Le devenir du corps et lâecriture :
de noces Ă pensar
Maria de Jesus Cabral
Universidade de Coimbra
« E então eu vi, eu vi abrir-se à nossa face o dom da revelação. »
(VergĂlio Ferreira, Aparição)
« ⊠singulier instant oĂč la spiritualitĂ© rĂ©pudie la morale, oĂč le bonheur naĂźt de lâabsence dâespoir, oĂč lâesprit trouve sa raison dans le corps. »
(Albert Camus, Noces)
Parmi les nombreux rapprochements possibles entre Albert Camus et VergĂlio Ferreira, qui admirait lâĂ©crivain et le penseur français, reconnaissant son empreinte dans la « littĂ©rature existentielle » (Ferreira, 1991 : 23) portugaise, la question du corps nous semble pouvoir ouvrir un dialogue enrichissant entre, Ă quelque chose prĂšs, lâalpha de lâĆuvre de lâĂ©crivain français et lâomĂ©ga de lâĆuvre de son congĂ©nĂšre portugais, indĂ©lĂ©bilement marquĂ©e par « a revelação decisiva do sentido da existĂȘncia » / « la rĂ©vĂ©lation dĂ©cisive du sens de lâexistence » (Seixo, 1997 : 193). Approximation seulement car si Noces (1939), composĂ© de quatre essais Ă©crits entre 1936 et 1937 peut ĂȘtre considĂ©rĂ©e comme le seuil de lâĆuvre fictionnelle de Camus, aprĂšs quelques pages dans lâAlger RĂ©publicain, dĂ©jĂ Pensar (1992), Ă©crit Ă lâextrĂ©mitĂ© de la vie de VergĂlio Ferreira, disparu en 1996, serait suivi dâautres Ă©crits, dont Escrever le dernier livre connu de lâauteur portugais et publiĂ© posthumĂ©ment, en 2001, par les soins dâHelder Godinho. Pensar II aura dâailleurs Ă©tĂ© un des cinq titres envisagĂ©s par lâĂ©crivain, dâaprĂšs ses manuscrits.
MalgrĂ© tout le lyrisme de Noces, des paysages aux sensations, il est facile dây retrouver la double aspiration qui rythme lâensemble de Ćuvre camusienne : lâexil et le royaume, le sentiment de misĂšre existentielle et lâĂ©lan du corps, en communion avec la nature, avec les Ă©lĂ©ments, de maniĂšre particuliĂšre le soleil et lâeau. En effet, si le nihilisme est irrĂ©mĂ©diable â ce que lâĂ©crivain dĂ©couvre dans les pages de Nietzche et dans celles de DostoĂŻevski en premier lieuâ, si toute forme de transcendance est Ă ses yeux inconcevable, câest en lâĂȘtre lui-mĂȘme, en son corps, en sa nature que lâon peut trouver un peu de gloire, un peu de grandeur. Critiquant « les bons esprits » attachĂ©s surtout Ă la question de lâĂąme, le corps nâĂ©tant Ă leurs yeux quâune « vĂ©ritĂ© qui doit pourrir » (Camus, 1959 : 55), Camus opĂšre un renversement radical en postulant une « double vĂ©ritĂ© » alliant corps et instant :
La double vĂ©ritĂ© du corps et de lâinstant, qui doit nous enchanter et pĂ©rir Ă la fois. (Camus, 1959 : 59)
Ceci rejoint les rĂ©flexions consignĂ©es dans ses Cahiers Ă la mĂȘme Ă©poque. Quoi que lâon fasse, on ne saurait renverser lâordre naturel des choses et lâinĂ©luctable dĂ©sĂ©quilibre entre corps et pensĂ©e â organique, immanent et pĂ©rissable, lĂ , prospective et transcendante, ici. LâĂ©lan de vie se dĂ©finit par la nĂ©gativitĂ© : supprimer lâespĂ©rance, ramener la pensĂ©e au corps seul.
La pensĂ©e est toujours en avant. Elle voit trop loin. Plus loin que le corps qui est dans le prĂ©sent. Supprimer lâespĂ©rance câest ramener la pensĂ©e au corps. Et le corps doit pourrir (Camus, 1962 : 95)
Dans ces lignes de Nietzche résonne une pro/position identique :
Prendre pour point de dĂ©part le corps et en faire un fil conducteur, voilĂ lâessentiel. Le corps est un phĂ©nomĂšne beaucoup plus riche et qui autorise des observations plus claires. La croyance au corps est bien mieux Ă©tablie que la croyance dans lâesprit. (Nietzche, 1982 : 372)
Le point de vue du corps comme fil dâune pensĂ©e sur le rapport de lâhomme Ă la vie, Ă lâart, Ă la rĂ©alitĂ©, oriente les pages de Pensar, de VergĂlio Ferreira corrĂ©lĂ©es aux problĂšmes fondamentaux prĂ©sents dans toute son Ćuvre. Ăcrit au crĂ©puscule de la vie de lâĂ©crivain dâAparição (Apparition), composĂ© de 677 fragments numĂ©rotĂ©s, Pensar sâoffre comme un espace de rĂ©flexion restituĂ© au rythme de la pensĂ©e que les questions â et non les rĂ©ponses â feront Ă©tendre toujours plus en avant. Or, dans une Ă©poque soumise Ă la rapiditĂ©, Ă la technique, les questions ont Ă©tĂ© Ă©cartĂ©es de notre rapport au monde, de nos prĂ©/occupations. VergĂlio Ferreira le dĂ©nonce en ces termes :
403 O mais grave no nosso tempo nĂŁo Ă© nĂŁo termos respostas para o que perguntamos â Ă© nĂŁo termos jĂĄ mesmo perguntas. (Ferreira, 2004 : 255)
Le plus grave de notre Ă©poque ce nâest pas de ne pas avoir les rĂ©ponses Ă nos questions â câest de nâavoir plus de questions mĂȘme.
Des questions, Pensar en pose pourtant beaucoup. Et des stimulantes, dâautant plus quâil sâagit, de lâaveu mĂȘme de lâauteur, de « penser lâimpensable » â câest lâintitulĂ© mĂȘme de la prĂ©face. En effet, « para lĂĄ de cada Ă©poca e de cada homem nela, hĂĄ o impensĂĄvel com que se Ă© homem no que o define e estrutura » (Ferreira, 2004 : 17) /par-delĂ chaque Ă©poque et chaque homme qui lâhabite, il y a lâimpensable avec lequel on est homme, dans ce qui le dĂ©finit et le structure. Et ce qui dĂ©finit lâhomme et le structur...