Chapitre 1
Les ressorts de l’écologisme
Lors de leur apparition, les discours mobilisateurs n’ont rien de mobilisateur. Ils le deviennent dès lors qu’une idéologie est assez puissante pour fédérer quelques idées clés qui ont réussi à traverser le temps. Généralement, avant qu’une idéologie porteuse ne les fédère, ces idées sont dispersées entre divers domaines. L’idéologie elle-même surgit généralement de circonstances contingentes qui conduisent à un événement marquant ou à la formulation d’une proposition de reconfiguration sociale d’envergure.
Pour l’historien Donald Worster, l’événement marquant qui a fondé l’écologisme — l’âge écologique — se produit le 16 juillet 1945 dans le désert du Nouveau-Mexique, moment où les Américains testent la première bombe atomique. Au lendemain des 6 et 9 août 1945, Hiroshima et Nagasaki deviennent la démonstration éclatante des dangers irréversibles du progrès, de la science et de la technologie. L’horreur provoquée par l’explosion des deux bombes sera telle qu’elle marquera l’imaginaire collectif planétaire ; désormais, il est possible de vitrifier dans le souffle nucléaire des populations entières. Devant la destruction promise par la bombe atomique, les gouvernements et les populations prennent conscience qu’il est possible de rayer de la surface de la terre des êtres vivants et des écosystèmes entiers et même de les rendre radioactifs pour des millénaires ; on constate que « l’isotope du strontium, l’un des plus dangereux parmi les retombées radioactives, peut causer des dommages génétiques irréparables ». Le réveil est brutal, la prise de conscience est à la hauteur de l’horreur. La mobilisation sera inévitable et aura pour thème central la protection de l’environnement.
Dès que l’idéologie porteuse fait surface et qu’elle percole dans l’ensemble de la structure sociale, elle dispose de la capacité de fédérer une série d’idées qui existent déjà et qui seront les plus susceptibles de servir sa cause. Trois idées seront ainsi mobilisées par cet événement marquant pour protéger l’environnement : la thèse malthusienne ( les ressources disponibles, limitées par définition, ne croissent que de façon arithmétique ), le gouvernement de soi ( ensemble des attitudes et comportements personnels normés aux fins du vivre ensemble ) et l’horizon de la peur ( fragile équilibre entre, d’une part, l’aversion naturelle de l’être humain pour la variabilité et l’incertitude, et d’autre part, l’inclination de l’être humain vers la stabilité et la certitude ).
Une idéologie porteuse
Une idéologie porteuse est toujours une idéologie en opposition à d’autres idéologies porteuses. Elle consiste en un dispositif discursif dans lequel chacun des éléments n’est définissable que par les relations d’équivalence ou d’opposition qu’il entretient avec les autres. Dans notre cas, le discours de l’écologisme n’aurait aucun sens s’il n’était pas en opposition avec le progrès — perfectibilité indéfinie de l’espèce humaine à travers la science et la technologie ( ensemble de techniques servant à automatiser un processus ) — et le capitalisme — système politique et économique reposant sur la propriété privée, notamment des moyens de production, le libre échange sur les marchés, la libre concurrence, la mondialisation et la libre circulation des marchandises, des capitaux, des services, des personnes, des techniques et de l’information.
Dès lors qu’une idéologie porteuse arrive à fédérer différentes idées et qu’elle parvient à identifier ce avec quoi elle sera en opposition, elle devient graduellement discours, une rhétorique en mesure de considérer, pour chaque question, ce qui peut être propre à persuader. Ce qui peut être propre à persuader relève de quatre processus : des événements marquants de moindre envergure que l’événement marquant initial, des publications, des think tanks, l’investissement médiatique.
Depuis l’explosion des deux bombes atomiques sur le Japon, les événements de moindre envergure n’ont pas tardé à se manifester. Les essais nucléaires menés par les superpuissances, la guerre du Vietnam — destruction par l’agent orange d’écosystèmes entiers —, les pétroliers échoués, les pipelines qui fuient, les émissions massives de CO2 par les industries, l’utilisation accrue des pesticides, le trou dans la couche d’ozone, l’augmentation de la pollution et des déchets, l’exploitation effrénée des ressources naturelles, seront tous des événements intégrés dans le discours de l’écologisme pour persuader ; ils deviennent la mémoire historique du discours.
Les publications, qu’elles soient le fait de ceux qui adhèrent au discours ou le fait de chercheurs et de scientifiques, deviennent, au fil du temps, le socle littéraire sur lequel se construit et s’appuie graduellement le discours pour persuader. Sans quelques publications phares, qui deviendront les textes fondateurs, il serait impossible d’assurer et d’articuler le discours. Par exemple, la publication, en 1962, du livre de Rachel Carson Silent Spring marquera la fondation de la littérature environnementaliste. Ici, ce n’est plus seulement l’arme atomique qui menace de détruire la vie, mais bien les pesticides qui ont exactement le même effet, mais sur le long terme.
En 1968, The Population Bomb, de Paul Ehrlich, truffé de catastrophes planétaires entrevues, sera un véritable succès — plus de trente rééditions, un million d’exemplaires vendus en l’espace de deux ans, pour un total cumulé de deux millions en 1974, surpassant et de loin l’ouvrage de Rachel Carson. Avec La bombe P, c’est la logique de l’alarmisme qui se met définitivement en place et qui n’aura de cesse de se réactualiser sous différentes formes jusqu’à aujourd’hui. Le documentaire An Inconvenient Truth de l’homme politique Al Gore et ceux de l’écologiste Yann Arthus Bertrand seront d’autres jalons qui viendront enrichir la littérature environnementaliste.
Au-delà de leur fonction de diffuseurs des valeurs proposées par l’idéologie fédératrice, les think tanks ont essentiellement pour mission de mettre en forme, de structurer et d’articuler le message. Dès le début de l’âge écologique, au milieu des années 1960, différents organismes veilleront à ce que ce travail soit réalisé avec diligence. Bien que mis sur pied en 1892, le Sierra Club, un organisme dédié à la protection des milieux naturels, s’insérera tout naturellement dans cette mouvance naissante.
Le Club de Rome, fondé en 1968, publie en 1972 son premier rapport intitulé Halte à la croissance ( The Limits to Growth ). C’est alors toute la notion du développement durable qui commence lentement à se formuler. Avec des organismes comme Greenpeace ( 1971 ), issu du mouvement antinucléaire Don’t Make a Wave, le World Wide Fund ( 1961 ), Sea Shepherd ( 1977 ), et bien d’autres, c’est toute une logique de la conscientisation à l’environnement dédiée au grand public qui se met en place à force de coups d’éclat et de campagnes de sensibilisation. Soutenue et alimentée par les différents courants de la contre-culture hippie, la mouvance écologiste trouvera rapidement un bassin de disciples prêts à défendre la cause.
Les médias, pour leur part, sont une incontournable courroie de transmission aux fins de diffusion des thèses d’une idéologie fédératrice. Toutefois, ils doivent être convaincus de l’intérêt du public pour les thèses qu’elle propose, c’est-à-dire qu’elles doivent être susceptibles de faire vendre la copie, de gagner en audimat et d’attirer la publicité ( selon l’ancien modèle des médias de masse ). Une fois convaincus de la portée sociale et financière des thèses d’une idéologie fédératrice, la logique propre aux médias s’active, c’est-à-dire qu’il se crée tout d’abord une unanimité sur le sujet dans presque tous les médias de masse. La surinformation à propos d’un thème doit ainsi devenir ce par quoi passe le message. Peu importe que le thème change avec le temps, l’idée directrice de marteler le message agit toujours. Depuis les années 1960, les médias sont ainsi passés de la pollution ( 1960 ), au trou dans la couche d’ozone ( 1970 ), au développement durable ( 1980 ), au gaz à effet de serre et au réchauffement climatique ( 1990 ), aux changements climatiques ( 2000 ), au dérèglement climatique ( 2014 ), à l’urgence climatique ( 2015 ), à l’effondrement climatique ( 2018 ). Dans chaque cas, les médias identifieront rapidement les coupables : l’activité humaine dans son ensemble, l’industrie, l’Occident, etc. Il y a donc, d’un côté, ceux qui dégradent l’environnement, et, de l’autre, ceux qui s’évertuent à sauver la planète. Comme le souligne Dominic Champagne, metteur en scène du Cirque du Soleil, devenu militant de la cause environnementale, le gouvernement « ne peut pas être propre d’une main et sale de l’autre main ».
Dès les débuts de la mise en place de cette logique discursive de la part des médias, différents points de vue seront présentés pour équilibrer les positions. Dans un premier temps, les pour et les contre seront soupesés mais, peu à peu, plus les tenants de l’idéologie fédératrice s’afficheront dans les médias et moins ceux-ci feront de place aussi bien aux faits qu’on oppose à cette idéologie qu’à la controverse scientifique. Autrement dit, plus le temps avance, plus le discours médiatique se verrouille.
Dans le cas de l’écologisme, les médias finiront par adopter une fin de non-recevoir à l’endroit des thèses qui lui sont opposées en brandissant l’argument que la science a désormais statué sur le sujet du réchauffement climatique. En 2015, le journaliste scientifique Yanick Villedieu, de Radio-Canada, déclare à l’émission Désautels le dimanche qu’à l’image « d’autres publications de vulgarisation scientifique, l’équipe des Années lumière a fait le choix de ne plus donner la parole aux climatosceptiques ». Comme le rappelle la journaliste Sophie-Andrée Blondin de Radio-Canada, au début des années 2000, « chaque fois qu’on parlait de climat, un rédacteur en chef nous demandait pourquoi nous n’avions pas parlé à un climatosceptique [ … ]. Pas parce qu’on ne croyait pas aux changements, mais par souci d’équilibre. Cette période est maintenant révolue. »
Il est on ne peut plus clair que le temps des débats est terminé. Pourquoi entendre un climatosceptique s’il y a consensus à propos des changements climatiques ? Le 2 juin 2019, Radio-Canada publiait d’ailleurs un article dont le résumé ne laisse aucun doute sur le point où nous en sommes. Désormais, tout événement climatique est systématiquement lié au dérèglement climatique, l’urgence climatique s’impose, l’effondrement climatique n’est qu’une question de temps : « La terre disparaît sous leurs pieds. Le vent emporte leurs maisons. Les eaux inondent leurs champs. Au Bangladesh, des millions de personnes sont contraintes à la migration en raison du dérèglement climatique. [ … ] Alors qu’au Canada les impacts du dérèglement du climat semblent parfois appartenir à un avenir lointain, là-bas, ils laissent déjà de profondes cicatrices. »
En France, le lundi 6 mai 2019, Claire Nouvian, pro-environnement avouée, candidate aux élections européennes sur la liste PS-Place publique, est l’invitée de L’Heure des pros, une émission de débat animée par Pascal Praud sur CNews. Sur le plateau se trouve aussi, notamment, l’éditorialiste du magazine conservateur Causeur, Elisabeth Lévy. Le thème proposé...