La part inspirée du dessin
« Ses mains et son regard. Nâimporte quoi de nâimporte qui de nâimporte quand. Tout cela câĂ©tait lui. Tout cela et rien de plus. » Georges Perec, Le CondottiĂšre
Dessiner le passĂ©, donc, pour mieux se ranger du cĂŽtĂ© du visible et de sa fabrique â dessiner le passĂ© pour mieux tenter de comprendre le geste du dessin inscrit dans une gĂ©nĂ©alogie visuelle. Jâaimerais mettre en inquiĂ©tude, dans ce chapitre, lâidĂ©e du dessinateur Ă mains levĂ©es qui, maĂźtre des traits, produit une image ex-nihilo. On comprendra aisĂ©ment, dans les lignes qui suivent, que je ne remets aucunement en question lâoriginalitĂ© de la crĂ©ation dâun auteur ou dâun dessinateur. Je ne cherche pas non plus Ă revenir sur des dĂ©bats philosophiques ou dâhistoriens de lâart ancestraux. Je souhaite mâapprocher dâune Ă©vidence qui a parcouru des Ă©tapes de mon enquĂȘte et de mes observations : le dessinateur, comme le peintre, accompagne son regard de modĂšles. Si ce constat multisĂ©culaire mâintĂ©resse, câest parce quâil pose directement la question de lâhistoire et du passĂ© et plus largement de la restitution dâĂ©poques, de situations, de personnages disparus. En effet, il est intĂ©ressant de voir que les dessinateurs, dĂšs lors quâils souhaitent prendre lâhistoire comme toile de fond â nous utiliserons cette expression faute de mieux â lorsquâils produisent du passĂ©, semblent se confronter Ă un invariant : comment re-prĂ©senter, re-donner Ă voir une Ă©poque par dĂ©finition invisible et disparue ? Quelque soit le degrĂ© de recherche du vraisemblable, un dessinateur qui place son rĂ©cit et son intrigue au cĆur dâune Ă©poque rĂ©volue monopolise tout un imaginaire de lâhistoire â ce que nous nommons la visualitĂ© de lâhistoire â infusĂ©e dans et par la culture visuelle de son temps. Cette prĂ©gnance visuelle contemporaine est pour moi fondamentale dans cette enquĂȘte : dessiner un gaulois avec de grandes moustaches nâest jamais un geste anodin, ce geste vient de quelque part, en ce sens quâHarun Farocki note que dans « chaque geste affleure beaucoup de sa prĂ©histoire » ; il est, lui aussi, inscrit dans un certain rĂ©gime dâhistoricitĂ© visuelle. Quâune bande dessinĂ©e soit humoristique, Ă©ducative ou « sĂ©rieuse », le dessinateur engage tout un processus dâappropriations et de restitutions de sa propre culture visuelle qui vient infuser et diffuser une certaine visualitĂ© de lâhistoire. Or, et câest ce qui va nous intĂ©resser dans le cadre de ce chapitre, au-delĂ du souci de vraisemblable, les dessinateurs ont Ă disposition tout un ensemble dâimages qui peuvent ĂȘtre Ă la source de leur geste, de leur inspiration. En effet, si le passĂ© est une image et quâil est, dans sa dimension historiographique par dĂ©finition Ă©vanoui et invisible, il reste pourtant incarnĂ© culturellement dans de nombreuses productions visuelles : photographies, gravures, films, dessins etc. Les Ă©poques passĂ©es existent en tant que passĂ©, câest-Ă -dire en tant que visuel Ă travers leur performance. Je me suis donc demandĂ© ce que faisaient les auteurs de cet Ă©ventail du visible qui compose notre culture et qui dĂ©limite la visualitĂ© de lâhistoire. Si les auteurs dessinent Ă mains levĂ©es, ils dessinent trĂšs souvent Ă mains voilĂ©es, câest-Ă -dire les mains recouvertes de multiples couches dâappropriations dâimages existantes. Câest ce geste extrĂȘmement complexe â qui mĂ©riterait Ă lui seul une Ă©tude approfondie â que jâaimerais interroger ici ; car, plus largement, il questionne ce que cela peut impliquer et signifier, dans notre sociĂ©tĂ© contemporaine, de Dessiner lâHistoire. Si ces opĂ©rations sont difficiles Ă Ă©lucider et Ă donner Ă voir, je ne prendrais ici que quelques exemples Ă©vidents â parmi tant dâautres â pour mieux prononcer les pistes quâoffrent de tels constats. Parler de part inspirĂ©e du dessin, câest bien comprendre que tout geste sâĂ©parse comme un mouvement respiratoire : de lâinspiration comme dialectique du contenant et du contenu Ă lâexpiration comme Ă©mancipation et diffusion. Le dessin sâexprime comme un souffle. On comprendra que jâutilise le sens dâ« inspiration » dans le sens « dâĂȘtre inspirĂ© par » quelque chose ou quelquâun et non pas dans le sens convenu et vernaculaire « dâavoir de lâinspiration », celle que lâon cherche pour se trouver ; celle-lĂ mĂȘme dont parle Chateaubriand dans sa Lettre sur lâart du dessin dans les paysages :
« Alors il sâaperçoit quâil y a des principes quâil ignore ; il est forcĂ© de convenir quâil lui faut un maĂźtre : mais un pareil Ă©lĂšve ne demeurera pas long temps aux principes, et il avancera Ă pas de gĂ©ant dans une carriĂšre oĂč lâinspiration aura Ă©tĂ© son premier guide »
DÚs lors, quelle est cette part inspirée du dessin et que nous dit-elle de notre rapport culturel au passé ?
Ă main voilĂ©e : de lâapprentissage Ă la recherche du vraisemblable.
Une certaine pensĂ©e de lâhistoire de lâart veut que les Ă©poques et leurs modes de reproduction de la nature ou des modĂšles se donnent la main, sâinterpĂ©nĂštrent et sâinfluencent. On doit en partie cette lecture importante â quoique quâextrĂȘmement progressiste â Ă lâĂ©cole viennoise et notamment Ă Ernst Gombrich. Ce qui est extrĂȘmement intĂ©ressant dans le cadre de cette projection gĂ©nĂ©alogique, câest que lâon peut lâimaginer sâincarner dans chaque cours de dessin dâĂ©coles des Beaux Arts. La caricature de Daniel Alain datant de 1955 dĂ©voilĂ©e par Gombrich en introduction de LâArt et lâIllusion reprĂ©sente un groupe de jeunes artistes Ă©gyptiens en train de reproduire un nu de profil. Cette image dĂ©montre entre autres quâune part importante de la biographie dâun dessinateur est occupĂ©e par le geste de reproduire, de copier, de saisir par le trait ce que lâon a devant les yeux. Si Gombrich prĂ©sente cette caricature pour interroger la question du style, elle nous intĂ©resse particuliĂšrement dans son symbole. Il va de soi que lâacte dâexercer sa main au dessin Ă partir dâun objet quelconque, dâun corps nu ou dâaprĂšs nature ne soit pas le mĂȘme que lâacte du faussaire dont parle si bien Georges Perec dans Le CondottiĂšre. Lâhistoire de lâart et la philosophie antique nâont eu de cesse de revenir sur les distinctions des premiers temps et sur les notions de mimesis, dâeikĆn ou encore de phantasma pour ne prendre que la philosophie platonicienne et aristotĂ©licienne. De la reproduction par la main du rĂ©el de la nature Ă la copie dâune image existante â faire une image dâimage â en passant par lâĂ©thique ou encore lâaura, la pensĂ©e antique, classique et contemporaine a dĂ©veloppĂ© de larges considĂ©rations et rĂ©flexions quâil est inutile de rĂ©sumer ou dâexploiter toutes ici. Dans la plupart des cas, un des problĂšmes rĂ©currents est un rĂ©el invariant : il y a une distinction fondamentale entre lâapprentissage et lâappropriation â lâaction de rendre propre, câest-Ă -dire, Ă soi. Nombreux sont les thĂ©oriciens et praticiens de lâart qui fendent lâair dâun sillon indĂ©passable : copier pour apprendre et sâinspirer pour ĂȘtre original â ce qui implique de sâĂ©manciper du modĂšle. Nous allons le voir, dessiner le passĂ© nous oblige Ă passer outre ces oppositions ancestrales. Disons-le dĂšs maintenant pour couper court Ă tout soupçon de dĂ©claration dĂ©ontologique creuse ou de jugements fardĂ©s : un dessinateur inspirĂ© est pour moi un crĂ©ateur comme un autre, je ne fais aucune distinction, aucune hiĂ©rarchie. Lorsquâun dessinateur utilise une image dĂ©jĂ existante, quâil sâinspire dâun visible existant pour redonner Ă voir le passĂ© historique, de quel geste parlons-nous ?
PrĂ©cis dâhistoire dessinĂ©e Ă grands traits
Lâart du dessin a toujours Ă©tĂ© â comme la musique â accompagnĂ© dâouvrages dâenseignements. Encore aujourdâhui, il est trĂšs facile de se procurer des manuels dâapprentissages du dessin qui sâapparentent au systĂšme de la tablature en musique. DerriĂšre ces ouvrages, se cache une conception mĂ©canique ou sportive du geste qui ne demande quâĂ ĂȘtre rĂ©glĂ©, Ă©duquĂ©, dressĂ©. On sait combien la place du « maĂźtre » en peinture Ă©tait fondamentale dans la formation, lâĂ©ducation et la carriĂšre dâun peintre Ă lâĂ©poque mĂ©diĂ©vale et surtout Ă lâĂ©poque moderne. Reproduire les Ćuvres dâun maĂźtre ou des maĂźtres du passĂ© â qui indique ici une certaine conception quâune sociĂ©tĂ© se fait de lâhistoire â Ă©tait lâexercice obligatoire dâun dessinateur ou dâun futur peintre. Joachim von Sandrart Ă©crivait par exemple en 1675 :
Quand notre entendement Ă©labore dâexcellents concepts, et que la main, exercĂ©e par de longues annĂ©es de dessin appliquĂ©, les transcrit sur la feuille selon les rĂšgles de la raison, la parfaite excellence du maĂźtre et de son art devient Ă©vidente
Ernst Gombrich, qui se penche sur lâhistoire de lâapprentissage du dessin et de la peinture Ă la pĂ©riode mĂ©diĂ©vale jusquâĂ la fin du XVIIIe siĂšcle, consacre plusieurs passages sur la maniĂšre dont « les acadĂ©mies de dessin [en Europe] appliquaient un programme soigneusement graduĂ©, passant de la copie de gravure au dessin dâaprĂšs lâantique, avant de permettre aux artistes dâaffronter lâĂ©preuve du monde rĂ©el ». DĂšs le XVe siĂšcle et surtout au XVIe siĂšcle, commencent Ă ĂȘtre diffusĂ©s de nombreux manuels pour apprendre Ă dessiner. Ces ouvrages touchĂ©s dâun fort souci idĂ©ologique ont forgĂ© et rĂ©pandu des conceptions acadĂ©miques et conformistes de la reprĂ©sentation et du trait. Le plus important a Ă©tĂ© celui dâOdoardo Fialetti intitulĂ© La VĂ©ritable MĂ©thode pour apprendre Ă dessiner dans lâordre des membres et toutes les parties du corps humain en 1608. Dans une dissection sĂ©quentielle des Ă©tapes du geste, qui peut faire penser Ă une bande dessinĂ©e expĂ©rimentale, lâouvrage de Fialetti introduit cette importance de lâapprentissage du dessin par la mĂ©canique du geste, par le dressage du trait. GrĂące Ă ce type de traitĂ©s, de brochures ou dâouvrages, les dessinateurs, graveurs et peintres peuvent apprendre plus facilement Ă dessiner des animaux, une oreille, un Ćil etc. Dans cet ordre dâidĂ©e, lâencyclopĂ©die dâimages du nĂ©erlandais Crispyn Van de Passe intitulĂ©e LumiĂšre de la Peinture et du Dessin en 1643 est un autre parfait exemple de diffusion de ces schĂ©mas de compositions dessinĂ©es ; on peut Ă©galement noter le Recueil de figures acadĂ©miques, rĂ©cemment composĂ©es dâaprĂšs nature, Ă trĂšs grandâ peine et Ă grands frais, indispensable Ă la jeunesse passionnĂ©e de lâart du dessin de Pieter de Jode publiĂ© Ă Anvers en 1629. On trouve ces ouvrages tout au long des XVIe, XVIIe et XVIIIe siĂšcles. Largement basĂ©s sur le nu acadĂ©mique, ces manuels nâen dĂ©montrent pas moins la volontĂ© dâĂ©duquer le regard du dessinateur, du graveur ou du peintre par le biais de lâapprentissage via le copiage de schĂ©mas partagĂ©s. Cette forme de croyance Ă©tait largement rĂ©pandue, elle a conditionnĂ© un grand pan de la crĂ©ation europĂ©enne et donne Ă voir lâimportance du suivi dâune certaine gĂ©nĂ©alogie visuelle, sur laquelle nous reviendrons dans les pages finales de cet essai. Cela fait dâailleurs dire Ă Gombrich, que nous suivons jusque lĂ :
Van de Passe introduisit Ă©galement dans son dictionnaire visuel des images empruntĂ©es Ă un opuscule de Sebald Beham, et si les putti de Rubens ont lâair dâavoir attrapĂ© les oreillons, je soupçonne fort quâils leur ont Ă©tĂ© transmis par Beham. [⊠] notre intĂ©rĂȘt sâaccroĂźt lorsque nous en arrivons Ă nous demander si un maĂźtre de la taille de Rubens ne pourrait pas avoir Ă©tĂ© influencĂ© quand il peint des portraits dâenfants, voire ceux de ses propres fils, par les reprĂ©sentations schĂ©matiques des proportions quâil avait appris Ă respecter dans sa jeunesse
On voit bien combien la question posĂ©e ici est Ă©pineuse et quâelle ouvre, dans le mĂȘme temps, une porte dâentrĂ©e essentielle Ă notre rĂ©flexion : la part inspirĂ©e, voilĂ©e, du dessinateur. Cette rĂ©flexion â prise Ă travers cet Ă©clat de lâhistoire de lâart â est un fil tendu entre la philosophie antique et la pratique actuelle du dessin dans la bande dessinĂ©e. Court le long de cet invariable la question du geste que lâon dresse puis que lâon Ă©mancipe ; toujours est-il que cette part inspirĂ©e est Ă prendre en compte dans le cadre dâune enquĂȘte sur le dessin parce quâelle permet de rĂ©pondre Ă notre souhait de dĂ©hiscence. Ă la fin du XVIIIe siĂšcle, des auteurs comme Jean-Jacques Rousseau dans LâEmile ou De lâĂ©ducation (1762) ou comme Chateaubriand dans sa Lettre sur lâart du dessin dans les paysages (1795) cherchent Ă rompre avec lâenseignement du dessin pour inviter les crĂ©ateurs Ă revenir Ă la Nature comme principal modĂšle :
Il faut donc que les Ă©lĂšves sâoccupent dâabord de lâĂ©tude mĂȘme de la nature : câest au milieu des campagnes quâils doivent prendre leurs premiĂšres leçons. Quâun jeune homme soit frappĂ© de lâeffet dâune cascade qui tombe de la cime dâun roc et dont lâeau bouillonne en sâenfuyant : le mouvement, le bruit, les jets de lumiĂšre, les masses dâombres, les plantes Ă©chevelĂ©es, la neige de lâĂ©cume qui se...