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Penser la géopolitique : les concepts
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GĂ©opolitique
Le politologue Philippe Moreau-Defarges Ă©voque en ces termes les Ă©volutions importantes quâa connues le concept de gĂ©opolitique depuis sa naissance : « Dans la gĂ©opolitique classique, lâenjeu central est lâappropriation des territoires et lâĂtat souverain est le seul acteur [âŠ] ». Aujourdâhui, « il ne sâagit plus seulement de sâinterroger sur la rĂ©partition des emprises territoriales mais aussi dâapprĂ©hender les flux de toutes sortes, les configurations de forces qui en rĂ©sultent. [âŠ] Ainsi sâesquisse une macro-gĂ©opolitique sâintĂ©ressant moins au partage des espaces quâĂ leur mode dâutilisation, Ă leur gestion. » (Dictionnaire de gĂ©opolitique, 2002)
Bien avant lâapparition de la discipline au XIXe siĂšcle, la gĂ©opolitique est pratiquĂ©e dans les faits. Guerriers, empereurs et conquĂ©rants utilisent les ressources naturelles et humaines du territoire convoitĂ© pour sâen emparer. Des rivalitĂ©s de pouvoirs sâexpriment dans toutes les sociĂ©tĂ©s et des stratĂ©gies gĂ©opolitiques sont dĂ©ployĂ©es pour dĂ©velopper et conserver la puissance*, de la politique du shah de lâEmpire* perse transformant les souverains des pays conquis en vassaux tributaires au Ve-IVe siĂšcle av. J.-C. Ă la politique dâĂtats-tampons des PtolĂ©mĂ©e en Ăgypte avec la Chypre, la CyrĂ©naĂŻque ou la Palestine du IIIe au Ier siĂšcle av. J.-C.
De grands stratĂšges rĂ©flĂ©chissent aux conditions nĂ©cessaires au maintien de la puissance et aux rapports de force de Nicholas Machiavel, pour qui la politique câest dĂ©jĂ la guerre, Ă Carl von Clausewitz. Ils livrent dĂ©jĂ les outils de base pour comprendre les dĂ©faites et victoires passĂ©es et mettre en place des stratĂ©gies futures. Le lien entre pouvoir et territoire est affirmĂ© avec NapolĂ©on Ier affirmant que « tout Ătat fait la politique de sa gĂ©ographie ». Cette citation se comprend comme la reprĂ©sentation que lâĂtat se fait Ă un moment donnĂ© de sa gĂ©ographie, mais aussi comme les moyens concrets (humains et Ă©conomiques) dont il dispose pour lâapprĂ©hender (citĂ© par Alexandre Defay, La GĂ©opolitique, 2005).
Ă la fin du XIXe siĂšcle, des gĂ©ographes allemands lancent le mot « gĂ©opolitique ». Cette discipline est dâabord comprise comme une simple contraction de la « gĂ©ographie politique » qui Ă©tudie les relations entre lâespace* et le pouvoir et la maniĂšre dont les pouvoirs modĂšlent cet espace. Pour Yves Lacoste, la gĂ©ographie politique est lâĂ©tape essentielle qui permet la formulation de la gĂ©opolitique. La notion Ă©volue et dĂ©signe un savoir scientifique construit Ă part entiĂšre avec Friedrich Ratzel (1844-1904) dans son ouvrage fondateur : Politische GĂ©ographie (1897). Plusieurs facteurs rĂ©unis permettent lâĂ©mergence de cette discipline : des composantes scientifiques (scientisme et darwinisme), technologiques (inventions, nouveaux enjeux) et politiques (sentiment national, impĂ©rialisme*, colonialisme). Ses fondateurs ont en commun une formation en sciences naturelles les orientant vers un darwinisme social et une pensĂ©e de lâĂtat* organiciste. Ils sâengagent Ă©galement dans la construction dâune science nationaliste visant Ă lĂ©gitimer un projet colonialiste ou impĂ©rialiste dâappropriation du monde.
Selon les périodes et les pays, la géopolitique connaßt des évolutions théoriques différentes. Différentes écoles géopolitiques ont vu le jour depuis le XIXe siÚcle avec des problématiques et angles de vue qui leur sont propres pour appréhender les rapports entre sociétés, espaces et pouvoirs.
LâĂ©cole anglo-saxonne de Geopolitics* dĂ©veloppe dâabord des approches historiques et juridiques. Elle thĂ©orise en premier une science de la puissance* reposant sur la dialectique puissance maritime/puissance terrestre. Avec les concepts de Sea Power*, de Heartland* et de containment (Voir Endiguement*), le gĂ©ographe britannique Halford Mackinder (1861-1947) est considĂ©rĂ© comme son fondateur. Son Ćuvre reprĂ©sente la rĂ©fĂ©rence gĂ©opolitique incontournable bien quâil ne cherche pas Ă dĂ©finir une discipline nouvelle. Son objectif Ă©tait de rendre visible les tensions entre Ătats sur la scĂšne internationale. Pour Mackinder, les Ătats sont entrĂ©s dans le systĂšme fermĂ© de « lâĂąge post-colombien ». Tous les espaces Ă©tant appropriĂ©s, les tensions se multiplient comme les dangers menaçant lâEmpire* britannique.
En rĂ©action Ă ces thĂ©ories anglo-saxonnes, lâĂ©cole allemande est crĂ©Ă©e. Elle systĂ©matise lâemploi du terme Geopolitik* formulĂ© pour la premiĂšre fois par le SuĂ©dois germanophile, Rudolf Kjellen (1864-1922). Ce professeur de sciences politiques forge le terme en 1905 dans Stormakterna (Les grandes puissances). Il dĂ©finit la gĂ©opolitique comme « la science de lâĂtat comme organisme gĂ©ographique, tel quâil se manifeste dans lâespace ». Cette « science politique [âŠ] veut contribuer Ă la comprĂ©hension de la nature de lâĂtat ». Elle sert Ă Ă©clairer les choix de politique Ă©trangĂšre des hommes politiques et les stratĂ©gies des militaires. Lâacteur principal en gĂ©opolitique est lâĂtat envisagĂ© comme un « organisme » vivant. Le gĂ©opoliticien analyse les manifestations dans lâespace de lâĂtat (sa situation, son organisation, sa tailleâŠ). Cette gĂ©opolitique « classique » analyse les politiques (Ă©trangĂšres principalement) en relation avec la gĂ©ographie dâun Ătat. Elle se dĂ©veloppe ensuite dans lâentre-deux-guerres en Allemagne avec Karl Haushofer (1869-1946), professeur de gĂ©ographie Ă lâuniversitĂ© de Munich, fondateur de la revue Zeitschrift fĂŒr Geopolitik (1924). Il dĂ©veloppe notamment la thĂ©orie du Lebensraum comme espace* vital qui aurait inspirĂ© Hitler dans Mein Kampf.
Cette dĂ©finition classique a rapidement suscitĂ© des critiques, notamment de la part de lâĂ©cole française*. Pour le gĂ©ographe Albert Demangeon (1872-1940), « la gĂ©opolitique nâest pas autre chose que la gĂ©ographie politique appliquĂ©e, nĂ©cessaire Ă la formation des hommes dâĂtat et des diplomates ». Elle vise « les intĂ©rĂȘts, non pas gĂ©nĂ©raux et humains, mais proprement allemands [âŠ] » (« GĂ©ographie politique », dans Annales de GĂ©ographie, 1932). Dans le mĂȘme temps, en France et en AmĂ©rique, se dĂ©veloppe un courant dĂ©terministe, les relations internationales sont apprĂ©hendĂ©es sous la forme dâune gĂ©ographie des ressources naturelles aux Ătats-Unis et dâune gĂ©ographie Ă©conomique et humaine en France avec Albert Demangeon.
AprĂšs 1945, la gĂ©opolitique, compromise, est refoulĂ©e. Le mot mĂȘme est proscrit aprĂšs 1945 en URSS : Staline interdit lâusage du terme. La gĂ©ographie des annĂ©es 1950 et 1960 Ă©volue donc dans un sens contraire voulant confirmer sa scientificitĂ© et son « indiscutabilitĂ© » (comme le rappelle Philippe Subra dans HĂ©rodote, 2008). Elle sâinspire du structuralisme pour chercher des lois de lâespace permettant de gĂ©nĂ©raliser des champs de force, des interactions spatiales comme la gravitation, la polarisation, la diffusion. Durant la Guerre froide, la gĂ©ostratĂ©gie* est prĂ©fĂ©rĂ©e. La critique de la gĂ©opolitique allemande et lâimplication des Ătats-Unis dans la guerre ouvrent la voie aux recherches gĂ©ostratĂ©giques. Pour satisfaire les besoins et la sĂ©curitĂ© des Ătats, les moyens militaires essentiellement sont envisagĂ©s et appliquĂ©s. Dans la Guerre froide, le triomphe de la dissuasion nuclĂ©aire* dominant dans les discours semble relĂ©guer au second plan les considĂ©rations traditionnelles de la gĂ©ostratĂ©gie (superficie, distance). Les facteurs de la puissance sont remis en cause par le « pouvoir Ă©galisateur de lâatome » (expression du gĂ©nĂ©ral français Poirier). Le fait gĂ©ographique se rĂ©duit de plus en plus dans lâĂ©laboration des doctrines militaires Ă lâĂąge des missiles et du nuclĂ©aire. Les considĂ©rations balistiques lâemportent sur le dĂ©terminisme gĂ©ographique. Le pouvoir des Ătats, leurs relations, ne sont plus dĂ©terminĂ©s uniquement par le milieu naturel. Ainsi, Ă cette gĂ©opolitique classique matĂ©rialiste succĂšde une rĂ©flexion inspirĂ©e du rĂ©alisme, pragmatique, au temps de la Guerre froide.
Cependant, aprĂšs 1945, mĂȘme si les relations internationales sont renouvelĂ©es complĂštement, la « menace globale » reprĂ©sentĂ©e par la puissance continentale* russe justifie la rĂ©pĂ©tition pĂ©riodique aux Ătats-Unis des concepts de Mackinder qui reste considĂ©rĂ© comme la figure principale de la gĂ©opolitique. Avec Nicholas Spykman (1893-1943), autre spĂ©cialiste amĂ©ricain dâorigine hollandaise, la problĂ©matique de Mackinder est reconsidĂ©rĂ©e. Spykman dĂ©veloppe une peur contraire : celle de lâunification des terres pĂ©riphĂ©riques du Heartland, le Rimland*, avec une Europe dominĂ©e et ralliĂ©e aux puissances littorales de lâEurasie. En 1997 encore, le professeur de relations...