Chapitre 1
Moul’Hanout et l’épicerie traditionnelle
L’épicerie traditionnelle est, encore à ce jour, le format commercial le plus répandu au Maroc. On ne dispose cependant que de très peu d’informations fiables permettant de prendre la mesure du phénomène de l’épicerie et plus généralement du petit commerce sédentaire. Ainsi, selon certaines sources, on dénombrerait aujourd’hui environ 450 000 à 500 000 commerces formels qui emploieraient un peu plus de 1,4 million d’actifs. En outre, le petit commerce formel réaliserait un chiffre d’affaires d’environ 350 milliards de dirhams par an, soit près de 80 ٪ du chiffre d’affaires de l’ensemble du secteur commercial.
L’importance non démentie des épiceries et plus généralement du petit commerce fait que le Maroc apparaît régulièrement en tête de liste des pays à forte densité commerciale. On compte au niveau national, toutes structures confondues, plus de 27 magasins pour 1 000 habitants contre, par exemple, 11 en Turquie, 5 en France, 4 en Espagne et 3 en Allemagne. Plus encore, certaines métropoles comme Casablanca atteindraient un score de 70 magasins pour 1 000 habitants (contre 27 à Paris).
L’épicerie constitue bien un élément incontournable de la société marocaine, que ce soit dans les zones urbaines ou dans les zones rurales. La force et le dynamisme du petit commerce local s’appuient sur un certain nombre d’atouts majeurs (nous y reviendrons). Dans ce chapitre, et même si les logiques de fonctionnement sont globalement les mêmes, nous nous proposons de distinguer d’un côté le petit commerce urbain et de l’autre le petit commerce rural. Dans une première section, nous analysons l’épicerie traditionnelle en milieu urbain et ses atouts. Nous mettons en évidence l’importance des réseaux sociaux qui font de cette épicerie une affaire tribale. Dans la section suivante, nous nous consacrons plus spécifiquement à l’épicerie en milieu rural. Nous montrons que cette dernière est enchâssée dans une chaîne commerciale parfois très dense. Nous complétons notre analyse en nous appuyant sur une monographie historique présentant l’évolution d’une petite épicerie de campagne sur longue période.
1. L’épicerie traditionnelle en milieu urbain
En milieu urbain, le petit commerce apparaît prolifique. Très rares sont en effet les quartiers qui ne disposent pas d’une offre conséquente en petits commerces variés. Contre toute attente, ce petit commerce conserve un réel dynamisme et semble à ce jour relativement peu affecté par le développement de la grande distribution. Cette situation est liée tout à la fois à des « qualités » intrinsèques du petit commerce et à sa forte capacité à offrir des services et « être au service ». Elle est également liée à un mode de structuration original appuyé sur des réseaux d’interconnaissance et de connivence qui permettent la pérennité des structures, même en cas de faible rentabilité.
1.1. Les principales caractéristiques de l’épicerie traditionnelle
Le petit commerce urbain se caractérise par exemple par une occupation marquée des espaces traditionnels abandonnés par le commerce moderne. En effet, les logiques de localisation de la grande distribution moderne font qu’une large part de la population à solvabilité limitée se trouve écartée de cette grande distribution. Cette population occupe des espaces urbains marginalisés ainsi que des quartiers sous intégrés et souvent difficiles d’accès. Dans ces quartiers, le commerce traditionnel joue donc un rôle central et ce d’autant plus que les résidents ne disposent que très rarement de moyens de locomotion individuels, pas plus qu’ils n’ont accès aux moyens collectifs de transport (très largement défaillants, y compris dans les grandes villes comme Rabat). Le petit commerce apparaît dès lors comme un pilier du quotidien des quartiers. Du fait de sa très forte intégration dans le tissu socioéconomique local, l’épicier remplit certes une fonction traditionnelle d’approvisionnement des familles ; mais il assure également une certaine stabilité sociale au travers d’une offre de services personnalisés qui peuvent s’apparenter à de véritables prestations sociales : le carnet de crédit (régulièrement complété par des opérations quasi bancaires de prêt d’argent) d’un côté et la possibilité de fractionner les achats en très petites quantités de l’autre.
Dans ce qui suit, nous nous proposons d’aborder les atouts du petit commerce et de l’épicerie traditionnelle en nous situant d’abord du point de vue de la demande et ensuite de celui de l’offre.
1.1.1. Du point de vue de la demande
L’épicerie traditionnelle reste encore très largement ancrée dans les quartiers populaires mais également, pour une part, résidentiels. Elle s’adresse prioritairement aux consommateurs modestes mais n’est pas pour autant totalement rejetée par les CSP +, même si ces dernières tentent de l’éviter quand elles le peuvent. Les classes modestes plébiscitent le petit commerce et en particulier l’épicerie de quartier (ou en milieu rural l’épicerie du village). Ce plébiscite est lié à la problématique de la capacité financière à la fois réduite et aléatoire de ces catégories sociales, qui trouve ainsi une réponse dans une offre de services ad hoc de l’épicie...