Chapitre I
Les seuils de la séduction
« Les typographes se rendent compte de « cette masse de lecteurs […] qui cèdent à la séduction du titre. »
Henri Fournier, Traité de typographie, Paris,
Imprimerie d’Henri Fournier, 1825, p. 126
« Titrer, c’est créer un intérêt, une attente,
c’est promettre au lecteur d’y satisfaire. »
Charles Grivel, Production de l’intérêt romanesque,
The Hague-Paris, Mouton, 1973. p. 171.
« L’épigraphe « n’a pas de sens hors de la force qui l’agit,
qui la saisit, l’exploite et l’incorpore ».
A. Compagnon, La Seconde main ou le travail de la citation, Paris, Seuil, 1979
La page de titre, la préface, l’épigraphe, la dédicace sont indissociables du récit romanesque. Ces marges externes sont souvent appréciées de manière intuitive et presque peu analysées dans le détail. Or, la mise en série et en relation de ces composantes marginales peut s’avérer éclairante. De même, l’étude et la confrontation des franges internes – les incipit et les excipit – sont en mesure de faire ressortir l’éthique et l’esthétique d’une aire culturelle donnée. Nous pensons donc que l’analyse de ces marges est incontournable pour qui veut cerner les configurations de la séduction perverse et hédoniste.
Le titre
Par l’un de ses aspects, le titre est similaire à une réclame publicitaire : il attire l’attention et incite à l’acquisition de l’objet-livre. Auteurs et éditeurs sont tout-à-fait conscients de l’importance des procédés intitulants. En effet, sacré ou profane, poétique ou prosaïque, grave ou ludique…, le titre est immédiatement opératoire.
Le récit de séduction, en particulier, se doit de séduire dès la page de titre. Celle-ci participe pleinement de la stratégie générale déployée par le récit ; elle relève tout à la fois du formel et du thématique. Le premier niveau – qui nous intéresse ici – fait ressortir une spécificité propre aux textes du XVIIIe siècle : le discours intitulant utilise des doublets, présentés sous forme alternative (A ou B). Il se doit d’afficher tous les composants susceptibles d’allécher le lecteur. Le titre est souvent composé d’éléments indissociables qui s’éclairent, se commentent ou se contredisent mutuellement. Une page de titre réduite à ses unités minimales relève donc de l’exception.
L’examen de la page de titre d’un grand nombre de textes de notre corpus révèle un phénomène intéressant. D’une édition à l’autre, la page de titre subit des modifications, surtout en ce qui concerne le second titre et/ou l’indication générique. Les éditeurs, disposant traditionnellement d’une marge de liberté assez grande, adaptent assurément la page de titre à l’air du temps. La prise en considération de ces détails et la confrontation des différents titres du corpus sont susceptibles de donner une idée claire de la façon dont auteurs et éditeurs cherchent à exercer immédiatement la captatio.
La mise en série des titres des récits du corpus donne une première répartition en deux grands ensembles structurellement cohérents et opposables :
Lettres de la marquise de M*** au conte de R*** ; Lettres de la duchesse de *** au duc de *** ; Les Liaisons dangereuses ou Lettres recueillies dans une société et publiées pour l’instruction de quelques autres ; Les Malheurs de l’inconstance ou Lettres de la Marquise de Syrcé et du Comte de Mirbelle ; Les Égarements du cœur et de l’esprit ou Mémoires de M. de Meilcour ; Les Confessions du Comte de *** | Le Sylphe, ou Songe de Madame de R***, écrit par elle-même à Madame de S*** ; La Nuit et le moment ou les Matin (é) es de Cythère ; Le Hasard du coin du feu, dialogue moral ; Le Sopha, conte moral ; La Petite Maison ; Point de lendemain, conte. |
Ces titres préfigurent, comme nous le verrons par la suite, les deux modalités qui commandent les attitudes et les discours – pervers, hédoniste – du personnel romanesque. Remarquons d’abord la prédominance des substantifs (onze sur douze) dans les titres initiaux des deux séries. C’est là un topos de la titulature moderne. La focalisation sur des objets concrets, ou sur des notions abstraites, relègue les agents au second plan. Il ne s’agit donc pas de dresser une typologie d’individus exemplaires comme dans la dramaturgie classique (Le Cid, Britannicus, Dom Juan...). Ce qui s’affiche en premier lieu ce sont donc des faits, des paroles ou des objets. L’opposition singulier/pluriel est la seconde marque qui permet de diviser les douze titres du corpus en deux séries distinctes. L’examen de ces deux séries permet de dégager deux fonctions principales de la titulature.
La fonction alarmante
La première catégorie de titres se particularise par l’usage du pluriel, par opposition à la seconde qui utilise systématiquement le singulier. Le pluriel connote le répétitif, le récurrent, le reproductible, ce qui ne peut figurer sous un aspect singulier. Hormis les « lettres », tous les autres substantifs pluriels – « confessions », « égarements », « malheurs », « liaisons » – s’inscrivent explicitement dans le champ sémantique de la dépréciation, voire de la faute. Le moule phrastique (nom + de + nom) et le lexique des trois premiers titres constituent une unité signifiante.
La nominalisation dominante permet la transformation des procès en états descriptibles. De ce fait, ces titres rejoignent le quatrième titre qui prétend décrire une réalité figée sur laquelle on applique un jugement de valeur (les liaisons dangereuses). Hormis le Comte de ***, qui renvoie à un personnage moyennement caractérisé, les autres titres indiquent des abstractions.
Un coup d’œil sur les composantes sémantiques de ces titres permet de mesurer l’ambiguïté du discours intitulant dans cette premièr...