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Le Camp de la mort lente
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Ă propos de ce livre
La famille Bernard n'a pas Ă©tĂ© Ă©pargnĂ©e par l'occupation allemande: Tristan Bernard, cĂ©lĂšbre homme de lettres, arrĂȘtĂ© Ă Nice avec son Ă©pouse, n'a Ă©tĂ© finalement libĂ©rĂ© de Drancy qu'Ă la suite d'interventions d'amis fidĂšles (Sacha Guitry, Arletty). Son fils, le dramaturge, Jean-Jacques Bernard a subi une terrible captivitĂ© dans le camp allemand de CompiĂšgne, oĂč la famine et le froid ont entraĂźnĂ© la mort de dizaines d'internĂ©s juifs. Quant Ă son petit-fils François-RenĂ©, il n'est pas revenu du camp de Mauthausen oĂč il a Ă©tĂ© assassinĂ© par les nazis. Jean-Jacques Bernard a Ă©tĂ© libĂ©rĂ© avec quelques autres internĂ©s de CompiĂšgne en mars 1942 Ă l'article de la mort.
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Informations
Sujet
HistorySous-sujet
World War II1.
Lâarrachement
Paris était consigné à six heures du soir.
Je mis mes pantoufles et mon pyjama, jâallai barrer la porte de la rue et je fis avec une espĂšce de satisfaction : « Au moins personne ne viendra nous dĂ©ranger avant demain matin cinq heures. »
***
Le lendemain, 12 dĂ©cembre 1941, un double coup de sonnette Ă©branlant la maison mâĂ©veilla en sursaut. Jâallumai. Ma femme, Ă©veillĂ©e Ă©galement, me dit simplement : « Ăa y est. » Puis, regardant la grosse montre pendue au-dessus de ma tĂȘte, elle ajouta : « Cinq heures. » Elle venait Ă peine de sâendormir, souffrante, ayant passĂ© une mauvaise nuit. Je lui dis : « Jây vais », et passai en hĂąte ma robe de chambre. Je descendis sans mes clefs. Devant la porte de la rue, jâouvris le petit judas : « Quâest-ce que câest ? » Je vis une lampe Ă©lectrique. « Monsieur Pernard, Chan-Chacques », fit une voix allemande. Jâaperçus un visage, un uniforme, deux uniformes. « Câest moi. »
« Oufrez.
â Attendez ! Je vais chercher mes clefs.
â TĂ©pĂȘchez-vous ! »
Je remontai.
« Des Allemands, dis-je à ma femme.
â Que vas-tu faire ?
â Eh bien, ouvrir. »
LâidĂ©e de fuir, de me cacher, ne mâĂ©tait jamais venue, ne me vint pas Ă ce moment. Dâailleurs, comment fuir ? OĂč me cacher sans compromettre la sĂ©curitĂ© des miens ?
Je redescendais lâescalier, mes clĂ©s Ă la main. Que voulaient-ils ? Perquisition ? Arrestation ? Jâavais souvent pensĂ© Ă de telles Ă©ventualitĂ©s. Je nây croyais pourtant pas beaucoup. On ne pouvait rien allĂ©guer contre moi. On avait fait rĂ©cemment un recensement des anciens combattants juifs, un autre recensement oĂč lâon avait sĂ©parĂ© les Français des Ă©trangers. Tout cela nous donnait une assurance peut-ĂȘtre prĂ©caire, mais une assurance pourtant.
Jâouvris la porte. Deux soldats allemands entrĂšrent avec des petites lampes bleues sur la poitrine. Lâun dâeux sâassura encore de mon identitĂ© et me remit un petit papier. Je lus dâun coup dâĆil quâil fallait prendre deux couvertures, du linge, des vivres pour un jour.
« Habillez-fous pour nous suivre.
â Vous ĂȘtes sĂ»r quâil nây a pas dâerreur ?
â Non.
â Peut-on savoir pour quelle raison ?âŠ
â Je nâai rien Ă vous tire. »
Jâeus la faiblesse de faire appel Ă un sentiment humain :
« Mais ma femme est malade.
â Ce nâest pas elle que nous fenons prendre, câest fous. »
Ă ce moment ma femme descendait lâescalier.
« Je ne peux pas la laisser dans cet état.
â Ah ! Câest comme ça⊠Alors fous afez tix minutes pour vous habiller ! TĂ©pĂ©chez-vous !
â Je tâen prie, fit ma femme⊠Je vais prĂ©parer ce quâil faut », dit-elle en dissimulant son Ă©motion.
Par un vain souci de correction, je désignai la porte de la salle à manger : « Voulez-vous entrer là ?
â Je reste ici », rĂ©pondit lâAllemand.
Il ajouta, montrant son camarade :
â Lui va monter avec vous. TĂ©pĂȘchez-vous. Tix minutes, pas plus. »
Ma femme remontait. Je la suivis. Sur le palier du premier, ma fille, anxieuse, Ă©tait penchĂ©e sur la rampe. Nous Ă©changeĂąmes un regard, un murmure : « Les garçons ! » Au deuxiĂšme, nos deux fils dormaient. Il ne fallait pas quâon les dĂ©couvrĂźt. Le second Allemand nous avait rejoints. La lueur bleue de sa poitrine se perdait dans la lumiĂšre bleue de lâescalier, lumiĂšre de dĂ©fense passive, lumiĂšre sombre qui nâallait pas loin. Tout le haut Ă©tait noir. LâAllemand leva la tĂȘte : « Qui est lĂ -haut ? » Je fis nĂ©gligemment : « Les enfants. » Il nâinsista pas.
Jâentrai dans le cabinet de toilette. Jâentendais ma femme et ma fille sâaffairer. Elles sortaient des provisions dâun placard. Je me reposais sur elle du soin de prĂ©parer mon sac. OccupĂ©es des provisions, elles se reposaient sur moi du soin de prendre du linge. Il y eut lĂ un malentendu dont je devais pĂątir. Mais pendant ces minutes, je ne pensais guĂšre Ă ce que jâemportais. Je pris tout juste ma brosse Ă dents, quelques mouchoirs, des chaussettes. Jâoubliai non seulement mon linge de rechange, mais mon savon, mon peigne, ma brosse Ă cheveux. Ma femme entra dans le cabinet de toilette. « Ils sâimpatientent, dĂ©pĂȘche-toi. Ils vont tâemmener comme ça. » JâĂ©tais en caleçon. Je me hĂątais, mais sans prĂ©cipitation. Ma femme revint au bout dâun instant. « Il a encore demandĂ© qui Ă©tait lĂ -haut. Il ne faut pas quâils dĂ©couvrent les garçons. » Non, cela Ă aucun prix. Jâachevai de mâhabiller avec prĂ©cipitation. Si jâoubliai dâemporter des objets essentiels, ce fut par crainte quâon nâemmenĂąt mes fils avec moi.
Mais pourquoi ces hommes sâimpatientaient-ils ? Pourquoi avaient-ils hĂąte dâen finir ? Pourquoi regardaient-ils avec inquiĂ©tude vers chaque porte et surtout vers le second Ă©tage et le haut de lâescalier noir ? Nous comprĂźmes plus tard quâils Ă©taient terrifiĂ©s.
JâĂ©tais prĂȘt, si lâon pouvait appeler cela prĂȘt. Ma femme me mit entre les mains le sac oĂč elle avait rapidement entassĂ© des provisions. Elle me tendit trois couvertures. Je lui en rendit une. Jâavais lâimpression quâil ne fallait pas trop me charger. Je pouvais dâailleurs revenir le soir ou le lendemain. Je nâĂ©tais pas trop prĂ©occupĂ© de ce que jâemportais. Mais je me disais que jâaillais sans doute ĂȘtre interrogĂ©. Aussi, par un souci de tenue, si jâavais oubliĂ© mon peigne et mon linge de rechange, jâavais mis un costume neuf, un chapeau neuf, mon meilleur pardessus et mes meilleurs souliers.
Me voilà sur le palier du bas. Ma femme et ma fille me poussent des bras, car elles pensent aux garçons, et me retiennent du regard, de quel regard !
Heureusement les garçons ne se sont pas rĂ©veillĂ©s ou ne se sont pas montrĂ©s. Il ne sâest pas Ă©coulĂ© un quart dâheure. Il y a un quart dâheure je dormais encore et maintenant je quitte ma maison, ma femme, mes enfants. Pour oĂč ? Et pour combien de temps ?
JâĂ©treins ma femme et ma fille. « Ă bientĂŽt ! Soyez calmes. » Je nâĂ©coute pas ce quâelles me disent. Je nâĂ©coute que leurs yeux. Derniers regards. Je sors avec les deux Allemands. La porte de ma maison se ferme. Se rouvrira-t-elle pour moi ?
***
Une voiture nous attend. Un troisiĂšme Allemand est au volant. On mâa fait monter derriĂšre. Lâun des soldats sâinstalle prĂšs de moi, lâautre prĂšs du conducteur. La voiture dĂ©marre et sâarrĂȘte au coin de ma rue. Les deux hommes qui mâont pris descendent et me laissent avec le conducteur. Ils vont arrĂȘter un de mes voisins. Qui ? Je reste ainsi une demi-heure dans cette voiture, Ă cent mĂštres de chez moi. Jâai le temps de mĂ©diter. Je pourrais peut-ĂȘtre fuir, bien que sous la garde dâun soldat allemand en armes qui paraĂźt somnoler sur le siĂšge avant. Mais je nây songe pas. Je sais trop bien que dâimmĂ©diates reprĂ©sailles sâabattraient sur les miens. Câest lâobstacle le plus puissant, le seul obstacle Ă une aventure attirante et pleine de risques. Je regarde la rue sombre et dĂ©serte, comme une tentation qui ne mâĂ©branlera pas. Il ne peut ĂȘtre question Ă ce moment que de suivre ma destinĂ©e. Je nâai jamais voulu fuir. Je nâai jamais voulu partir. Jâavais pesĂ© tous les dangers. Et voilĂ que les dangers se prĂ©sentent Ă moi dans toute leur brutalitĂ© et dans tout leur inconnu mystĂ©rieux. Mais je ne regrette rien.
Je ne suis pas effrayĂ©. Je ne pense mĂȘme pas au pire. Je ne suis que triste. Je pense aux miens. Je suis encore si prĂšs dâeux et ils nâen savent rien. En deux minutes je pourrais retourner Ă la maison et câest impossible.
OĂč vais-je ? Et pour combien de temps ? Et pourquoi mâarrĂȘte-t-on ? Mesure individuelle ? Mesure collective ? Mais jâĂ©carte vite ces questions : un proche avenir me rĂ©pondra.
Je fixe ma pensĂ©e sur de petites questions pratiques. Je revis ce rĂ©veil, ce quart dâheure qui mâapparaĂźt dĂ©jĂ comme une coupure brusque dans mon existence. Je me demande si jâai bien emportĂ© tout ce quâil fallait. Je suis sĂ»r que non. Il sera toujours temps de mâen apercevoir. Jâignore ce que ma femme a mit dans mon sac et elle ignore ce que jâai oubliĂ© dây mettre. Et soudain je pense Ă ma carte dâalimentation. Le petit papier recommandait de la prendre. Je ne lâai pas. Vais-je demander dâaller la chercher avec un Allemand ? Non, Ă cause de mes fils. Il ne faut pas que ces hommes retournent chez moi. « Bah ! me dis-je, il faudra bien quâils me nourrissent. » Jâessaye de nây plus penser. Mais cette carte oubliĂ©e mâobsĂšde comme une petite complication inutile sâajoutant au reste. Il faut bien quâune petite chose mâobsĂšde. Il y a des moments oĂč lâon ne peut fuir que dans la futilitĂ©.
Je reste une grande demi-heure dans cette voiture, derriĂšre le dos du conducteur immobile. Nous sommes devant un grand immeuble. Je vois des filets de lumiĂšre qui filtrent Ă travers les volets du rez-de-chaussĂ©e. DĂ©cidĂ©ment, mon futur compagnon a pris son temps plus tranquillement que moi. Quand on mâarrĂȘtait, il dormait encore paisiblement. Et maintenant câest lui qui vit ces minutes dâarrachement qui sont derriĂšre moi. Je me sens dĂ©jĂ , pensant Ă lui, un vĂ©tĂ©ran de la souffrance.
Le voici ! Il franchit la porte cochĂšre, prĂ©cĂ©dant les deux Allemands. Câest un grand garçon, de trente-cinq ans peut-ĂȘtre. Il est tout Ă©quipĂ© : souliers de montagne, culotte et gros bas de laine, bĂ©ret, sac tyrolien. Il avait dĂ» prĂ©parer son dĂ©part. Il ne sâest pas laissĂ© surprendre par lâĂ©vĂ©nement. Moi, jâavais projetĂ©, dix fois au moins, de faire une valise et, en fin de compte, jâai dĂ» tout improviser, et mal. Si câĂ©tait Ă refaire⊠Mon voisin est un sage.
Je pense quâil nâaura pas les petites difficultĂ©s pratiques qui doivent mâattendre et que je ne veux mĂȘme pas peser. Je ne songe guĂšre quâĂ ma carte dâalimentation. Cette idĂ©e fixe me prĂ©serve dâautres pensĂ©es.
Mon compagnon est montĂ© Ă cĂŽtĂ© de moi, un des Allemands prĂšs du conducteur, lâautre a disparu. La voiture dĂ©marre. Mon compagnon manifeste tout de suite une sorte de bonne humeur : il a prĂ©parĂ© son humeur comme son Ă©quipement. Il est crĂąne, mais câest trop voulu. Cela ne me trompe pas. Il ne me dit pas quâil vient de quitter une femme et trois enfants. Moi non plus. Ă quoi bon ? Je nâĂ©prouve nul besoin de confier des sentiments profonds. Je vis des minutes machinales. Jâai une vague impression de fatigue, de froid. Je respire un peu fort. Mon compagnon me dit : « Allons, mon vieux, il ne faut pas soupirer. » Je proteste : « Je nâai pas soupirĂ©. » Je surveille alors ma respiration. Je nâai pas besoin dâappui. Je suis bien au-delĂ de tout cela. Et je formule une remarque qui est bien en deçà : « Ce qui est absurde, câest que jâai oubliĂ© ma carte dâalimentation. »
Quoi ! Rien dâautre ne me paraĂźt absurde Ă ce moment lĂ ? « Bah ! fait mon compagnon, ça sâarrangera. » Bien sĂ»r. Je nâinsiste pas. Nous nous sommes prĂ©sentĂ©s sommairement. Ăchange de noms. Nous sommes voisins, je connais sa famille ; nous ne nous Ă©tions jamais rencontrĂ©s.
La voiture roule dans la nuit. Nous nous taisons. OĂč allons-nous ? Jâaimerais ĂȘtre fixĂ©. Et pourtant je souhaiterais que la voiture roule le plus longtemps possible. Je suis calĂ© dans mon coin. Jâenvisage sans joie lâidĂ©e quâil va falloir bouger, subir⊠Subir quoi ? Et pourtant, pour retrouver les miens, il y a maintenant un certain nombre dâĂ©preuves inconnues par lesquelles il va falloir inĂ©vitablement passer. Ces pensĂ©es restent vagues. Je ne cherche pas Ă penser.
La voiture sâarrĂȘte. Nous descendons. Je reconnais la mairie du XVIIe. Un des soldats allemands appe...
Table des matiĂšres
- Présentation de la collection « Témoignages de la Shoah » de la Fondation pour la Mémoire de la Shoah (FMS)
- Comité de lecture de la collection (2006)
- Biographie de Jean-Jacques Bernard
- Préface
- Ă mes compagnons de CompiĂšgne
- 1. Lâarrachement
- 2. Royallieu
- 3. La descente
- 4. Lâinfirmerie
- Annexes
- Articles signés par Jean-Jacques Bernard
- Articles de presse sur Le Camp de la mort lente
- Lettres dâautres internĂ©s de CompiĂšgne
- Correspondance de Jean-Jacques Bernard avec ses lecteurs
- Notes
- Crédits des illustrations
- Titres disponibles dans la collection « Témoignages de la Shoah » (2019) par catégorie de témoignage