est jamais arrivé, mais je n’aurais jamais cru cela possible si on me l’avait dit. C’est pour moi un événement plus extraordinaire et inouï. Cela me prouve que je n’avais vraiment [pas] la connaissance et l’expérience d’un ensemble de souffrances semblables et de leur effet possible. C’est une chose à noter et à remarquer pour bien la fixer dans son esprit.
à m’envoyer les grosses chauss. d’Evry, deux paires de chaussettes, le passe-montagne, une chemise, trois mouchoirs, le canif en métal dans la table de nuit, lampe et casserole [ ] avec méta, l’aiguiseur à lame de rasoir, un pyjama, le petit aiguiseur à couteau plat ayant une encoche en forme de V, un lacet Yorrel noir
M’envoyer un colis contenant les vêtements et objets de toilette suivants sans aliments et correspondance qui ne sont pas autorisés :
La grosse paire de chaussures qu’Evry a achetée en juillet 1940, un pyjama, 3 paires de chaussettes, trois mou-choirs, une chemise sans manchettes,
Santé bonne ; m’envoyer un colis sans limitation de poids, contenant les vêtements et objets de toilette suivants, à l’exclusion d’aliments et de correspondance non autorisés : les grosses chaussures d’Evry
1 chemise rayée bleue sans manchettes
2 paires de chaussettes
fil noir et blanc avec aiguille (David me dit que Berthe a une bonne provision)
passe-montagne
le canif tout en métal dans ma table de nuit qui a un ouvre-boîtes et un tourne-vis
le petit aiguiseur à couteau plat
pâte dentifrice
Coryphédrine
Emgé Lumière
Lampe à alcool méta avec du méta ainsi que ce qu’il faut pour faire bouillir de l’eau. Mme Gueller 5 pourrait prêter le sien
Allumettes
Cubes viandox
Du thé
Enveloppes avec du papier
Une petite casserole sans manche
Les grosses chaussures qu’Evry a achetées à Agen qui me rendront un grand service avec cirage et chiffon
20 février
Journée d’attente, pleine d’espérance, malgré le côté incertain, à cause des inconnus et des déceptions qui peuvent toujours surgir car, en vérité, on ne peut être sûr d’aucune date. Cela peut se produire du jour au lendemain, comme une semaine plus tard. Il faut s’armer de beaucoup de patience et soutenir son moral le mieux possi...