De la scène mondaine à la scène de l’aveu impossible.
Dramaturgies burlesques du tabou dans Belle du Seigneur et Le Côté de Guermantes
Géraldine DOLLEANS
Si la théâtralité est omniprésente dans Belle du Seigneur, qu’elle concerne l’érotisme des amants, la mondanité de la Société des Nations ou l’irruption des Valeureux, le chapitre XXXIV propose une véritable scène qui doit autant à des modèles dramatiques qu’à une référence proustienne très lisibles. Ce chapitre correspond à l’unique face à face entre Adrien Deume et Solal puisque les autres entretiens entre le jeune fonctionnaire et le Sous-Secrétaire Général avaient été racontés par Adrien à sa femme, aux chapitres V et IX, et non mis en scène. Pour éclairer la spécificité théâtrale de ce passage romanesque, il nous a semblé très fécond de le rapprocher d’une des scènes les plus spectaculaires d’À la recherche du temps perdu, roman dont la lecture à Alexandrie fut pour Cohen, comme le rappelle Gérard Valbert, une « illumination ». Il s’agit de la scène de la fin du Côté de Guermantes, II dans laquelle le narrateur se rend chez M. de Charlus et assiste à des tirades dont il ne parvient à saisir l’enjeu. Dans les deux passages que nous rapprocherons, une situation d’interlocution asymétrique oppose un jeune bourgeois arriviste, le narrateur proustien et Adrien, à une figure excentrique dont l’apparition et les tirades sont soigneusement mises en scène, Solal et Charlus. Ces deux personnages s’inscrivent dans la filiation de figures éminemment théâtrales, celles du dandy et de Don Juan. Comme Don Juan, Charlus et Solal ont recours à un langage indirect, puisqu’ils tentent de formuler un aveu qui ne peut se dire directement sans porter atteinte à un tabou très pesant : le désir homosexuel chez Proust, le désir pour une femme mariée – et de surcroît pour celle de son interlocuteur – dans Belle du Seigneur. Le traitement burlesque de ces scènes d’aveu impossible appelle par ailleurs la référence au vaudeville, qui nous permettra de comprendre certains des ressorts comiques qui donnent à ces deux scènes leur caractère théâtral.
Deux scènes mondaines : des situations d’interlocution asymétriques
Dans les deux passages que nous étudions, la scène est perçue à travers le point de vue d’un jeune bourgeois – le narrateur chez Proust, Adrien Deume dans Belle du Seigneur – qu’on peut qualifier d’arriviste puisque ses ambitions ont déjà été formulées depuis le début du roman. Si Adrien Deume appartient à la petite bourgeoisie belge, tandis que le narrateur proustien est issu de la très grande bourgeoisie parisienne, ils partagent un commun désir d’intégrer une classe sociale située au-dessus d’eux. Les deux jeunes hommes s’attendent à vivre une scène mondaine décisive dans leur désir d’ascension sociale, sa carrière de fonctionnaire à la SDN pour Adrien, son intégration au sein du faubourg Saint-Germain pour le héros proustien : ils s’apprêtent en effet à être reçus dans l’intimité d’une haute figure du cercle mondain qui cristallise leurs aspirations professionnelles et mondaines, respectivement M. de Charlus pour le héros proustien et Solal pour Adrien.
Les moments d’attente interminable qui précèdent le face à face tant espéré donnent lieu à la description de l’état intérieur des deux jeunes bourgeois, selon des modalités différentes : la première personne du singulier pour le héros proustien et pour Adrien une alternance de discours direct, de discours direct libre et de discours indirect libre. Dans Le Côté de Guermantes, le narrateur vient de dîner chez la duchesse de Guermantes et décrit le mélange d’exaltation et de mélancolie qui s’empare de lui dans la voiture qui le conduit à l’hôtel de M. de Charlus, puis la « fiévreuse impatience » qui l’agite quand il attend dans le salon où vient de l’introduire un valet :
Aussi est-ce avec une fiévreuse impatience […] que je sonnai à la porte de M. de Charlus, et ce fut en longs monologues av...