ConfĂ©rence sur lâHolocauste Ă lâuniversitĂ© de Varsovie
Pologne, 6 avril 2004
Monsieur le président,
Mesdames et Messieurs les ambassadeurs,
Mesdames et Messieurs les professeurs,
Mesdames, Messieurs,
Je tiens tout dâabord Ă vous remercier de mâavoir invitĂ©e Ă mâexprimer au sein de cette prestigieuse institution et Ă vous faire part de lâĂ©motion trĂšs particuliĂšre que je ressens chaque fois que je reviens en Pologne. Cette Ă©motion sâexplique en premier lieu, et vous le comprendrez, par le souvenir douloureux de mon arrivĂ©e Ă Auschwitz, le 15 avril 1944, en pleine nuit. DĂ©portĂ©e de Drancy avec ma mĂšre et ma sĆur, je garde toujours prĂ©sent dans ma mĂ©moire le souvenir de la sĂ©lection qui nous a sĂ©parĂ©es de ceux qui nâavaient plus que quelques heures Ă vivre avant dâĂȘtre conduits Ă la chambre Ă gaz et avant que leurs corps ne soient rĂ©duits en fumĂ©e.
Mais la Pologne, oĂč jâai eu le plaisir de revenir pour diverses occasions, câest surtout le pays liĂ© Ă la France depuis des siĂšcles qui, en dĂ©pit de toutes les vicissitudes de lâhistoire, a toujours rĂ©sistĂ© Ă lâoppresseur quel quâil soit et qui a, si courageusement, combattu pour reconquĂ©rir sa libertĂ©. Câest ce pays que nous admirons.
Vous mâavez fait lâhonneur de mâinviter Ă partager avec vous certaines analyses et rĂ©flexions personnelles. Je vais donc mây employer, Ă la fois avec luciditĂ© et avec gravitĂ©, en abordant quelques sujets dont lâimportance, Ă mes yeux, vient des liens qui sâĂ©tablissent nĂ©cessairement entre le passĂ©, le prĂ©sent et lâavenir de nos nations.
Permettez-moi, pour commencer, de vous prĂ©ciser combien je me rĂ©jouis que la Pologne rejoigne enfin, comme dâautres pays candidats, lâUnion europĂ©enne.
Qui pourrait mettre en doute, en effet, la lĂ©gitimitĂ© de la Pologne Ă un « retour Ă lâEurope », elle qui, en aucune façon, nâavait dĂ©sirĂ© se trouver dans lâorbite soviĂ©tique en 1945 ? Elle qui, plus que dâautres pays de lâancien bloc communiste, fit savoir au monde entier sa protestation contre la soviĂ©tisation dont elle avait Ă©tĂ© lâobjet.
Je me souviens encore de tous ces moments qui ont Ă©branlĂ©, via la Pologne, lâemprise soviĂ©tique : lâoctobre polonais de 1956, les rĂ©voltes ouvriĂšres de 1970 et 1976, et, bien sĂ»r, lâapparition du premier syndicat indĂ©pendant dans le monde communiste, Solidarnosc. Rarement un syndicat, un mouvement social ont connu dans le monde, et dans mon pays tout particuliĂšrement, un tel Ă©lan de solidaritĂ©, dâĂ©motion, droite et gauche confondues. Comme si la mĂ©moire admirative de la France Ă lâĂ©gard des insurrections polonaises du xixe siĂšcle se rĂ©incarnait un siĂšcle plus tard.
Et jâai Ă©galement le souvenir de cette table ronde, inaugurĂ©e en fĂ©vrier 1989, au cours de laquelle le pouvoir communiste et lâopposition dĂ©mocratique entamĂšrent des discussions annonciatrices de la chute du systĂšme soviĂ©tique dans toute lâEurope. Le nom de Tadeusz Mazowiecki, premier chef de gouvernement non communiste dans une Europe encore dominĂ©e par la tutelle soviĂ©tique, restera certainement gravĂ© dans lâhistoire de lâEurope.
Jâai bien conscience que les premiers pas de la Pologne dĂ©mocratique, une fois passĂ© lâeuphorie initiale, nâont pas toujours Ă©tĂ© faciles ; il a fallu, en effet, Ă lâancienne opposition, apprendre Ă gouverner, Ă gĂ©rer des budgets, Ă convaincre la population de consentir aux sacrifices quâexigeaient lâadaptation Ă lâĂ©conomie de marchĂ© et les normes fixĂ©es par Bruxelles.
Câest pourquoi je tiens encore Ă dire combien je trouve mal venues les rĂ©ticences qui se sont manifestĂ©es vis-Ă -vis de lâĂ©largissement europĂ©en. Pendant des dĂ©cennies il fut de bon ton de vous manifester notre sympathie, de pleurer sur votre destin cruel, de dĂ©plorer le systĂšme auquel vous Ă©tiez soumis et votre asservissement Ă lâhĂ©gĂ©monisme soviĂ©tique, dont nos pays avaient, au demeurant, plus ou moins assumĂ© la responsabilitĂ© par le jeu des accords signĂ©s avec lâUnion soviĂ©tique. Nous vous sommes donc redevables.
Non seulement nous devons vous accueillir, mais nous devons le faire sans arriĂšre-pensĂ©e, conscients que cet Ă©largissement est un dĂ» vis-Ă -vis de vous et un enrichissement pour nous. Nous devons aussi le faire avec comprĂ©hension, en sachant aussi combien, eu Ă©gard au passĂ© et Ă dâĂ©ventuelles menaces, des garanties en matiĂšre de sĂ©curitĂ© sont pour vous prioritaires. Nâayant que trop tardĂ© Ă mettre en place une dĂ©fense europĂ©enne crĂ©dible, nous nâavons pas lieu de nous Ă©tonner que vous lâayez (alors) recherchĂ©e ailleurs.
***
Câest Ă un retour sur le passĂ© que je vous invite maintenant, pour comprendre comment au lendemain de la Seconde Guerre mondiale les ennemis de la veille se sont rĂ©conciliĂ©s et unis.
Rien ne peut ĂȘtre compris aujourdâhui ni construit demain, si nous ne remontons pas Ă notre histoire, Ă un passĂ© qui fut aussi le vĂŽtre pendant des siĂšcles, avant que le rideau de fer nous sĂ©pare.
Permettez-moi donc dâĂ©voquer dâabord le sort douloureux de la Pologne, les partages qui lui furent imposĂ©s par ses voisins et les souffrances infligĂ©es Ă son peuple, que la France, en dĂ©pit de son amitiĂ©, nâa pas Ă©tĂ© en mesure de vous Ă©viter. La Seconde Guerre mondiale, qui fut la plus meurtriĂšre et la plus barbare pour tous, le fut encore davantage pour vous. Tout cela pour quâau lendemain de la guerre, en dĂ©pit de votre rĂ©sistance Ă lâoccupant, vous soyez livrĂ©s aux SoviĂ©tiques.
Par ses millions de morts et ses destructions massives, la Pologne a payĂ© Ă lâhistoire du xxe siĂšcle un tribut effrayant.
Durant le mĂȘme mois de septembre 1939, elle fut envahie non seulement par lâarmĂ©e allemande, mais aussi par lâArmĂ©e rouge, puisquâun nouveau partage de la Pologne avait Ă©tĂ© cyniquement dĂ©cidĂ© par Hitler et Staline.
Ce fut donc alors une politique de terreur immĂ©diate que lâoccupant nazi appliqua en exterminant les Ă©lites polonaises : instituteurs, professeurs, prĂȘtres, scientifiques, hommes politiques, enfin. Quant aux Ă©lites militaires, câest le NKVD qui sâen chargea de son cĂŽtĂ©, assassinant les quelque 14 552 officiers polonais prisonniers Ă Katyn, Ostaszkow et Starobielsk, un crime dont on ne voulut longtemps rien savoir en Occident, prĂ©fĂ©rant y voir la main de Hitler.
Le sentiment de menace pour sa survie, le peuple polonais le connut trĂšs vite, en raison des exĂ©cutions publiques dans les villes, et des exĂ©cutions de masse, notamment Ă Palmiry, prĂšs de Varsovie, ou dans les forĂȘts de Cracovie. Il connut aussi, dâemblĂ©e, une politique de germanisation puis de dĂ©portation vers des camps de concentration ou les travaux forcĂ©s, en Allemagne.
Au camp du Stutthof, arrivĂ©s de la rĂ©gion de Gdansk et de Bialystok, les Polonais ont reprĂ©sentĂ©, jusquâen 1942, 90 % des dĂ©portĂ©s. Ă Dachau, la moitiĂ© des 2 000 ecclĂ©siastiques polonais trouvĂšrent la mort, et Ă Sachsenhausen, 20 000 Polonais furent assassinĂ©s. Ă RavensbrĂŒck, 30 % des dĂ©portĂ©es Ă©taient des Polonaises dont nombreuses furent victimes dâexpĂ©rimentations mĂ©dicales. Enfin, Auschwitz fut dâabord un camp de concentration pour des Polonais, dont la plupart appartenaient Ă lâintelligentsia. Selon les derniĂšres estimations des historiens, il semble que le nombre des Polonais sây soit Ă©levĂ© Ă quelque 140 000 ou 150 000 dĂ©portĂ©s.
Nous ne saurions par ailleurs oublier la rĂ©sistance du peuple Ă lâinvasion puis Ă lâoccupation allemande. Avec la naissance de lâArmia Krajowa, câest le bras armĂ© dâun vĂ©ritable Ătat clandestin qui sâest mis en place, organisant la rĂ©sistance, les rĂ©seaux dâaide aux groupes de partisans, exĂ©cutant les traĂźtres et aussi les szmalcowniks, cette pĂšgre qui faisait chanter les Juifs Ă la sortie des ghettos. La RĂ©sistance polonaise a ainsi perpĂ©tuĂ© cette culture, assez unique en Europe, de lâinsoumission. Cette insoumission qui sâest exprimĂ©e par lâinsurrection de Varsovie en aoĂ»t 1944, laquelle fit prĂšs de 200 000 morts et fut suivie par la dĂ©portation de 13 000 hommes, femmes et enfants au camp dâAuschwitz. LâArmĂ©e rouge, loin dâintervenir pour combattre les Allemands, attendait sur la rive droite de la Vistule que Varsovie fĂ»t totalement dĂ©truite et le massacre de la population achevĂ©.
Mais comment ne pas rappeler aussi lâinsurrection qui la prĂ©cĂ©da, en avril 1943, cette rĂ©volte du ghetto de Varsovie, dont quelques dizaines seulement de combattants survĂ©curent et purent rejoindre les partisans. Tous les autres, ceux qui nâĂ©taient pas morts dans les combats du ghetto, furent dĂ©portĂ©s Ă Auschwitz, Lublin ou Majdanek. De 1940 Ă 1945, ce sont ainsi plus de trois millions de Juifs polonais qui ont Ă©tĂ© assassinĂ©s de sang-froid, massacrĂ©s, fusillĂ©s, gazĂ©s dans des camions avant de lâĂȘtre dans les chambres Ă gaz. Ils sont morts aussi dans les ghettos et les camps, de faim, de froid, dâĂ©puisement et dâĂ©pidĂ©mies.
Nous ne pouvons lâoublier. Nous nâavons pas le droit de les oublier. Ne serait-ce que pour en tirer les leçons.
Permettez-moi de parler maintenant du rĂŽle des tĂ©moins. Durant des annĂ©es, la mĂ©moire et lâenseignement de la Shoah ont Ă©tĂ© largement assumĂ©s par les survivants, alors que la Shoah ne devait avoir ni tĂ©moins ni histoire. Le projet nazi consistait, en effet, Ă effacer un peuple de lâhistoire et de la mĂ©moire du monde. Tout Ă©tait conçu, pensĂ©, organisĂ© pour ne laisser aucune trace. Nous ne devions pas survivre. La machine de mort nazie devait faire disparaĂźtre non seulement les Juifs et les Tsiganes en tant que peuples, mais jusquâaux preuves de notre mise Ă mort. Lâexistence des chambres Ă gaz Ă©tait, vous le savez, gardĂ©e comme un secret dâĂtat.
La fin de la guerre est arrivĂ©e trop vite pour laisser aux SS le temps de nous exterminer jusquâau dernier et dâeffacer leurs crimes. Mais notre retour fut douloureux. Nous avions perdu nos familles, des ĂȘtres proches, des amis. Ă notre retour, nous nous sommes heurtĂ©s Ă lâincrĂ©dulitĂ© des uns, voire Ă lâindiffĂ©rence des autres. Quant Ă nos proches, la souffrance quâils Ă©prouvaient Ă nous Ă©couter les amenait, consciemment ou non, Ă nous empĂȘcher de parler. Personne ne comprenait ce que nous avions vĂ©cu. Nous avions le sentiment de gĂȘner, en Ă©voquant lâenfer qui avait Ă©tĂ© le nĂŽtre. Nous revenions dâun autre monde, celui oĂč tout sentiment humain Ă©tait banni, oĂč on avait cherchĂ© Ă faire de nous des bĂȘtes, câest cela que lâon ne pouvait ni entendre, ni mĂȘme imaginer.
Il a fallu des annĂ©es pour que, dans nos pays respectifs, selon les circonstances, on accepte de nous Ă©couter. Il a fallu des annĂ©es, mĂȘme en IsraĂ«l, pour que lâon puisse en parler. Il a fallu le procĂšs Eichmann, quelques historiens aux Ătats-Unis, pour que les tĂ©moins soient Ă©coutĂ©s et mĂȘme sollicitĂ©s. Il a fallu surtout quâune nouvelle gĂ©nĂ©ration, exempte de complexes, cherche Ă en savoir davantage.
En revanche, dans les pays dâEurope centrale et de lâEst, lâoccultation communiste ne sâest dissipĂ©e que rĂ©cemment. Lâattribution du prix Nobel de littĂ©rature 2002 Ă Imre KertĂ©sz, lâauteur dâĂtre sans destin, devrait favoriser cette Ă©volution. Aujourdâhui, lâĂšre des tĂ©moins sâachĂšve. BientĂŽt sâĂ©teindra complĂštement notre gĂ©nĂ©ration, qui ne devait pas survivre. Le temps viendra aussi oĂč ceux qui nous ont interrogĂ©s de vive voix disparaĂźtront Ă leur tour. Nos tĂ©moignages, nos rĂ©cits seront alors les seuls dĂ©positaires de nos mĂ©moires.
DĂšs lors, câest Ă lâhistorien quâappartiendra la responsabilitĂ© de faire la lumiĂšre sur les Ă©vĂ©nements dont certains aspects sont encore Ă analyser.
Dâores et dĂ©jĂ , les historiens ont beaucoup progressĂ©. Le grand public lui-mĂȘme est informĂ©. Les ouvrages dâhistoire, les manuels scolaires, les nombreux rĂ©cits des survivants, les documentaires, les colloques universitaires, les musĂ©es qui se crĂ©ent dans tous les pays, les expositions, certaines Ćuvres cinĂ©mato-graphiques exceptionnelles comme Shoah de Claude Lanzmann, et, plus rĂ©cemment, Le Pianiste de Roman Polanski, abordent les persĂ©cutions antisĂ©mites et lâextermination des Juifs, sans complaisance et dans un souci extrĂȘme de vĂ©racitĂ© ; ils approfondissent la comprĂ©hension de cette monstruositĂ© unique dans lâhistoire de lâHumanitĂ© : la mise Ă mort programmĂ©e, Ă lâĂ©chelle industrielle, de tout un peuple, hommes, femmes et enfants sans distinction. Certains films de fiction, parfois plus contestables, ont cependant le mĂ©rite dâatteindre le grand public.
Aujourdâhui, le monde sait que cela fut et comment cela fut. On pourrait donc avoir lâimpression que lâon sait tout de cette pĂ©riode tragique. Mais tout a-t-il Ă©tĂ© dit ? Toutes les archives ont-elles Ă©tĂ© dĂ©pouillĂ©es ? Toutes les questions ont-elles Ă©tĂ© posĂ©es et toutes les rĂ©ponses donnĂ©es ? Certainement pas.
Avec lâeffondrement du communisme soviĂ©tique et la redĂ©couverte de leur passĂ© par les pays dâEurope centrale et de lâEst, de nouvelles voies se sont ouvertes aux historiens. Des archives nouvelles ont Ă©tĂ© mises au jour qui concernent la Shoah dans son ensemble, notamment le fonctionnement des camps de la mort en Pologne occupĂ©e et leur libĂ©ration par lâArmĂ©e rouge.
Ces archives rendues publiques renseignent aussi sur les histoires nationales. Plus de 90 % des Juifs de Pologne, des pays Baltes, dâUkraine et de BiĂ©lorussie ayant Ă©tĂ© assassinĂ©s dans les ghettos et les chambres Ă gaz, ou encore massacrĂ©s Ă ciel ouvert par les sections spĂ©ciales, les rares survivants nâont pas Ă©tĂ© en mesure de lutter contre lâoubli que les rĂ©gimes communistes ont progressivement imposĂ©.
Faute de pouvoir accĂ©der aux archives officielles, les historiens de ces pays nâont pas pu travailler dans des conditions satisfaisantes. Aussi lâampleur des spoliations, lâapplication des lois anti-juives, la constitution des ghettos, le calendrier des dĂ©portations, les tueries improvisĂ©es ou planifiĂ©es, mais aussi les rĂ©sistances locales et les rĂ©seaux de sauvetage sont-ils moins bien connus en Europe de lâEst et en Russie quâen Europe occidentale. Les chercheurs et les jeunes gĂ©nĂ©rations de ces pays commencent seulement Ă percevoir la rĂ©alitĂ© et lâampleur de la Shoah, et Ă sây intĂ©resser. Ă ce titre, je voudrais saluer le travail accompli par lâInstitut de la mĂ©moire nationale dirigĂ© par le professeur Leon Kieres. Je sais le courage, la luciditĂ© et la persĂ©vĂ©rance quâil faut pour mener une telle tĂąche. Je sais Ă quel point il est difficile, plus de soixante ans aprĂšs les Ă©vĂ©nements, de procĂ©der Ă des recherches historiques, Ă un travail pĂ©dagogique et Ă des enquĂȘtes criminelles. A fortiori, il est dâautant plus difficile de les mener de front. Depuis juin 2000, le professeur Kieres dirige ce travail pour que la vĂ©ritĂ© soit faite, non seulement sur les crimes commis du temps du nazisme mais Ă©galement sur ceux commis sous la pĂ©riode communiste.
MĂȘme dans mon pays, lâintĂ©rĂȘt sâest en prioritĂ© portĂ© jusquâici sur ce qui Ă©tait le plus apparent, le plus immĂ©diat : les faits eux-mĂȘmes, les faits concrets, les faits bruts et simples, la volontĂ© dâhumilier et dâavilir, lâorganisation, la planification, les mĂ©thodes utilisĂ©es pour assassiner. Mais les faits en eux-mĂȘmes nâont guĂšre de signification si lâon doit ignorer lâidĂ©ologie raciste qui a entraĂźnĂ© le gĂ©nocide, les soutiens de tous ordres quâelle a trouvĂ©s, ses sources et ses porte-parole partout en Europe. Bien des voies sont encore Ă explorer avant de comprendre comment, au xxe siĂšcle, dans une nation de philosophes, de musiciens et de poĂštes, la « solution finale » a pu, non seulement germer, mais ĂȘtre mise en Ćuvre avec autant dâefficacitĂ©, avec la complicitĂ© et dans le silence de tant de pays europĂ©ens !
Il nây a sans doute pas de rĂ©ponse Ă la question « pourquoi Auschwitz ? » Aucune raison ne peut expliquer lâextermination de six millions de personnes, femmes, hommes, bĂ©bĂ©s, simplement parce quâils Ă©taient nĂ©s juifs. Mais il faut essayer de savoir comment et pourquoi on en est arrivĂ© lĂ . Pourquoi les nazis et leurs complices ont-ils fait preuve dâun antisĂ©mitisme aussi fanatique, aussi inhumain, aussi impitoyable, sans Ă©pargner ni les femmes, ni les enfants, ni les personnes ĂągĂ©es ? Dans lâhistoire de la Shoah, il nous faut faire le lien entre un discours et des pratiques criminelles.
Pourquoi, mais aussi comment ? La Shoah Ă©tait-elle inĂ©luctable ? Y eut-il une place pour lâimprovisation ou fut-elle planifiĂ©e de bout en bout comme la confĂ©rence de Wannsee tenue Ă Berlin en janvier 1942 le confirme ?
Est-elle due Ă la folie et Ă la haine nazies ou bien doit-on remonter plus loin pour la comprendre ?
Lâhistoire de la Shoah, comme tout Ă©vĂ©nement qui a marquĂ© la vie des peuples, sâinscrit dans le long terme. Le dĂ©bat historique contemporain doit donc la replacer dans une vision dâensemble, qui prenne en considĂ©ration les faits, mais aussi leurs causes, aussi lointaines soient-elles.
La premiĂšre cause, naturellement, est lâantisĂ©-mitisme traditionnel. Dans lâAntiquitĂ©, les Juifs rencontrĂšrent lâhostilitĂ© des paĂŻens en raison de leur monothĂ©isme ; quant aux chrĂ©tiens, ils ne pardonnaient pas aux Juifs de refuser le message du Christ et de rester fidĂšles au judaĂŻsme.
Aux persĂ©cutions du Moyen Ăge sâajoutĂšrent ensuite des fantasmagories qui accusaient les Juifs de meurtres rituels, de profanations sacrilĂšges, dâempoisonnement des puits. Pourtant, Ă la fin du siĂšcle des LumiĂšres, un espoir naquit : la philosophie des droits de lâhomme, incarnĂ©e par la RĂ©volution française, devait, en effet, conduire progressivement Ă lâĂ©mancipation des Juifs ; et câest ainsi que les Juifs de France purent acquĂ©rir la citoyennetĂ© française.
NĂ©anmoins, ce mouvement nâempĂȘcha pas lâantisĂ©mitisme de prospĂ©rer. Il se dĂ©veloppa en Russie et en Pologne, oĂč les Juifs Ă©taient nombreux, et en France, oĂč, peu nombreux, ils se croyaient pourtant pleinement intĂ©grĂ©s. La rĂ©habilitation de Dreyfus aprĂšs un long procĂšs a cependant laissĂ© des traces indĂ©lĂ©biles. Comme dit lâhistorien Philippe Burrin : « En Allemagne, lâaffaire Dreyfus nâaurait pas eu lieu, mais un Juif nâaurait pas pu accĂ©der Ă lâĂ©tat-major. »
En Allemagne, donc, il a fallu divers facteurs pour que lâantisĂ©mitisme ...