Cahiers Albert Cohen N°17

Albert Cohen et la modernité littéraire

Philippe Zard

• Éditeur: Éditions Le Manuscrit
• Année: 2021
• ISBN:
  9782304049558
• Sujet: Littérature
• Sous-sujet: Critique littéraire

Si Belle du seigneur avait paru en 1939 et non en 1968, et que l'ensemble de la fresque romanesque eût été publié d'un seul tenant, l'histoire du roman français se fût écrite de manière sensiblement différente. Les inventions de Cohen seraient probablement apparues avec plus d'éclat dans le contexte littéraire de la fin des années trente que dans celui des années soixante, déjà bien occupées par une « autre modernité ». C'est cette histoire tourmentée de l'oeuvre qui lui donne une patine légèrement anachronique ou, si l'on préfère, inactuelle. Ces Cahiers n°17 explorent divers territoires de la modernité cohénienne: rapport à la langue, rapport au genre romanesque, dialogue inédit avec deux grands contemporains, Faulkner et Bergson.

Dialogues avec le bergsonisme
d’Agay à Céphalonie

Julie SANDLER

Henri Bergson, dont l’œuvre se voit couronné du prix Nobel en 1927, jouit à partir des années 1900 d’une notoriété prodigieuse (rappelons que L’Évolution créatrice paraît en 1907), et, comme l’a si bien montré Georges Poulet dans ses Études sur le temps humain, le philosophe exerce une influence décisive sur la production littéraire des premières décennies du vingtième siècle195. Au moment où Cohen conçoit ses romans (non seulement les premiers dans l’ordre des publications, mais aussi Belle du Seigneur, dont une première version fut imaginée dans les années trente196), Bergson est donc le philosophe à la mode – celui dont les innovations et la remise en cause du kantisme suscitent le plus de réactions et d’interrogations. Cohen a-t-il ou non lu dans le détail les textes de Bergson ? Voilà qui est difficile à savoir ; mais on ne peut raisonnablement douter qu’il en connaisse la substance, lorsqu’il rédige ses romans.

Ceux-ci, et notamment Belle du Seigneur, mentionnent d’ailleurs explicitement le philosophe à plusieurs reprises : le narrateur, au début du roman, nous signale la présence d’un « livre de Bergson » sur la table de chevet d’Ariane197 ; quelques pages plus loin, on voit la jeune femme le feuilleter198. Les réactions que provoque ce livre semblent du reste pour le moins hostiles, puisque Solal, qui pose sur lui son regard après s’être clandestinement introduit dans la chambre, paraît le repousser (même si la formulation est ambiguë : refuse-t-il seulement les chocolats, ou également la lecture du livre ?) : « Devant la table de chevet, il s’arrêta. Sur le marbre, un livre de Bergson, des fondants au chocolat. Non, merci, pas envie »199 ; nulle équivoque, en revanche, en ce qui concerne l’attitude d’Ariane devant ce même livre, qu’on la voit prendre à nouveau, plus loin dans le récit : « Revenue de la fenêtre, elle écrasa du talon les débris du verre, puis arracha des pages au livre de Bergson […] »200.

Mais par ailleurs - influence effective ou convergence de sensibilités ? – l’intuition fondamentale de la philosophie de Bergson – à savoir que, selon tous ses aspects et à tous ses niveaux, l’existence est mouvement – informe bon nombre de pages de Cohen. Ainsi, par exemple, toujours dans Belle du Seigneur, le moment où Ariane longe triomphalement les rives du lac de Genève, mue par l’idée que Solal sera bientôt de retour de voyage, donne lieu à un véritable hymne bergsonien à la vie, théâtre d’un immense écoulement : « Elle s’arrêta devant un arbre, arracha la résine qui coulait du tronc, en huma l’odeur mâle, odeur de vie, la tint entre ses lèvres, puis la jeta, eut une sourire d’énigme, puis alla sous l’énorme soleil, transpirante, heureuse. La vie, c’était la vie enfin »201.

L’histoire du vivant comme progression d’un individu à un autre, d’une espèce à une autre ; le mouvement qui transmet la vie et la transforme, véritable force qui transcende les vivants202 : tous ces credos bergsoniens sont présents en filigrane dans le passage du chapitre XXV du Livre de ma mère203 où la pensée obsédante de la mort, qui trouve à s’incarner dans une vision de la tombe maternelle, est comme compensée cette fois par l’évocation de petits morceaux de création (végétaux, animaux) qui s’éveillent ; « se réveillent », « se reproduire », « lancer », « aube », « envols », « réveil », « appel », « bonjour » : le lexique de l’inchoation sature le passage, jusqu’à teinter d’une coloration oxymorique l’expression « tombe matinale », véritable transfiguration bergsonienne de la triste sépulture.

L’hypothèse selon laquelle Cohen, dans ses réflexions intérieures pour se positionner par rapport au temps humain, a pu être influencé par la philosophie bergsonienne s’impose donc avec force ; mais le dialogue de notre éc...

Table des matières

• Éditorial
• Études
• Albert Cohen et la question du style oralisé
• Du procédé de contamination dans le(s)langage(s) cohéniens à ses effets interprétatifs
• Expier le bonheur : effets de rupture et épuisement du genre dans Belle du Seigneur
• Les Valeureux ou une postmodernité cohénienne
• Figuration christique de l’exclu : une rencontre entre Albert Cohen et William Faulkner
• Dialogues avec le bergsonisme d’Agay à Céphalonie
• Autres contributions
• Littérature juive de la diaspora : l’identité culturelle juive dans l’œuvre d’Albert Cohen
• Zangwill/Cohen : une parenté de cœur et d’esprit
• Recherches
• Du personnage à la voix : la description chez Sarraute, Cohen et Perec
• Bibliographie
• Albert Cohen à Marseille, intimités et errances
• Cahiers Albert Cohen