CHAPITRE 1
Brian Mulroney
Le journalisme m’a fait observer le pouvoir, Mulroney me l’a fait connaître
Le tireur s’est pointé à la maison vers 23 h 45, le 7 septembre 1984, trois jours après la victoire électorale de Brian Mulroney contre John Turner. De retour à Ottawa après avoir couvert cette campagne pour La Presse à partir de Montréal, je suis réveillé par cet inconnu qui sonne à la porte. Il dit vouloir me rencontrer pour parler de La Presse et de la campagne électorale. Sans ouvrir la porte, je lui conseille de venir me voir au bureau. Il insiste, je refuse, et il dégaine une arme à feu. La balle passe à travers la fenêtre de la porte et me manque de très près, à la hauteur des cuisses. « A knee cap », me diront ensuite les policiers qui décrivent ainsi une blessure au genou qui vous handicape pour la vie, sans mettre votre vie en danger.
Battu par Joe Clark à la direction du Parti conservateur en 1976, Mulroney gagne son pari 7 ans plus tard, le 11 juin 1983. Conscient de l’importance des médias, le nouveau chef envoie régulièrement des photos annotées de sa main aux journalistes qui suivent ses activités. Vous reconnaîtrez au centre le regretté Michel Vastel, alors correspondant du Devoir, et à ma droite, mon ami Daniel Lessard de Radio-Canada. (Gracieuseté de Brian Mulroney)
Dès le lendemain, la direction de La Presse m’installe avec ma famille dans une suite de l’hôtel Lord Elgin à Ottawa, le temps d’organiser ma sécurité et de voir où s’en va l’enquête policière. Dès que la nouvelle fait les médias, Brian Mulroney est le premier à m’appeler : « Ça, c’est un coup des gars de la rive sud », me dit-il. Les « gars de la rive sud », c’est la petite pègre de Longueuil sur laquelle la commission Cliche sur l’industrie de la construction, dont faisait partie Mulroney, avait enquêté. Et pourquoi a-t-il spontanément dirigé ses soupçons dans cette direction ? Probablement parce qu’au lendemain de l’agression, j’étais allé visionner les photos dans les dossiers de la police d’Ottawa, et ensuite celle de Longueuil dans l’espoir de reconnaître mon agresseur. Et aussi parce que mon collègue Gilles Paquin et moi avions enquêté sur l’influence de ce milieu dans l’octroi de concession des loteries sportives créées par le gouvernement libéral. La police n’a jamais élucidé cette affaire, mais peu importe. L’appel de Brian Mulroney illustre bien un aspect important de sa personnalité qui lui a permis de frayer son chemin jusqu’aux plus hautes sphères de la politique canadienne. L’homme est toujours là pour vous féliciter, vous rassurer, vous appuyer ou vous réconforter quand vous en ressentez le besoin. C’est ainsi qu’il a tricoté, peut-être même sans le planifier totalement, un réseau de contacts et d’amitiés solides qui l’ont suivi tout au long de sa carrière professionnelle et politique, jusque sur la scène internationale.
J’ai côtoyé Brian Mulroney de très près de 1989 à 1992, à titre de secrétaire de presse. Je l’avais connu en 1975 pendant les audiences publiques de la commission Cliche sur l’industrie de la construction au Québec, et j’avais couvert par la suite son cheminement jusqu’à la direction du Parti progressiste-conservateur en 1983, sa victoire aux élections de 1984 contre John Turner, et son premier mandat jusqu’aux élections de 1988.
Comme secrétaire de presse, je devais toujours être à ses côtés lorsqu’il croisait des journalistes. C’est donc dire souvent, vraiment très souvent. J’ai été témoin de ses moments de joie, mais aussi de ses craintes, de ses inquiétudes, de ses frustrations et de ses colères. Et parfois, de sa tristesse, surtout lorsqu’il s’est senti trahi dans le dossier de l’accord du lac Meech. Je l’ai accompagné dans tous ses déplacements à l’étranger, Moscou, Tokyo, Paris, Londres, Washington, Rome, le Vatican, et partout au Canada.
Malgré cette grande proximité, je ne m’explique toujours pas comment ce « p’tit gars de Baie-Comeau », issu d’un milieu modeste, a pu se tailler une telle place dans les plus hautes sphères de la politique nationale et internationale. Son remarquable éloge funèbre de décembre 2018 pour George H. W. Bush, prononcé devant Donald Trump, Barack Obama, le couple Clinton et George W. Bush, illustrait à merveille la place importante qu’il a occupée et occupe encore dans ces milieux de pouvoir et d’influence. On me dit d’ailleurs que c’est Bush père en personne qui avait demandé, avant son décès, que son ami Brian fasse son éloge funèbre.
Il faut de l’ambition et une bonne part d’ego pour se rendre aussi loin dans la vie. Mulroney n’en manquait pas, mais ce n’est pas tout. Je pense qu’au départ, il faut aimer les gens et Mulroney était assez exceptionnel à ce chapitre.
Si vous connaissez l’homme, vous avez certainement vécu l’expérience : « Salut mon Gilbert, salut mon Robert, salut mon Jean-Louis… » Peu importe qui vous êtes, c’est ainsi qu’il vous saluera si vous l’avez déjà côtoyé dans le passé et que vous le croisez à nouveau. Ce « mon » dans le message d’accueil vous fait sentir important, apprécié, et je ne crois pas qu’il s’agisse d’un calcul politique. Brian Mulroney aime faire plaisir aux gens.
Rick Morgan, qui a été son chef de cabinet pendant 10 ans, m’a déjà expliqué qu’une liste d’appels téléphoniques à faire l’attendait toujours à son retour au 24, Sussex. Un député qui vivait un moment difficile, un autre dont la femme venait d’accoucher, une connaissance hospitalisée qui avait besoin d’un petit mot d’encouragement, et bien sûr, tout le réseau politique national et international qu’il s’était bâti et qu’il avait soigneusement entretenu pendant sa longue marche vers le pouvoir.
S’il était encore de ce monde, le regretté Jean-Claude Malépart, ex-député libéral de Sainte-Marie à Montréal sous Pierre Elliott Trudeau, pourrait témoigner de ces petites et grandes attentions de Brian Mulroney.
Journaliste à La Presse, j’ai appris en 1988 que Malépart, qui est décédé un an plus tard, était atteint d’un cancer grave. Je l’ai appelé et lui ai demandé s’il avait le goût d’en parler. Il s’en est montré très heureux, en m’expliquant à quel point la solitude est grande lorsqu’on est atteint d’une maladie comme le cancer. Les gens ont peur de déranger, ils ne savent pas quoi dire. Les appels sont rares à ce moment précis alors que la personne atteinte aurait justement besoin d’encouragements.
« Tu sais qui m’a appelé pour me consoler ? m’a confié Malépart au lendemain de la publication. Pas John Turner, mon chef. C’est Brian Mulroney. Et quand tu es malade, tu ne peux pas imaginer à quel point ça fait du bien de recevoir un tel appel, et d’entendre la phrase suivante : “Monsieur Malépart, ici le bureau du premier ministre. Monsieur Mulroney aimerait vous parler…” » C’est ça, les relations humaines. Je ne sais pas combien de fois Brian Mulroney a fait ce genre de démarche auprès de gens malades ou vivant de grands malheurs, mais je sais qu’il l’a fait très souvent. Je sais aussi qu’il lui arrivait régulièrement d’aller visiter des gens à l’hôpital, sans faire de publicité sur le sujet.
Il avait le même comportement pour ceux et celles qui franchissaient une étape importante dans leur vie professionnelle. Pauline Marois m’a déjà raconté sa surprise de recevoir un appel de Mulroney pour lui souhaiter bonne chance au lendemain de son premier départ de la vie politique en mars 2006. Elle était d’autant plus surprise qu’elle n’était pas une intime et qu’il n’avait rien à espérer en retour d’un tel appel.
Élégante à souhait, chaleureuse et toujours souriante, Mila a occupé un espace important dans la carrière politique de son mari. On savait le premier ministre beaucoup plus à l’aise lorsque sa femme était à ses côtés. (Photo Bill McCarthy, cabinet du premier ministre [CPM])
C’est Michel Vastel, l’ancien chroniqueur du Devoir et du Soleil, qui a écrit que les Québécois respectaient Trudeau, mais qu’ils aimaient Mulroney. Ses efforts menant à l’accord du lac Meech ont sans doute contribué à ce sentiment partagé jusque dans les milieux souverainistes, mais ça n’explique pas tout. Contrairement à Pierre Elliott Trudeau, issu d’un milieu bien nanti de Montréal et éduqué à Brébeuf, Mulroney était un gars des régions. Je le constatais chaque fois que nous prenions la route du Bas-Saint-Laurent, de la Gaspésie, de la Mauricie, de Charlevoix ou de la Côte-Nord. Je le sentais alors beaucoup plus à l’aise, plus détendu.
Je me souviendrai toujours de cet arrêt au quotidien Le Nouvelliste de Trois-Rivières en 1990, pour une rencontre éditoriale. Sortant de nulle part, un col bleu de l’entreprise se précipite sur le premier ministre pour lui serrer la main en l’appelant par son prénom. Ce col bleu était un pressier, un ancien leader syndical, avec qui Mulroney avait négocié un contrat de travail dans le passé. Deux vieux complices qui se retrouvaient…
Je me souviens aussi de cet arrêt forcé à l’aéroport de Hamilton, parce que les conditions climatiques ne nous permettaient pas d’atterrir à Guelph. Contrairement à d’autres politiciens qui se seraient réfugiés dans le salon VIP en attendant que la météo se calme, Mulroney a fait le tour de l’aéroport, serrant des mains et prodiguant ses souhaits.
On comprendra facilement que s’il avait ce comportement au pays, il l’avait également sur la scène internationale, autant avec ses homologues du reste de la planète qu’avec leurs ministres, leurs adjoints et tous ceux et celles qu’il croisait sur sa route.
Ancien collègue de Brian Mulroney à l’Université Laval en 1960 et procureur à la commission Cliche sur l’industrie de la construction au milieu des années 1970, le juge à la retraite de la Cour d’appel du Québec, Paul-Arthur Gendreau, rappelle avec humour l’entr...