CHAPITRE 1
Les Forges du Saint-Maurice en Nouvelle-France
Les conditions d’implantation
Dès les premières explorations françaises en Nouvelle-France, des ouvriers spécialisés dans la sidérurgie font partie des équipages de Cartier et de Champlain. Le premier a avec lui quatre forgerons chercheurs de mines qui découvriront près de Québec « une belle mine du meilleur fer qui soit au monde […] prête pour le fourneau ». Le mineur Simon Le Maistre, qui accompagne Champlain, découvre des gisements de fer en Acadie en 1604. Et, plus de dix ans plus tard, dans son inventaire des ressources, le fondateur de Québec fera miroiter des revenus d’environ un million de livres qui pourraient être tirés de l’exploitation minière des différents métaux du Canada, dont le fer. Mais ce ne sera qu’avec l’arrivée de l’intendant Talon que se manifestera pour la première fois une volonté de passer au stade de l’exploitation. En 1670, Talon envoie un maître de forges du côté des seigneuries de Champlain et du Cap-de-la-Madeleine près de Trois-Rivières, le sieur de La Potardière. Ce dernier confirme à Talon la qualité des gisements de fer qui s’y trouvent, et rapportera un échantillon en France pour examen. Il n’y aura pas encore de suite, mais dès lors, on connaît le potentiel d’exploitation des ressources minières de la région de Trois-Rivières.
Les Forges du Saint-Maurice vues à vol d’oiseau d’après une photographie d’Henderson prise vers 1870, et d’après le plan des vestiges et différentes sources iconographiques. Reconstitution de l’illustrateur Bernard Duchesne. Parcs Canada, 1998.
Emplacement des Forges du Saint-Maurice au Québec.
Ce n’est que soixante ans plus tard que les conditions sont enfin réunies pour démarrer une entreprise alors que les autorités métropolitaines et coloniales élaborent une stratégie commerciale et industrielle dont la pièce maîtresse consiste en l’implantation des premières industries : la sidérurgie et la construction navale royale. L’intendant Gilles Hocquart souhaite doter le pays des équipements nécessaires au développement du commerce maritime. Les deux entreprises seront d’ailleurs mises en exploitation en même temps en 1737.
C’est dans ce contexte qu’en 1730, un marchand de Montréal, François Poulin de Francheville, obtient du roi de France un brevet exclusif de vingt ans pour l’exploitation des mines de fer de sa seigneurie de Saint-Maurice, dans le gouvernement de Trois-Rivières. Francheville fonde alors les Forges du Saint-Maurice, une exploitation modeste qui marque les débuts de l’industrie du fer et donne naissance à la première communauté industrielle au Canada. Les Forges constituent un des principaux legs du Régime français en Nouvelle-France et leur site est aujourd’hui un des joyaux des lieux historiques nationaux au Canada dont nous aurons un aperçu en fin de chapitre.
Un siècle et demi d’exploitation : un aperçu
La région de Trois-Rivières dispose, à l’époque française, d’immenses ressources minières, forestières et hydrauliques. Ce sont principalement les caractéristiques hydrographiques du ruisseau de Saint-Maurice (fort débit, faible étiage, ruptures de pente), capable d’alimenter plusieurs roues à eau, qui prévalent au choix du site par le fondateur des Forges, le sieur François Poulin de Francheville. La petite forge qu’il érige en 1733 ne servira finalement que quelques semaines dans une chaufferie utilisant le procédé de réduction directe du minerai. Cette expérience va tout de même faire la preuve de la bonne qualité du minerai de fer de la région. Quelques années plus tard, soit en 1736, le maître de forges champenois Olivier de Vézin, assisté du maître de forges bourguignon Jacques Simonet, tous deux associés dans la « Compagnie des Forges de Saint-Maurice », entreprennent d’ériger sur ce même ruisseau un établissement de forges plus important utilisant le procédé de réduction indirecte du minerai et capable de produire 600 000 livres de fer annuellement. Ces « grosses forges », comme on les désigne à l’époque, comportent un haut fourneau, deux ateliers de forges (la forge haute et la forge basse), des boutiques et dépendances, ainsi que la « Grande Maison » des maîtres de forges et les habitations des ouvriers. La première communauté industrielle au Canada est née et va s’animer pendant un siècle et demi jusqu’à l’abandon des Forges en 1883.
De 1730 à 1883, dix-huit administrations successives prendront en charge l’exploitation des Forges, quatre sous le Régime français et quatorze autres par la suite. D’abord sous la gouverne d’une entreprise privée subventionnée par le Roi, l’établissement sera repris par l’État français entre 1741 et 1760, à la suite de la faillite de la Compagnie des Forges. Les coûts de la construction et de la mise en exploitation ont largement excédé ceux prévus par le maître de forges Olivier de Vézin. Après la Conquête britannique de 1760, l’établissement demeure la propriété de l’État anglais et est exploité à bail, soit de 1767 jusqu’en 1846, alors que l’État vend les Forges à des entrepreneurs privés. Dès lors, six autres administrations se succéderont jusqu’à la fermeture en 1883.
Les Forges font leur renommée par la qualité et la variété des produits qu’on y fabrique, notamment, sous le Régime français, les fers de marine destinés au chantier naval royal à Québec et aussi à Rochefort en France. Au fil du temps, de multiples produits en fonte seront destinés à l’armement (munitions), à l’industrie (mécanismes de moulins, roues de wagons, machines à vapeur, tuyauterie), à l’agriculture (socs de charrues) et à la vie domestique (ustensiles, outils, accessoires). Les poêles à chauffer des Forges, renommés et même copiés à l’étranger, sont très répandus dans les foyers canadiens. L’entreprise pourvoit ainsi directement aux besoins matériels d’une colonie en développement. Ce rôle est d’autant plus remarquable que les Forges, bénéficiant d’une protection de l’État, seront pendant plus de cent ans la seule industrie sidérurgique établie en terre canadienne, si on excepte le bref épisode des Forges de Batiscan (1798-1814). C’est ainsi qu’on peut dire que l’histoire des Forges du Saint-Maurice permet d’observer celle de l’édification du pays par la fenêtre d’un important fournisseur de matériaux.
Des grosses forges à l’européenne
L’histoire des Forges et les vestiges qui en témoignent rendent compte d’un établissement typique de la sidérurgie ancienne conçu suivant le modèle européen importé par les premiers maîtres de forges et maîtres ouvriers originaires de l’est de la France (Champagne, Bourgogne, Franche-Comté). La France compte des centaines d’établissements du genre à cette époque. Ce modèle de grosse forge s’appuie sur un procédé de réduction indirecte du minerai de fer au moyen du charbon de bois, nécessitant, dans un premier temps, la réduction du minerai en fonte dans un haut fourneau, et dans un second temps, l’affinage de la fonte en fer dans des affineries de forge. Ce procédé ne sera jamais remplacé pendant toute la durée des opérations ni les équipements d’origine qui seront toutefois modifiés et optimisés à la faveur de changements techniques et de productions spécialisées, principalement dans les trente dernières années d’opération.
Une communauté industrielle
La division du travail, entraînée par le procédé de réduction du minerai en deux opérations distinctes, nécessite l’embauche d’ouvriers qualifiés, originaires de France, qui forment avec leurs familles les éléments de base de la petite communauté industrielle ; ce sont les ouvriers internes. Par la suite, à la faveur d’une intensification de la fabrication d’objets en fonte, à côté de la production d’origine de barres de fer, des ouvriers mouleurs britanniques et canadiens vont se joindre aux descendants des premiers ouvriers français et ainsi contribuer à l’augmentation de l’effectif du village industriel. D’environ 150 habitants en 1750 et des 200 qu’il compte en 1800, l’établissement passera à 425 en 1842...