Comme toujours Ă Tristan et Ă FĂ©lix
Ă Yan (Monica) et Arielle Wang
Ă Hervey
Lâart â musique, peinture, poĂ©sie, littĂ©rature, philosophie, sculpture, architecture, etc. â est la pire des idĂ©ologies. Il flatte notre orgueil. Nous nous imaginons libres et crĂ©ateurs.
Introduction
Rien ne finit, tout recommence, lâautre est encore le mĂȘme. Minuit nâest que Midi dissimulĂ©, et le grand Midi est lâabĂźme de lumiĂšre dâoĂč, mĂȘme par la mort et ce glorieux suicide que Nietzsche nous recommande, nous ne pouvons sortir. Le nihilisme nous dit donc sa vĂ©ritĂ© derniĂšre et assez atroce: il dit lâimpossibilitĂ© du nihilisme.
Maurice Blanchot
Les corneilles prĂ©tendent quâune seule corneille pourrait dĂ©truire le ciel. Cela est hors de doute, mais ne prouve rien contre le ciel, car le ciel signifie prĂ©cisĂ©ment: impossibilitĂ© des corneilles.
Franz Kafka
«Il nây a quâun problĂšme philosophique vraiment sĂ©rieux: câest le suicide. Juger que la vie vaut ou ne vaut pas la peine dâĂȘtre vĂ©cue, câest rĂ©pondre Ă la question fondamentale de la philosophie1», Ă©crivait Camus au dĂ©but du cĂ©lĂšbre Mythe de Sisyphe. Il est exact que le suicide, en mettant fin Ă la vie individuelle et Ă©ventuellement Ă la possibilitĂ© de la vie collective, rend caduc lâamour de la sagesse. Ă quoi bon philosopher si lâexistence est Ă ce point absurde quâon voudrait y mettre volontairement fin? LâĂ©vidence saute aux yeux, mais comble-t-elle la signification de lâaffirmation de Camus? Je ne le crois pas, car il ne sâagit pas seulement de philosophie, mais aussi et surtout de politique. En autorisant le suicide, ce nâest pas que la possibilitĂ© de la vie en commun qui est Ă©branlĂ©e, son fondement devient, pour dire le moins, des plus prĂ©caires2.
La question philosophique du suicide dĂ©borde donc largement sur le politique. Mais si, chez Camus, politique et philosophie se cĂŽtoient, câest dâune maniĂšre certainement Ă©tonnante puisque ses ouvrages, Lâhomme rĂ©voltĂ© spĂ©cialement, ont Ă©tĂ© particuliĂšrement mal reçus au niveau politique3. Pour aborder ce rapport, voyons dâabord en suivant une perspective radicale les liens quâil tisse entre le suicide et lâexistence4.
Le suicide met-il fin Ă lâexistence? On en Ă©tait jusquâĂ rĂ©cemment encore certain, mais cette certitude tend peu Ă peu Ă sâeffacer. La finitude de lâhomme ne se rĂ©sume pas Ă sa mort physico-biologique. Le corps mort, Ă©tendu devant lâassistance qui le regarde, le plaint, existe encore sous le mode du cadavre dâune personne aimĂ©e, haĂŻe ou le plus souvent indiffĂ©rente. Câest donc quâil y a encore Ă penser dans la question du suicide si la mort nâest pas une fin, mais une possibilitĂ©, celle de son propre achĂšvement. Comment comprendre cet achĂšvement autrement que comme mort? LâachĂšvement et la possibilitĂ© de lâexistence sont-ils rattachĂ©s en un sens qui nous Ă©chapperait encore? On peut le croire si on les soustrait aux conditions habituelles dans lesquelles elles nous apparaissent et Ă partir desquelles on les pense. Comment penser autrement lâachĂšvement?
Camus est, Ă mon avis, le premier Ă concevoir lâachĂšvement en un sens nouveau mĂȘme si sa tentative Ă©tait, nous le verrons, vouĂ©e Ă lâĂ©chec. Si, pour lui, le suicide est une question philosophique, il a fait des raisons du refus de la mort volontaire une rĂ©ponse adroite et incontournable Ă la domination politique. Philosophie et politique sont insĂ©parables, mais en un sens original. La cause de son Ă©chec est moins dans son effort de penser singuliĂšrement politique et philosophie que dâavoir succombĂ© en fin de compte aux chimĂšres du politique et voulu Ă©chapper au nihilisme.
Il est vrai que la pensĂ©e de Camus a Ă©tĂ© lâobjet de jugements impitoyables. Il est certainement lâun des philosophes qui ont endurĂ© le plus de sarcasmes et de mĂ©pris de la part de leurs compatriotes. Et pourtant, il y a dans sa rĂ©flexion beaucoup plus quâon ne lâa cru; il a posĂ© les fondements philosophiques de la rĂ©volte humaine5. Ce nâest pas rien dans un monde oĂč la question politique fait foi de tout. Comprenons bien, il ne sâagit pas ici de la rĂ©volte politique comme on lâentend en gĂ©nĂ©ral. Sâil est question de la rĂ©volte de lâhomme contre tout ce qui lâasservit, il faut ajouter, et cet aspect est essentiel chez Camus, que les modes de servitude incluent les grandes idĂ©ologies politiques (capitalisme, communisme, fascisme, etc.). On le voit, philosophie et politique sont dans un rapport singulier. Contrairement Ă plusieurs, la philosophie pour Camus ne se laisse pas commander par la politique. La rĂ©flexion nâa dâautre impĂ©ratif quâelle-mĂȘme; elle ne peut ĂȘtre dĂ©terminĂ©e par lâurgence de la situation. Elle est souvent lente, capricieuse, inconsĂ©quente, instable et toujours indiffĂ©rente. On comprend que Camus ait Ă©tĂ© si mal accueilli par ceux qui sont toujours asservis Ă lâobligation dâagir.
Il nâest donc pas question ici de rĂ©volution, qui nâest rien dâautre que la subordination de la rĂ©volte Ă une idĂ©ologie politique6. Ce dont on parle est plus important et essentiel. De la rĂ©volte chez Camus, on peut dire quâelle est ontologique, liĂ©e dâune maniĂšre nĂ©cessaire Ă lâexistence de lâhomme. Câest cette singularitĂ© de la rĂ©volte qui fait de lui un penseur si remarquable. En refusant de lier directement la rĂ©volte aux idĂ©ologies politiques, il a permis de la penser philosophiquement â hors des contingences sociohistoriques7 â et surtout il a rĂ©pondu Ă la question de lâabsurditĂ© de lâexistence dâune façon fort inattendue. Mais quâest-ce donc la rĂ©volte?
La révolte
Lâintelligence de Camus, câest dâavoir fourni une rĂ©ponse qui nous conduit sur des chemins qui nous semblent aujourdâhui Ă©tonnants tant la vĂ©ritĂ© est sous condition politique8. Il a fourni les idĂ©es pour comprendre le suicide et penser philosophiquement contre lui: la rĂ©volte et la libertĂ©. En fait, il nous a lĂ©guĂ© les raisons qui, dans lâordre philosophique, Ă©cartent le suicide comme solution Ă lâĂ©nigme de lâexistence humaine, individuelle et communautaire, et comme enjeu de rĂ©flexion. Dâune certaine façon, il a pensĂ© la question du se donner la mort volontairement contre toute problĂ©matique sociopolitique, qui est devenue pour nous tellement Ă©vidente quâil est pratiquement impossible de considĂ©rer la rĂ©volte autrement que sur le mode politique. Sa rĂ©flexion sur la rĂ©volte reste aujourdâhui des plus Ă©clairantes pour lutter contre la domination politique concrĂ©tisĂ©e dans lâabsurditĂ© de notre condition humaine. AbsurditĂ© que le communisme, le capitalisme, lâanarchisme, le fascisme ne font que reconduire sous des formes diverses. Il nous a procurĂ© une raison incontournable, une force considĂ©rable, pour refuser lâirrĂ©mĂ©diable; lâhomme est capable de rĂ©volte.
Il est vrai que cette formule est devenue banale pour nous, modernes, qui en avons fait un devoir et mĂȘme une nĂ©cessitĂ©. LâidĂ©e que lâhomme soit sous la domination de forces politiques qui le briment et lâoppriment est une certitude et une Ă©vidence qui hantent nos existences tout comme lâest sa consĂ©quence, le refus de cette hĂ©gĂ©monie et le dĂ©sir de la combattre de toutes nos forces. La rĂ©volte est ainsi conçue comme ce moment oĂč lâhomme conscient de sa condition aliĂ©nĂ©e sâefforce de lever cette contrainte qui pĂšse sur lui. Il sâefforce de persĂ©vĂ©rer.
Comment faut-il dĂšs lors entendre la rĂ©volte? En son sens habituel ou selon ce que Camus en dit? TradiÂtionnellement, la rĂ©volte est, plus encore quâun effort de persĂ©vĂ©rer, un vouloir Ă©chapper Ă ce qui nous opprime. Elle a Ă©tĂ© paradoxalement problĂ©matisĂ©e comme une raison de la lutte politique â une exigence nĂ©cessaire mais jamais suffisante. Elle ferait partie de la nature de lâhomme moderne, sa condition sociohistorique, qui est de sâopposer Ă tout ce qui lâopprime ou lâanĂ©antit au nom plus souvent quâautrement de la libertĂ©. Pourtant, jusquâĂ Camus et encore aujourdâhui, jamais ou rarement on nâa considĂ©rĂ© que la rĂ©volte parvenait Ă sortir lâhomme de son Ă©tat de minoritĂ©. Avec elle, ce nâest pas la rupture et la sortie de lâoppression. Trop individuelle, elle nâest pas assez politique. Câest plutĂŽt la rĂ©volution qui constitue la nĂ©gation totale, le triomphe contre ce qui nous soumet.
Câest parce quâon a fait du politique le centre et le fondement de lâexistence humaine que la rĂ©volte nâa jamais Ă©tĂ© considĂ©rĂ©e comme le moyen pour lâhomme de se libĂ©rer. La philosophie nâaura Ă©tĂ© en consĂ©quence quâun prĂ©texte pour sâexercer Ă la politique. La rĂ©volte nâa Ă©tĂ© quâune formalitĂ© de la rĂ©volution. Lâauteur de Lâhomme rĂ©voltĂ© offre une autre façon de considĂ©rer la rĂ©volte. Pour bien la comprendre, empruntons un moment le chemin quâil a suivi.
Révolte et révolution
Camus distingue rĂ©volte et rĂ©volution. Cette distinction nâest pas Ă©vidente pour tous. Souvent prĂ©sentĂ©e comme une exigence de la rĂ©volution, la rĂ©volte est le moment du faire face de la contestation, non plus seulement individuelle mais collective. Il ne peut y avoir de rĂ©volution sans la prise de conscience dâune injustice, une vexation Ă la morale du bien ou du juste et surtout une volontĂ© de dire non Ă lâoppression. Le faire face est nĂ©cessaire mais toujours perçu comme insuffisant. La rĂ©volution suppose quâon se soit avisĂ© de sa condition dâexploitĂ© ou dâaliĂ©nĂ© soumis Ă un systĂšme accablant Ă renverser. La rĂ©volte est cette prise de conscience individuelle qui nâa pas lâampleur ou la portĂ©e historique de la rĂ©volution. Une Ă©tincelle qui allume un brasier, mais qui reste toujours limitĂ© et insuffisant car facile Ă Ă©teindre. Ce nâest quâune rĂ©bellion9. Elle est certes lâĆuvre dâune conscience rĂ©fractaire mais, selon plusieurs, sans rĂ©elle portĂ©e historique.
LâinterprĂ©tation proposĂ©e par Camus fait heureusement figure dâexception. Sa critique passe par lâassociation de la rĂ©volution au nihilisme, qui traite lâhomme comme une chose, un moyen en vue dâune fin qui dĂ©passe lâhomme lui-mĂȘme. «La rĂ©volution contemporaine qui prĂ©tend nier toute valeur est dĂ©jĂ , en elle-mĂȘme, un jugement de valeur. Lâhomme, par elle, veut rĂ©gner. Mais pourquoi rĂ©gner si rien nâa de sens? Pourquoi lâimmortalitĂ©, si la face de la vie est affreuse? Il nây a pas de pensĂ©e absolument nihiliste sinon peut-ĂȘtre dans le suicide, pas plus quâil nây a de matĂ©rialisme absolu. La destruction de lâhomme affirme encore lâhomme. La terreur et les camps de concentration sont les moyens extrĂȘmes que lâhomme utilise pour Ă©chapper Ă la solitude. La soif dâunitĂ© doit se rĂ©aliser mĂȘme dans la fosse commune. Sâils tuent des hommes, câest quâils refusent la condition mortelle et veulent lâimmortalitĂ© pour tous10.» Il y a beaucoup dans ce passage. Retenons-en pour le moment trois aspects qui nous permettront de mieux comprendre la conception de la rĂ©volte que propose Camus.
La rĂ©volution est un jugement de valeur, le jugement de celui qui veut rĂ©gner. Cette valeur vide, la rĂ©volution, se prĂ©tend au-dessus des valeurs. Que nâa-t-on pas fait pour elle? La rĂ©ponse est connue et il nâest pas nĂ©cessaire dây revenir encore une fois. La rĂ©volution rejette les valeurs quâelle juge nĂ©fastes, mais en fait elle en promeut de plus dangereuses. Elle veut permettre Ă lâhomme de rĂ©gner sur le monde, mieux que jamais auparavant. Câest lĂ tout un programme et en mĂȘme temps sa limite. Il faut pour satisfaire «la soif dâunité», explique Camus, dĂ©truire lâhomme pour en fabriquer un nouveau. Une fois libĂ©rĂ©e, plus rien ne pourra freiner la puissance de destruction de lâhomme animĂ© par la volontĂ© de dominer le monde. La rĂ©volution propose seulement, dira-t-on, une autre façon de rĂ©gner, mais qui, au bout du compte, consistera encore et toujours en une politique de destruction de lâhomme par lâhomme. LâunitĂ© et lâimmortalitĂ© mĂ©ritent-elles quâon sacrifie autant de vies humaines?
On est aussi en droit de se demander par quel moyen la rĂ©volution entend imposer le rĂšgne de lâhomme. La rĂ©ponse de Camus est sans appel: elle utilise les moyens extrĂȘmes pour crĂ©er une vie en commun libĂ©rĂ©e de toute coercition. Il faut que la solitude soit devenue telle pour lâhomme quâil pense Ă user de moyens extrĂȘmes pour sâen dĂ©livrer. Quels sont ces moyens extrĂȘmes? Un refus total et sans appel de ce qui est, une nĂ©gation qui se revendique de lâabsolu, une aversion incroyable pour ce qui est indiffĂ©rent, insensĂ©, immobile. Il y a peu de moyens qui sâoffrent Ă lâexception de la violence et de la mort. Encore faut-il ĂȘtre attentif Ă ce qui sâĂ©nonce et comprendre par «moyens extrĂȘmes» ceux, singuliers, que rĂ©clame une visĂ©e unique. La violence nâest pas en soi un moyen condamnable, mais est-ce seulement cela que propose la rĂ©volution? Celle-ci est Ă elle-mĂȘme sa propre justification. Elle dĂ©livre au nom dâune puissance qui nâest pas en son pouvoir. LâidĂ©e de rĂ©volution ne tue pas; elle mobilise une puissance et une volontĂ© qui ne sont pas les siennes et elle eng...