L’inscription de la peinture dans les récits fantastiques de Théophile Gautier
Inmaculada Illanes Ortega
Universidad de Sevilla
Nous ne sommes pas un homme de lettres […]. Epris, tout enfant, de statuaire, de peinture et de plastique, nous avons poussé jusqu’au délire l’amour de l’art […] Jamais œil ne fut plus avide que le nôtre. Après avoir vu, notre plus grand plaisir a été de transposer dans notre art à nous, monuments, fresques, tableaux, statues, bas-reliefs, au risque souvent de forcer la langue et de changer le dictionnaire en palette (Laubriet, 2002 : 38).
Ces mots de Gautier, écrits en 1856 dans le « Prospectus » de L’Artiste, lorsque sa carrière littéraire était déjà bien solide, décrivent de façon assez nette sa conception de l’écriture, et cela malgré l’aspect paradoxal de la première affirmation et le fait qu’ils aient été rédigés pour justifier son activité comme critique d’art. Car, comme l’affirme bien Laubriet, « cette ambition […] Gautier l’étendit à tous les autres domaines de la littérature » dans le but « d’enrichir l’art littéraire de moyens permettant une meilleure expression de sa vision du monde » (Laubriet, 2002 : 58).
Il est bien connu que sa vocation première fut celle de peintre, et que, malgré la frustration de ses premières ambitions, il conserva toujours un regard et une sensibilité d’artiste, ainsi qu’une vaste connaissance tant des chefs-d’œuvre de l’Antiquité que des grands maîtres classiques et des plus jeunes créateurs présentés aux Salons parisiens, dont il rendait ponctuellement la chronique. Le culte de la beauté, supérieure à tout autre concept, constitue à son avis le seul but de l’art, qui, de par son inutilité essentielle qu’il devient « ce qui console le mieux de vivre ».
D’importantes études ont été consacrées à l’analyse de la présence de l’art (surtout plastique) dans la production littéraire de Gautier, tant poétique que narrative. Elles soulignent l’importance des références artistiques dans les textes, le recours habituel à la citation des noms d’artistes ou de leurs œuvres, et se bornent surtout à analyser l’inscription de la peinture dans le discours littéraire d’un auteur qui revendiqua toujours la place de la description dans les récits, dont la manifestation la plus significative est sans doute ce qu’il appela la transposition d’art.
Notre intérêt est d’approfondir un peu plus dans la question par la considération du rôle particulier que l’art joue dans une partie significative de la production narrative de Gautier : ses récits fantastiques. Même si pour certains il ne ferait pas partie des grands maîtres du genre, il est évident qu’il trouva dans la voie ouverte par Hoffmann un chemin propice à sa sensibilité et qu’il contribua de façon notable au développement du récit fantastique en France, dans lequel il sut laisser son empreinte personnelle, bien appréciée déjà par quelque génie contemporain :
En toutes choses, il cherche le côté choisi, élégant, spirituel, paradoxal, singulier, quelquefois étrange, la face aperçue de peu de regards. Il incline au fantastique, mais au fantastique lumineux, en relief, en ronde-bosse, au fantastique rabelaisien, au fantastique de l’ancienne comédie italienne, et non au fantastique allemand ; plutôt vers Callot que vers Hoffmann (Voisin, 1981 : 173).
Dans ce fantastique élégant et raffiné, l’art plastique est une présence constante, manifestée sous formes diverses, que nous chercherons à analyser dans le détail, pour montrer que, même s’il fait partie aussi d’autres types de textes, chez Gautier l’art se trouve à la base même de la relation entre deux mondes qui constitue l’essence du fantastique.
Les objets d’art
Il est bien évident que la sensibilité artistique de Gautier l’a fait remplir ses récits de fiction de toute sorte d’objets d’art, qu’il se plaît à décrire souvent dans le détail. A l’image de leur créateur, les protagonistes sont souvent des jeunes hommes raffinés et cultivés, amateurs d’art et de plaisir esthétique, dont l’aisance économique leur permet de vivre entourés d’objets beaux, qu’ils apprécient en vrais connaisseurs. Ainsi, la garçonnière d’Octave de Saville est décorée de « quelques aquarelles et quelques esquisses de maîtres » aux bordures dorées rougies par la poussière (AVA, 276), tandis que la chambre de Guy de Malivert est devenue une « espèce de galerie » où il « avait réuni ses curiosités et ses fantaisies d’art » (SPI, 11).
Ce goût du collectionnisme d’art transforme les habitations en vrais musées lorsque la situation sociale et économique le permet, comme c’est le cas de l’hôtel parisien de la duchesse de C…, où, entourée de bois anciens, de glaces vénitiennes et de tableaux de grands maîtres, la maîtresse du logis agite nonchalante « un large éventail dont la feuille avait été peinte par Watteau » (SPI, 107).
Or l’argent ne suffit pas à compenser le manque de goût, et on trouve aussi des appartements où l’accumulation d’objets, de meubles et de peintures, faute de critère esthétique, provoque un effet d’incommodité et même de ridicule. Ainsi, Malivert, « artiste de nature », trouve « affreusement bourgeois et déplaisant au possible » (SPI, 24) le luxueux salon de Mme d’Ymbercourt, que préside un portrait de la propriétaire par l’artiste à la mode. Les références artistiques contribuent ainsi à la caractérisation des personnages (leur demeure étant un reflet de leur personnalité), tout en permettant aussi au narrateur d’introduire dans son récit quelques touches d’ironie et même de critique sociale.
D’autre part, l’introduction de toute sorte d’œuvres d’art dans la décoration de ses histoires permet aussi au narrateur Gautier de satisfaire à son goût déclaré de la transposition d’art, décrivant dans le détail un tombeau égyptien (MOM, 189), les fresques d’une maison pompéienne (AM, 264), les pièces exposées au musée de Naples (JET, 401), ou la décoration d’une salle rococo présidée par une tapisserie à sujet mythologique (OMP, 104-5).
Finalement – ce qui est particulièrement intéressant pour notre étude – ce goût des objets artistiques permet au narrateur de créer des ambiances qu’un excès d’artifice rend irréelles et donc favorables à l’émergence du fantastique ». C’est le cas du pavillon rococo dans Omphale, de l’hôtel parisien dans Le club des hachichins, ou de la chambre style Régence où le jeune Théodore, entouré de meubles, d’objets et de portraits anciens, ne peut pas éviter de sentir « comme un frisson de fièvre » (CAF, 56).
Cette fonction n’est pourtant pas exclusive des décors intérieurs. En effet, on trouve également des paysages et des espaces ouverts qui constituent un cadre propice à la manifestation de l’extraordinaire, de par leur exotisme géographique, mais surtout grâce à la valeur esthétique qu’ils possèdent pour une âme à sensib...