Chapitre 1
La lente construction historique de notre système éducatif
C’est sur la longue durée que s’est construit notre système éducatif. Son organisation actuelle est le résultat d’une lente évolution, commencée pour l’essentiel au début du XIXe siècle avec la réorganisation orchestrée par Napoléon Bonaparte, mais tirant ses racines dans des périodes bien plus anciennes marquées par une intense réflexion et de nombreux débats sur l’éducation des enfants et leur instruction, en particulier au XVIIIe siècle avec les philosophes des Lumières et sous la Révolution française. Sans entrer dans tous les détails d’une chronologie nécessairement complexe, il est tout de même nécessaire de connaître les principales évolutions historiques du système éducatif français, car ce large panorama permet de mettre en évidence les grands enjeux, dont beaucoup d’entre eux sont encore d’actualité. Une des évolutions les plus notables à l’époque contemporaine, à partir de la Révolution française, est l’intervention croissante de l’État. Impérial, royal, puis républicain à partir des années 1880, l’État cherche à reprendre le contrôle de l’École, notamment face à l’Église, et à en faire un outil de renforcement de l’unité nationale.
I.Le temps des réflexions et des projets éducatifs, du Moyen Âge à la Révolution française
A.Les lointains héritages du Moyen Âge et de l’Ancien régime
Charlemagne a-t-il « inventé » l’école ? C’est souvent une idée reçue qui est parfois encore véhiculée, renforcée par l’anecdote rapportée par un chroniqueur de l’époque, Notker de Saint-Gall, relatant la visite de Charlemagne (règne de 768 à 814) à l’une des écoles de sa création pour tester les connaissances des écoliers. Il est vrai que l’empereur a fondé une école dans sa capitale, Aix-la-Chapelle, pour y instruire les enfants de la noblesse. Cette idée reçue vient aussi d’un célèbre texte, l’Admonitio generalis, en 789, qui prévoit la restauration des écoles monastiques et épiscopales, mais en aucun cas la création d’un système scolaire, et encore moins sous le contrôle de l’État. En effet, durant les premiers siècles du Moyen Âge, c’est l’Église qui possède le monopole de la culture et de l’instruction, en particulier les moines. De nombreux monastères proposent une instruction, ainsi que parfois les évêques dans leur ville ; cette instruction n’est accessible qu’aux enfants de la noblesse, sauf très rares exceptions. Il n’existe ainsi aucun système éducatif uniforme ou centralisé, ni intervention de l’État.
Le poids de l’Église ne cesse de se renforcer au cours du Moyen Âge, en même temps qu’il accroît son emprise sur la société. D’importants changements ont lieu aux XIIe et XIIIe siècles, époque qualifiée de « révolution intellectuelle ». Tandis que le nombre d’écoles épiscopales et monastiques augmente, pour répondre à la demande croissante des élites soucieuses d’une formation de qualité pour leurs enfants, apparaissent au XIIIe siècle les universités, la première à être créée étant la Sorbonne en 1215. L’Europe se couvre d’universités aux XIIIe et XIVe siècles, avec quelques centres très réputés, en France (Paris, Montpellier) mais aussi en Angleterre (Cambridge, Oxford) ou encore en Italie (Bologne). Les universités sont cependant sous le contrôle étroit de l’Église. L’enseignement délivré concerne essentiellement la théologie, le droit (notamment « canon », c’est-à-dire celui de l’Église) et la médecine.
À l’époque moderne, aux XVIIe et XVIIIe siècles, l’Église conserve le monopole éducatif, l’État n’ayant de toute manière pas les moyens de mener une vraie politique scolaire. De manière localisée et isolée, le pouvoir politique peut cependant encourager le développement d’institutions laïques, où l’enseignement est davantage libre car soustrait au contrôle de l’Église. C’est par exemple le cas du Collège de France, fondé à Paris par François Ier en 1530. De son côté, l’Église demeure très puissante et contribue à étoffer l’offre éducative, en ouvrant davantage l’école aux plus pauvres. Le système est alors très dual, opposant les écoles du peuple à celles des élites :
•D’un côté, l’Église, encouragée par l’État, développe des « petites écoles » destinées aux plus modestes, dans lesquelles ces derniers reçoivent une instruction élémentaire jusqu’à 14 ans (ordonnance de Louis XIV de 1698). Ces écoles sont à la charge des familles et n’ont bien entendu aucun caractère obligatoire. Elles sont très souvent réservées aux garçons. Ce sont souvent des congrégations religieuses qui s’en occupent, comme les « Frères des écoles chrétiennes ».
•De l’autre côté, dans les grandes villes, existent des collèges, tenus par des ordres religieux en particulier par les Jésuites qui fondent et dirigent de nombreux établissements prestigieux, par exemple à Paris (le plus célèbre est l’actuel lycée Louis-le-Grand). Très diplômés et très soucieux des questions pédagogiques et éducatives, les Jésuites ont joué un rôle important dans le développement de l’instruction des jeunes.
B.Les Lumières et la question de l’éducation au XVIIIe siècle
Le XVIIIe siècle est, à l’échelle de l’Europe, celui de la raison et de la science. Le monde intellectuel connaît de profondes transformations, liées à de nouveaux progrès scientifiques, à la professionnalisation des savants et à l’émergence d’une nouvelle génération de penseurs, appelés les philosophes des Lumières. Très actifs en France, leurs idées se diffusent partout en Europe, malgré la censure imposée par de nombreux États et les oppositions religieuses en particulier celles de l’Église catholique. Intéressés par la question de la raison et par celle de l’émancipation de l’individu, les Lumières se sont logiquement penchés sur les questions éducatives. C’est à cette époque que naît une véritable philosophie de l’éducation, avec comme précurseur le philosophe britannique John Locke (1632-1704) et ses Quelques pensées sur l’éducation (1693). Il met en avant l’intérêt pour l’enfant en tant que tel. Il estime que le but de l’éducation est d’assurer l’autonomie de l’individu tout en facilitant sa capacité à vivre dans une société.
Mais c’est surtout le Français Jean-Jacques Rousseau (1712-1778) qui donne ses lettres de noblesse à la philosophie de l’éducation, notamment avec Émile ou de l’éducation publié en 1762. L’ouvrage est révélateur de la modification de la perception de l’enfant au cours du XVIIIe siècle : auparavant considéré comme une sorte d’adulte en miniature, il est désormais irréductible à l’adulte et considéré pour lui-même. Toutefois, selon Rousseau, l’école n’est pas le lieu essentiel des apprentissages, mais la famille. D’autres philosophes ont contribué à la réflexion. Ainsi Denis Diderot (1713-1784) qui, dans son Plan d’une université (1775), estime « qu’instruire une nation, c’est la civiliser ». Cette idée est reprise dans L’Encyclopédie, une œuvre monumentale publiée dans la décennie 1750, dont il est, avec le mathématicien D’Alembert, un des organisateurs. Avec les Lumières, l’instruction devient donc un vecteur de perfectionnement humain et pourvoyeur de bonheur. L’école est ainsi capitale car elle correspond à un véritable projet de civilisation, dans une logique universaliste.
C.Le tournant décisif de la Révolution française
Avec la Révolution française qui débute en 1789, il s’agit de recréer un système éducatif capable d’accompagner les changements politiques et sociaux. L’École doit servir de fondement à l’unité de la nation à partir d’une instruction et d’une langue communes. Elle doit également devenir un vecteur de la citoyenneté, nouvelle notion issue des changements de 1789. Pour les révolutionnaires, le lieu principal de l’instruction et de l’éducation, c’est l’école, car porteuse du nouveau projet politique et social, et...